Valentin Krasnogorov

 

 

 

 

 

 

 

Visite d’une jeune dame

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Pièce en un acte

 

 

Traduit du russe par Daniel Mérino

 

 

ATTENTION ! Tous les droits d’auteur de la pièce sont protégés par les lois de la Russie, le droit international et appartiennent à l’auteur. Il est interdit d’éditer et rééditer, de reproduire, de jouer en public, de mettre sur Internet des représentations de la pièce, toute adaptation cinématographique, toute traduction en langue étrangère, d’apporter des modifications au texte de la pièce lorsqu’elle est mise en scène (y compris une modification du titre) sans autorisation écrite de l’auteur.

 

 

Contacts :

Valentin Krasnogorov

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Daniel Mérino

merinorus@gmail.com

 

 

 

 

© Valentin Krasnogorov


 

 

À propos de l'auteur

Le nom de Valentin Krasnogorov est bien connu des amateurs de théâtre en Russie et dans de nombreux pays. Ses pièces “Chambre de la mariée”, “Chien”, “Passions chevaleresques”, “Les charmes de la trahison”, “L’amour à perte de mémoire”, “Aujourd’hui ou jamais”, “Allons faire l’amour !”, “Les rendez-vous du mercredi”, “Sa liste à la Don Juan”, “Leçon cruelle”, “Rencontre facile”, “Les trois beautés”, et d’autres encore, mises en scène dans plus de 400 théâtres, ont été chaleureusement accueillies par les critiques et les spectateurs. Le livre de l’écrivain Fondamentaux de la dramaturgie. Théorie, technique et pratique du théâtre " sur l’essence du drame comme genre de la littérature a mérité les éloges de personnalités en vue du théâtre. Des réalisateurs exceptionnels, tels que Gueorgui Tovstonogov, Lev Dodine et Roman Viktiuk ont travaillé sur la mise en scène de certaines de ses pièces. 

Valentin Krasnogorov, docteur ès sciences techniques, est l’auteur de monographies et d’articles dans les domaines de sa spécialité. Qu’il s’adonne au genre dramatique témoigne de ce qu’il a quelque chose à dire avec ses pièces. C’est avec la même habileté, qu’il crée des pièces en un ou plusieurs actes dans des genres divers : comédie, drame, tragédie. La tension et les conflits de ses pièces trouvent leur résolution dans des dialogues animés et une action rapide. L’auteur utilise des situations paradoxales et des intrigues inhabituelles pour entraîner les lecteurs et les spectateurs dans des mondes créés par son imagination. Satire acérée, sens de l’humour subtil, grotesque, absurdité, lyrisme, art de saisir dans ses profondeurs la nature humaine, telles sont les principales caractéristiques des œuvres de Krasnogorov.

Les pièces du dramaturge sont fermement ancrées dans le répertoire des théâtres, passant le cap de centaines de représentations. Les critiques soulignent que “les pièces de Krasnogorov traversent facilement les frontières” et qu’elles appartiennent aux meilleures pièces modernes”. Nombre d’entre elles sont traduites, mises en scène dans les théâtres, radiodiffusées, adaptées pour la télévision dans divers pays (Australie, Albanie, Angleterre, Bulgarie, Allemagne, Inde, Chypre, Mongolie, Pologne, Roumanie, Slovaquie, Etats-Unis, Finlande, Monténégro, République tchèque). L’auteur a remporté plusieurs prix dans des festivals de théâtre à l’étranger, notamment le “Prix du meilleur drame” et le “Prix du spectateur”. 

Valentin Krasnogorov est également écrivain et publiciste, auteur d’articles sur le théâtre et la dramaturgie, auteur de nouvelles, d’histoires brèves et d’essais publiés dans diverses publications.

Valentin Krasnogorov est membre de l’Union des écrivains et de l’Union des gens du théâtre de Russie, lauréat du prix Volodine. Il a fondé la Guilde des dramaturges de Saint-Pétersbourg et est l’un des fondateurs de la Guilde de Russie. Sa biographie figure dans de prestigieux ouvrages de référence du monde : “Who’s Who in the World” (USA), “International Who’s Who in the Intellectuals” (Angleterre, Cambridge), etc.

 

À propos du traducteur

Daniel Mérino est né au milieu des années 50 dans le département des Pyrénées Orientales, en France. Il a étudié la langue russe au lycée de Perpignan avec un remarquable professeur, Charles Weinstein, et à l’université d’Aix-en-Provence, période, durant laquelle il fit des stages de longue durée à Moscou et à Voronèje. Il deviendra instituteur et enseignera pendant près de sept ans la langue française à des élèves en difficulté ou des élèves non francophones. Il passera ensuite le concours interne du CAPES de russe et fera une carrière de professeur de russe, au lycée Paul Cézanne d’Aix-en-Provence. 

Abordant des auteurs russes, Tchékhov notamment, Daniel Mérino se plonge dans le texte original, retraduisant le texte du personnage qu’il joue lui-même en scène.

En 2020, il lit une pièce de Valentin Krasnogorov, qu’il découvre sur le site internet de ce dernier, « RENCONTRE FACILE », et décide de la traduire. Puis l’envie de la mettre en scène devenant de plus en plus forte, il se décide à écrire à l’auteur pour obtenir l’autorisation de la mettre en scène. Ce moment fut le point de départ d’une collaboration fructueuse avec Valentin Krasnogorov, pour lequel Daniel Mérino a traduit d’autres pièces.

Outre le russe, Daniel Mérino a une connaissance assez poussée de l’espagnol et parle assez couramment le catalan. Il utilise aussi ses connaissances en latin pour traduire des textes philosophiques tels que l’Ethique de Spinoza.

À 35 ans, il découvre la scène théâtrale dans le cadre du théâtre amateur, dans le joli théâtre de Port-de-Bouc. La curiosité initiale se transforme, au fil des ans et des rôles, en une forme d’amour pour cet art.

En 1998 il crée avec deux amis le groupe théâtral Atelier 20_21, qu’il dirige. Principalement acteur, il met aussi en scène, notamment « L’INCONNUE DU BANC », texte qu’il a lui-même écrit.

 


 

 

 

 

NOTE

Une jeune femme vient dans la maison de son amant pour voir de ses yeux l’épouse de ce dernier et évaluer la teneur de leur relation. Le dialogue des deux femmes tourne au duel non seulement de mots mais de pensées, ce qui oblige les comédiens à trouver de nouveaux moyens de faire exister les personnages sur la scène. Cette pièce fait partie d’un cycle de pièces à un acte dénommé « Les charmes de la trahison ». 2 rôles féminins, un intérieur.

 

AVANT-PROPOS

 

Dans cette pièce, de même que dans l’autre pièce du cycle « Les charmes de la trahison » : « Nous ne nous disputons jamais », l’on a largement recours à l’aparté. L’usage de l’aparté a été en usage dans les pièces de théâtre pendant quelques siècles, mais est devenu archaïque au siècle dernier. Toutefois, si on lui confère un sens nouveau et des formes nouvelles il peut résonner de façon très moderne, offrant de nouvelles possibilités au drame. Le sous-texte se dévoile, le dialogue n’est plus seulement un duel de mots mais aussi de pensées, ce qui oblige les comédiens à trouver de nouveaux moyens de faire exister les personnages sur la scène.

 

Personnages :

 

L’ÉPOUSE

LA VISITEUSE.

 


 

 

 

Le salon dans l’appartement de L’ÉPOUSE. Plusieurs portes donnent sur le salon. Du seuil de deux portes, les personnages peuvent voir (et si le metteur en scène le souhaite, les spectateurs également) la chambre et la cuisine. Une des portes conduit à l’entrée de l’appartement.

L’ÉPOUSE est seule, elle boit du thé, assise à la table. On sonne à l’entrée. L’ÉPOUSE, quelque peu étonnée, ne s’attendant pas, visiblement, à recevoir une visite, sort ouvrir la porte et revient avec LA VISITEUSE, une femme jeune, vêtue d’une robe toute pimpante.

 

LA VISITEUSE. Bonjour.

L’ÉPOUSE. (Perplexe.) Bonjour.

LA VISITEUSE. (Elle est un peu troublée.) Pardon pour cette intrusion inopinée… J’espère que je ne vous dérange pas trop ?

L’ÉPOUSE. Vous êtes ?

LA VISITEUSE. Agent d’assurances. J’étais à l’instant chez vos voisins, justement pour une question d’assurances, et j’ai pensé : et si je sonnais aux autres appartements, peut-être, y recruterai-je de nouveaux clients. Ma visite ne vous oblige à rien, je vous demanderai simplement d’écouter mes explications.

L’ÉPOUSE regarde attentivement et en silence LA VISITEUSE. Cette dernière sent monter une gêne à être ainsi fixée du regard.

Si le moment ne vous convient pas, je peux repasser une autre fois.

L’ÉPOUSE. (Après un silence relativement long.) Non, pourquoi donc ? Je peux vous consacrer un moment, maintenant même. Entrez.

 

Les femmes entrent dans la pièce. Pause.

 

LA VISITEUSE. (En aparté.) Je n’avais même pas espéré qu’elle me laisserait entrer.

L’ÉPOUSE. Asseyez-vous, je vous prie. (En aparté.) Faut-il qu’elle ait du culot pour oser venir ! (À voix haute.) Et donc, qu’avez-vous à me proposer ?

LA VISITEUSE. (Promenant son regard dans la pièce.) Je vois que vous avez un bel appartement. (En aparté.) L’appartement, en effet, n’est pas mal. On ne s’en défait pas sans regret. (À voix haute.) Il est assuré ?

L’ÉPOUSE. Non.

LA VISITEUSE. Pourquoi ? C’est que vous courez un grand risque.

L’ÉPOUSE. On n’y a pas encore pensé.

LA VISITEUSE. Et c’est un tort. Car des cambrioleurs peuvent s’introduire dans l’appartement, il peut brûler, subir des dégâts des eaux ou vous pouvez inonder vos voisins du dessous. Qui sait ce qui peut arriver ?

L’ÉPOUSE. Jusqu’à aujourd’hui, rien n’est arrivé.

LA VISITEUSE. (En aparté.) J’ai l’impression qu’elle ne se doute de rien. (À voix haute.) Les pépins peuvent nous arriver à chacun de nos pas et ils nous tombent dessus au moment le plus inattendu.

L’ÉPOUSE. (Très sérieusement.) C’est vrai. Même aujourd’hui, je ne m’y attendais pas.

LA VISITEUSE. Et donc, qu’en dites-vous ?

L’ÉPOUSE. Il y a des malheurs, contre lesquels on ne peut se prémunir.

LA VISITEUSE. (En aparté.) Que veut-elle dire par là ? (À voix haute.) L’assurance ne sauve pas du malheur, mais elle permet de le surmonter plus facilement. On peut rénover son appartement, compenser une perte, se permettre des soins coûteux pour recouvrer la santé.

L’ÉPOUSE. (En aparté.) Je serais curieuse de savoir si elle est vraiment agent d’assurances ou si elle simule simplement. Il faut que j’ouvre l’œil. (À voix haute.) Prenez place. Admettons que nous décidions de prendre une assurance. Quelle est la marche à suivre ?

LA VISITEUSE. Pour commencer, il faut faire l’état des lieux et une liste des objets de valeur.

L’ÉPOUSE. Ma foi, commençons, tout de suite, par ça.

LA VISITEUSE. Pardon, il me semble que vous étiez en train de boire du thé et que je vous ai interrompue. Finissez de le boire, moi j’attendrai quelque part dans un coin.

L’ÉPOUSE. Pourquoi dans un coin ? Vous allez m’accompagner.

LA VISITEUSE. Non, vraiment, ne vous dérangez pas…

L’ÉPOUSE. Ça ne me dérange pas du tout. Il suffit de rajouter une tasse, voilà tout. (Elle pose le service à thé sur la table.)

LA VISITEUSE. (En aparté.) Je ne m’attendais pas à ce que mon plan prenne une tournure aussi favorable. Il est parfaitement clair qu’elle ne se doute de rien.

L’ÉPOUSE. (En aparté.) Il faut reconnaître honnêtement qu’elle a du chien. Exactement ce qui plaît aux hommes. La coiffure, le petit tailleur, tout est impeccable. La chose s’annonce plus compliquée que je ne le pensais. (À voix haute.) Du miel ou de la confiture ?

LA VISITEUSE.  Rien, merci. D’habitude, je le bois sans sucre.

L’ÉPOUSE. (En aparté.) Elle fait le régime. Et elle fait bien. Elle a, hélas, une silhouette irréprochable. Et le visage aussi est beau. Peut-être un peu trop de maquillage. D’ordinaire, ce sont les femmes seules qui se maquillent comme ça.

LA VISITEUSE. (En aparté.) Bizarre. Il n’a pas d’autres mots pour la nommer que plaie, chienne, échalas, alors que c’est une femme tout à fait intéressante. Bon, sa coiffure n’est pas vraiment top et globalement elle pourrait avoir un peu plus soin d’elle. Au demeurant, en ce moment, elle est chez elle et elle n’a aucune raison de se faire une beauté. (À voix haute, sortant une tablette.) On peut boire le thé et s’occuper de notre affaire, en même temps. Combien avez-vous de pièces ?

L’ÉPOUSE. (En aparté.) Tu fais semblant de ne pas savoir. Je suis sûre que tu es déjà venue ici, et pas qu’une fois. (À voix haute.) Trois.

LA VISITEUSE. Vous souvenez-vous de la surface de chaque pièce et des autres locaux ?

L’ÉPOUSE. Non, bien sûr. Mais j’ai un plan de l’appartement, quelque part. (Elle sort le plan d’un tiroir et le remet à la Visiteuse.) Tout est là.

LA VISITEUSE. Très bien. (Elle examine le plan et prend des notes sur sa tablette.)

L’ÉPOUSE. (En aparté.) Elle étudie si scrupuleusement le plan, qu’on la croirait prête à vivre ici.

LA VISITEUSE. (Promenant le regard dans la pièce.) C’est, si je ne me trompe, le salon ? Il est très confortable. Vous avez très bon goût.

L’ÉPOUSE. Merci.

LA VISITEUSE. On peut jeter un coup d’œil sur les autres pièces ?

L’ÉPOUSE. (En aparté.) C’est bien pour ça que tu es venue, je crois. Eh bien, vas-y. (À voix haute.) Oui, bien sûr, je vous en prie.

LA VISITEUSE. (En aparté.) Quelle idiote ! Qu’est-ce qui m’a prise de me pointer ici ? Et maintenant, comment vais-je me sortir de là ? Heureusement, qu’elle ne se demande pas qui est cette femme qu’elle a laissé entrer. Sinon, elle ne m’aurait pas proposé du thé.

L’ÉPOUSE. (Elle conduit la Visiteuse jusqu’à la porte de la cuisine.) Commençons par la cuisine.

LA VISITEUSE. Pourquoi précisément par la cuisine ? Vous aimez cuisiner ?

L’ÉPOUSE. Naturellement. Quand on a une famille, un mari. (En aparté.) À dire la vérité, je n’aime pas cuisiner, mais elle n’est pas tenue de le savoir. (À voix haute.) Mais là n’est pas la chose. Je suis vieux jeu et je considère que la cuisine n’est pas simplement le lieu où l’on prépare les repas, mais c’est le centre de la maison. C’est précisément ici que la famille passe les meilleures heures, c’est précisément ici que se tiennent nos conversations anodines mais intimes.

LA VISITEUSE. (En souriant.) Dans la cuisine ? Pas dans la chambre ?

L’ÉPOUSE. (En souriant.) Dans la chambre se tiennent des conversations d’un autre genre. Qu’est-ce qui vous arrête ? Vous pouvez entrer, si vous voulez.

LA VISITEUSE. Une minute seulement. (Elle entre dans la cuisine.)

L’ÉPOUSE. (En aparté.) Elle est persuadée que je la prends pour un banal agent d’assurances, qui est entré ici par hasard. Mais elle ne sait pas que je les ai vus ensemble. Eh bien, je ne vais pas dissiper cette illusion.

LA VISITEUSE. (Revenant dans le salon.) La cuisine est très jolie. Spacieuse, bien équipée. Et très propre. Vous êtes une parfaite maîtresse de maison.

L’ÉPOUSE. Merci. (En aparté.) Or toi, bien sûr, tu aurais préféré voir la saleté, le bazar et un souillon.

LA VISITEUSE. (À voix haute.) Ce qu’il m’avait dit d’elle m’en avait fait voir une hystérique et une femme négligée, alors que c’est une femme cultivée et qui sait se tenir. Et, de plus, elle tient bien sa maison. Ma position est pire que ce que je croyais. (À voix haute.) Et qu’y a-t-il derrière cette porte, là ?

L’ÉPOUSE. La chambre de notre fille.

LA VISITEUSE. Quel âge a-t-elle ?

L’ÉPOUSE. (En aparté.) Elle fait semblant de ne pas savoir. (À voix haute, sur le ton d’une mère aimante.) Je peux vous montrer une photo. (Elle prend sa tablette.) Il y a là tout notre album de famille. Tenez, regardez.

LA VISITEUSE. Elle est adorable.

L’ÉPOUSE. Ne voulez-vous pas nous faire un contrat sur sa santé ? Nous l’aimons beaucoup. Mon mari, lui, à perdre la raison. Et puis, il est très famille, par nature.

LA VISITEUSE. (En aparté.) Quelque chose dans son comportement ne me plaît pas. Elle est un peu trop loquace et aimable. Saurait-elle qui je suis ? Mais pourquoi, alors, ne m’a-t-elle pas éconduite tout de suite ?

L’ÉPOUSE. (En aparté.) Il n’est pas du tout famille, quant à sa fille, depuis qu’elle a grandi et qu’elle a cessé d’être un jouet intéressant, il ne s’en occupe pas du tout. (À voix haute.) Et ici, notre fille a deux ans.

LA VISITEUSE. Charmante.

L’ÉPOUSE. Tenez, tant qu’on y est, voici nos photographies du mariage. Regardez : c’est notre premier baiser, après la cérémonie.

LA VISITEUSE. (D’une voix étranglée.) Charmant.

L’ÉPOUSE.  Et ici, sur l’escalier, mon fiancé, mon actuel mari, me porte dans ses bras jusqu’à la voiture. Nous sommes partis directement en voyage de noce.

LA VISITEUSE. Charmant. (En aparté.) Je me sens stupide et honteuse ! Et comme cela fait mal ! Et tout cela parce que j’ai eu une envie irrépressible de la voir de mes propres yeux, ainsi que leur vie. Maudite curiosité féminine. Maintenant, récoltes-en les fruits.

L’ÉPOUSE. Nous avons passé notre lune de miel en Italie. (Elle montre une photographie.) C’est nous, à Naples. (Posant la tablette.) Les années ont passé, mais j’ai le sentiment que notre lune de miel se poursuit encore.

LA VISITEUSE. (En aparté.) À présent, je suis sûre qu’elle sait. Autrement, elle ne se serait pas mise à dresser devant moi le tableau de son bonheur domestique.

L’ÉPOUSE. Mais revenons à notre affaire. Allez-vous assurer la santé de notre fille ?

LA VISITEUSE. Non, je suis spécialisée seulement dans l’immobilier. Mais, si vous y tenez, je peux vous recommander un autre agent.

L’ÉPOUSE. Non, merci, ce n’est pas la peine. (Négligemment.) Mon mari, je crois, a déjà dans ses connaissances une femme agent d’assurances.

LA VISITEUSE. (En aparté.) C’est une allusion : elle sait qui je suis. Quelqu’un aura dû l’informer. Le monde ne manque pas de bonnes âmes et toutes sont heureuses de mettre leur grain de sel et de nuire. À moins qu’elle ne m’ait vue quelque part avec lui ? Je serais curieuse de savoir à quel moment elle a eu vent de mon existence.

L’ÉPOUSE. (En aparté.) Il y a bien longtemps que j’ai eu vent de ton existence, bien avant que je ne vous voie ensemble et que de bonnes âmes m’aient parlé de vous. Et tu sais quand ?  Lorsque, tout à coup, il s’est attardé à son travail, lorsque, bizarrement, sont apparus des rendez-vous et des réunions, qu’il n’avait pas avant, lorsqu’il a commencé à s’ennuyer à la maison, lorsque, pour téléphoner, il s’éloignait dans une autre pièce, lorsqu’il est devenu prévenant avec moi, le jour, et froid, la nuit…  Tu es attirante, ça ne fait pas de doute.

LA VISITEUSE. (En aparté.) Tu m’examines, comme du linge dans une boutique. Sans doute, suis-je pour toi vulgaire, sans-gêne, trop haute en couleur. Quand bien même, c’est mieux que d’être, comme toi, une minable souris grise. (À voix haute.) Et vous la connaissez ?

L’ÉPOUSE. Qui ?

LA VISITEUSE. Cette… cet agent d’assurances.

L’ÉPOUSE. Seulement, pour en avoir entendu parler. (En aparté.) Et à présent, pour l’avoir entendue parler. (À voix haute.) Pourquoi devrais-je la connaître ?

LA VISITEUSE. (Souriant.) Les gens que votre mari connaît ne vous intéressent pas ?

L’ÉPOUSE. Pas le moins du monde.

LA VISITEUSE. (En aparté.) Ce ton dédaigneux cache en réalité de la peur et de la curiosité. Tu te poses, maintenant, l’éternelle question : „ Qu’est-ce qu’il lui trouve ? “ (À voix haute, sur le ton de la plaisanterie.) Mais, ne craignez-vous pas que, tout à coup, il s’éprenne de quelqu’un ?

L’ÉPOUSE. Non, je n’ai aucune crainte de ce côté-là. Les petites aventures ne détruisent pas un mariage, elles le renforcent.

LA VISITEUSE. Vous considérez qu’il ne peut pas tomber amoureux pour de bon ?

L’ÉPOUSE. Il peut. Mais l’amour, ça va, ça vient, tandis qu’une épouse ça reste. (En aparté.) Elle croyait, visiblement, que tout était déjà joué et que demain il me quitterait. Et puis quoi encore ?

LA VISITEUSE. (En aparté.) Je crois que mes chances sont nulles. Il ne sortira pas vivant de ses griffes. (À voix haute.) Une épouse ne reste pas toujours épouse. D’après les statistiques, la moitié des mariages s’achèvent par un divorce.

L’ÉPOUSE. (En aparté.) Elle a raison. Je sais moi-même que notre mariage ne tient qu’à un fil. (À voix haut, en souriant.) Cela ne risque pas de nous arriver. Nous serons dans l’autre moitié.

LA VISITEUSE. Et dans cette moitié restante, les deux tiers des mariages sont des mariages malheureux.

L’ÉPOUSE. C’est ce que vous pensez ?

LA VISITEUSE. Pas moi. Les statistiques.

L’ÉPOUSE. Ces statistiques-là ne m’impressionnent pas. Nous sommes mariés depuis quinze ans.

LA VISITEUSE. (En aparté.) Justement, il n’en faut pas plus pour se dégoûter l’un de l’autre. C’est le bon moment pour se séparer.

L’ÉPOUSE. (En aparté.)  J’ai l’impression qu’elle a compris que j’ai percé son jeu et elle essaie de me vexer. Elle peut toujours courir. J’aimerais savoir pourquoi, en fin de compte, elle s’est rappliquée ici. Pour exiger que je lui donne mon mari ? Ou bien simplement pour voir de ses propres yeux la forteresse de l’ennemie ? Mon homme n’a vraisemblablement pas voulu l’amener ici, et elle a décidé de repérer elle-même les lieux. C’est à vérifier. (À voix haute.) Et maintenant, je vais vous montrer la chambre. (En aparté.) Et du même coup, je verrai à la tête qu’elle fera si elle a déjà été ici, ou non. (Elle ouvre la porte qui donne sur la chambre.) Voilà, vous pouvez regarder.

LA VISITEUSE. (Elle ne peut détacher le regard de la chambre. Elle a un sourire contraint.) La chambre est délicieuse.

L’ÉPOUSE. (En aparté.) À en juger par son sourire crispé, elle n’est jamais venue ici. Ce n’est pas grand-chose, mais c’est une consolation. Sinon, mon propre lit me serait devenu repoussant. Ou simule-t-elle avec art ? (À voix haute.) Nous avons ici des tableaux qui frisent l’indécence. Vous les voyez, là-bas, au-dessus du lit ? Je vous en prie, n’y prêtez pas attention. Mon mari voulait simplement introduire dans la chambre un soupçon d’érotisme.

LA VISITEUSE. (En aparté.)  Visiblement, tu n’es plus toi-même en mesure de l’exciter, s’il faut accrocher des tableaux.

L’ÉPOUSE. Les meubles, je crois, viennent d’Italie. Le lit est large et confortable. Et très cher. Notez-le dans votre descriptif.

LA VISITEUSE. Pas besoin de noter, je retiens tout. (En aparté.) Elle fait exprès de m’envoyer pique après pique. En aucun cas, ne laisser paraître mes sentiments. Sourire, continuellement sourire. (À voix haute et avec le sourire.) Les meubles sont splendides.

L’ÉPOUSE. Oui, ils nous plaisent beaucoup, aussi. Mon mari les a choisis avec le plus grand soin. Il voulait qu’il y ait ici un cadre intime et beau. Vous comprenez bien, en tant que femme, que la chambre ne joue pas, dans une vie de couple, le dernier rôle. 

LA VISITEUSE. (À voix haute.) Bien entendu. Je comprends tout à fait. (En aparté.) Encore une pique. (À voix haute.) Vous les estimez à combien ?

L’ÉPOUSE. Je ne sais pas, c’est mon mari, n’est-ce pas, qui les a achetés. Je le lui demanderai et je vous en informerai. Vous me laisserez, bien sûr, votre numéro de téléphone ?

LA VISITEUSE. (En aparté.) Tu es une garce sensée et calculatrice. (À voix haute.) Ne vous donnez pas cette peine, je vous téléphonerai moi-même.

L’ÉPOUSE. Merci. Mais pourquoi ne buvez-vous pas de thé ? Laissez-moi vous servir. Plutôt fort ou léger ?

LA VISITEUSE. Je vous remercie, je le préfère plutôt léger. Le thé fort a des effets négatifs sur le sommeil.

L’ÉPOUSE. En ce qui me concerne, je dors comme un bébé.

LA VISITEUSE. (En aparté.) D’où les poches sous les yeux et le tube de somnifère qui traîne dans la chambre. Et tout cela parce que tu as cessé d’être femme pour devenir couveuse.

L’ÉPOUSE. (En aparté.) Oui, je suis devenue couveuse, ce qui m’a fait femme. Alors que jusque là je n’étais ou qu’une gamine stupide ou qu’une femelle futile. Comme toi maintenant. Toi qui méprises les couveuses, ne cherches donc tu pas à avoir ton propre nid ? N’est-ce donc pas avec cela que tu le serines dans le lit ?

LA VISITEUSE. (En aparté.) Dans le lit, en plus de cela, nous avons de quoi nous parler. C’est avec toi qu’il se couche pour dormir, alors qu’avec moi, c’est pour aimer.

L’ÉPOUSE. (En aparté, avec un sourire coincé.) ‶Aimer″… Et alors, c’est un homme. Il a simplement envie de changement, et c’est tout.

VISITEUSE. (Ayant repris le plan.) La chambre, je l’ai prise en compte. Le salon aussi. Je vois que vous avez un balcon ?

L’ÉPOUSE. Oui. Il donne sur le parc.

LA VISITEUSE. La vue est magnifique. (Avec un soupir.) Vous avez un bel appartement. Je ferai le point et vous communiquerai la somme.

L’ÉPOUSE. Oui, l’appartement est beau, mais il ne nous est pas tombé du ciel. Mon mari a dû sacrifier de son temps et de sa peine pour pouvoir l’acheter. Aussi est-il heureux, à présent, et il dit qu’il n’échangerait pas cet appartement contre aucun autre.

LA VISITEUSE. (En aparté.) Ce n’est plus une allusion, mais une citation textuelle. J’en prends note.

L’ÉPOUSE. (En aparté.) Tiens, tiens, notre demoiselle a pris une mine chagrine. Elle n’avait pas escompté qu’il n’est pas difficile de quitter sa femme, mais par contre l’appartement…

LA VISITEUSE. Il est au nom de qui ? de vous ou de votre mari ?

L’ÉPOUSE. L’appartement ? Quelle importance ? Tous nos biens sont communs. Pourquoi cette question ?

LA VISITEUSE. La compagnie d’assurances doit savoir à qui verser un dédommagement en cas de tremblement de terre, d’inondation, de vol, de divorce et j’en passe.

L’ÉPOUSE. Je vous le redis, tous nos biens sont communs. (En aparté.) Il faudra vérifier ce point auprès d’un avocat.

LA VISITEUSE. (En aparté.) Elle veut à tout prix montrer que sa maison est sa forteresse et qu’on ne peut ni en aucune façon la détruire ni en aucune façon y entrer. Qu’est-ce qui dans tout ça est vrai, et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Je crois plutôt que les contrevérités l’emportent. Si elle avait été sûre d’elle, il y a longtemps qu’elle m’aurait chassée ou qu’elle ne m’aurait tout simplement pas laissée entrer.

L’ÉPOUSE. Vous n’avez pas goûté au thé. Un petit verre de cognac, peut-être ?

LA VISITEUSE. Non, merci. Je ne bois pas.

L’ÉPOUSE. Je sors quand même la bouteille. (Elle pose une bouteille et des verres sur la table.) Et que peut-on assurer d’autre dans un appartement, à part les meubles ?

LA VISITEUSE. Les objets de valeur.

L’ÉPOUSE. Quoi, par exemple ?

LA VISITEUSE. Eh bien, les objets en porcelaine, de cristal, en or, les tableaux…

L’ÉPOUSE. Nous n’avons rien de tel.

LA VISITEUSE. Et les tableaux qui sont dans la chambre ?

L’ÉPOUSE. Ils n’ont pas de valeur particulière.

LA VISITEUSE. On assure aussi les bons téléviseurs, les ordinateurs, les manteaux en peau de vison…

L’ÉPOUSE. Je n’ai pas de fourrure. Mais j’ai une lingerie très chère. (Elle sort sa lingerie de l’armoire.) Tenez, regardez. C’est un ensemble sexy : soutien-gorge, culotte et chemise de nuit. Il est beau, non ? Mon mari l’a rapporté d’Italie

LA VISITEUSE. Très beau. Et très cher. (En aparté.) À moi, il n’a rien rapporté d’Italie. C’est bien un homme : tout pour la maison et que rien n’en sorte.

L’ÉPOUSE. Mon mari, d’une façon générale, aime faire des cadeaux.

LA VISITEUSE. (En aparté.) Je ne dirais pas ça. (À voix haute.) Souvent, les maris font des cadeaux à leur femme, lorsqu’ils ont quelque chose à se reprocher.

L’ÉPOUSE. Qu’ils se reprochent ce qu’ils veulent, pourvu qu’ils fassent des cadeaux. Combien peut coûter cette parure ?

LA VISITEUSE. La lingerie n’est évaluée que si elle n’a pas été portée. L’avez-vous portée, ne serait-ce qu’une fois ?

L’ÉPOUSE. Bien entendu. Et plus d’une fois. Mon mari aime que je la mette. Quoiqu’il me prie aussitôt de vite l’enlever. Je n’ai pas besoin de vous expliquer…

LA VISITEUSE. (En aparté.) Elle se fiche tout simplement de moi, c’est évident.

L’ÉPOUSE. J’ai aussi quelques objets de valeur. Quelques bijoux en or, des diamants…

LA VISITEUSE. Cadeaux de votre mari, naturellement ?

L’ÉPOUSE. Voyons, pas de mes amants, tout de même. Et puis, ce n’est pas eux qui se fendent !

LA VISITEUSE. C’est bien vrai.

L’ÉPOUSE. Les bijoux aussi nous les assurons ?

LA VISITEUSE. Vous les portez ou vous les conservez dans un coffre ?

L’ÉPOUSE. Je les porte, bien sûr. Mon mari ne me les a pas offerts pour que je les cache. Il aime que je sois belle en société.

LA VISITEUSE. Les bijoux que l’on porte ne sont pas assurés. Je vois que vous avez un mari formidable.

L’ÉPOUSE. Je n’ai pas à me plaindre. Êtes-vous mariée ?

LA VISITEUSE. Moi ?... Bien sûr… On peut dire que oui.

L’ÉPOUSE. Mais peut-on dire aussi, que non ?

LA VISITEUSE. On peut dire aussi, que non.

L’ÉPOUSE. (En aparté.) Dommage. Donc, il lui faut un mari. Le sien ou celui d’une autre, mais un mari. (À voix haute.) Eh bien, "oui" ou "non" ?

LA VISITEUSE. J’ai un petit ami. C’est comme un mari.

L’ÉPOUSE. Comme votre mari ou le mari d’une autre ?

LA VISITEUSE. Il serait plus juste de dire, pour l’instant, notre mari.

L’ÉPOUSE. Notre ?

LA VISITEUSE. À sa femme et à moi.

L’ÉPOUSE. C’est bien compliqué.

LA VISITEUSE. La vie, d’une manière générale, est très compliquée.

L’ÉPOUSE. Puisque vous ne buvez pas de thé, je range les tasses, pendant que vous remplissez le dossier.

 LA VISITEUSE. Oui, bien sûr. (En aparté.) L’épouse légitime, la belle affaire ! Il n’y a pas de quoi pavoiser. Si j’avais voulu, je me serais mariée depuis longtemps.

L’ÉPOUSE. (En aparté.) Et moi j’aurais pu me prendre un amant depuis longtemps. Je me pointerais aux rendez-vous, libre de tous soucis journaliers, douce, enflammée, légèrement voilée de mystère, ainsi que toi, et je m’imaginerais être mieux que l’épouse.

LA VISITEUSE. (En aparté.) Raconte ce que tu veux, de toute façon tu es ses jours ouvrables, moi, je suis ses jours de fête.

L’ÉPOUSE. (En aparté.) Tu m’envies, tout simplement. Finalement, qu’avez-vous en commun ? Le lit, c’est tout. C’est trop peu, et tu le sais. C’est un quart d’heure par semaine. C’est peut-être la fête, mais ce sont les jours ouvrables qui font vivre. Il y a aussi le travail, le quotidien, l’appartement, les enfants, les parents, l’argent, les objets, les projets, l’avenir, le passé, et nous partageons tout. Alors que vous n’avez rien.

LA VISITEUSE. (En aparté.) Tu as oublié d’ajouter "les chaînes communes, la laisse commune, le joug commun, l’auge commune".

L’ÉPOUSE. (En aparté.) Une laisse commune est aussi un lien. Mais toi tu es une distraction, et non pas un jour de fête. Une maîtresse, ce n’est pas un dîner aux chandelles, au restaurant, mais une partie de jambes en l’air, aussi hâtive qu’exceptionnelle, dans des appartements impersonnels ou dans des chambres d’hôtels pas chers louées à l’heure.

 LA VISITEUSE. (En aparté.) Nos rencontres sont peut-être rares, aussi nous donnent-elles d’autant plus de bonheur.

L’ÉPOUSE. (En aparté.) Le bonheur qui contient du poison, ce n’est pas du bonheur. De même, le bonheur construit sur le mensonge n’est pas du bonheur. Et le bonheur construit sur le malheur des autres, ce n’est pas du bonheur.

LA VISITEUSE. (En aparté.) Visiblement, le bonheur pour toi, c’est de vivre avec un mari qui ne t’aime pas. Je te plains.

L’ÉPOUSE. (En aparté.) Plains-toi, plutôt. Est-il heureux avec toi ? Heureux ? Et toi, es-tu heureuse ? Ne te mens pas à toi-même. Vois-tu, ce n’est pas toi qui portes son nom, ce ne sont pas tes enfants qui l’appellent papa. C’est notre maison, pas la tienne que ses amis fréquentent.

 LA VISITEUSE. (En aparté.) J’ai compris soudain, que, bien que nous nous fréquentions depuis tout ce temps, je ne sais rien de lui. J’ai droit à deux-trois heures par semaine et tout le reste du temps, il vit sans moi, et cette vie-là, je n’y ai pas accès.

L’ÉPOUSE. (En aparté.) Et il n’a aucune raison d’être nerveux quand je le prends par le bras, de regarder en secret la montre quand il est au lit avec moi, et de se retourner l’air apeuré quand il marche avec moi dans la rue.

LA VISITEUSE. (En aparté.) Certes, tu marches dans la rue avec lui, mais à ce moment-là c’est à moi qu’il pense.

L’ÉPOUSE. (En aparté.) Je suis sûre qu’il en a assez de toi, et qu’il ne te quitte pas rien que par pitié. Car c’est un homme bien.

 LA VISITEUSE. (En aparté.) Je suis sûre, qu’il en a assez de toi, et qu’il ne te quitte pas rien que par pitié. Car c’est un homme bien.

L’ÉPOUSE. (À voix haute.) Pardon, j’étais partie dans mes pensées. Bien que vous n’ayez pas dit oui, je vous sers une larme de cognac. (Elle verse le cognac dans les verres.)

LA VISITEUSE. (En aparté.) Quelle assurance… Il m’aime, il n’y a pas à en douter. Mais il l’aime, elle aussi. Ou peut-être, pas forcément elle, mais la maison, le train-train quotidien, les principes moraux. Il a des raisons de s’ennuyer ici, mais c’est douillet. Non, il ne la quittera jamais. Je peux mettre une croix là-dessus. (À voix haute.) Finalement, je veux bien boire. (Elle boit le cognac. L’épouse ne touche pas à son verre.) Et vous, pourquoi ne buvez-vous pas ?

L’ÉPOUSE. Je vous aurais volontiers accompagnée, mais je ne peux pas.

 LA VISITEUSE. Pourquoi ?

L’ÉPOUSE. Je suis enceinte.

LA VISITEUSE. (En aparté.) C’est quoi ça encore ?

L’ÉPOUSE. (En aparté.) Elle a blêmi.

 LA VISITEUSE. (En aparté.) Elle ment, bien sûr. Du reste, qui sait… (À voix haute.) Je vous félicite. Vous attendez un garçon ou une fille ?

L’ÉPOUSE. Nous ne savons pas encore. Mon mari veut très fort un garçon. Il a dit qu’il ne s’arrêterait pas avant que nous n’ayons un garçon.

LA VISITEUSE. (Serrant les dents.) Espérons qu’il ne s’arrêtera pas non plus après.

L’ÉPOUSE. (Dans un sourire radieux.) Je l’espère aussi.

 LA VISITEUSE. (En aparté.) Je me réjouissais de ce qu’elle m’ait laissée si facilement entrer, mais maintenant je comprends, elle l’a fait pour me piétiner.

L’ÉPOUSE. (En aparté.) Elle saura comment se présenter au domicile de l’épouse légitime. (À voix haute) Encore un verre ?

LA VISITEUSE. Versez. Deux, même. (Elle boit encore l’un après l’autre deux verres.)

L’ÉPOUSE. (En aparté.) Ne serait-elle pas alcoolique, en plus ?

 LA VISITEUSE. (En aparté.) Elle essuie tout simplement ses pieds sur moi. Elle me fait un flan avec l’amour de son mari, bien qu’elle sache que je couche avec lui. Elle profite de ce que je ne peux pas rétorquer. Et si je lui balançais tout, franco, et dans le menu détail ? Ce ne sont pas les anecdotes qui me manquent. Nous verrons alors de quel sourire elle s’armera.

L’ÉPOUSE. (En aparté.) Veillons à ne pas la pousser à bout. Elle pourrait disjoncter et faire un scandale et lancer un ultimatum à mon mari : "ou bien c’est moi, ou bien c’est elle". Et qui sait par quoi cela se terminerait. (À voix haute) Je crois que je vais ranger le cognac. Ça n’est pas recommandé pendant le travail, n’est-ce pas ?

LA VISITEUSE. Effectivement. (Avalant à la hâte le contenu du verre qu’elle tenait et rendant celui-ci à contrecœur. En aparté.) Il faut que je me ressaisisse, sans quoi qui sait par quoi cela se terminera.

L’ÉPOUSE. (En aparté.) Pour l’instant, rien n’a été prononcé de vive voix, il ne s’est rien passé. Nous discutons de l’assurance de l’appartement, et de rien d’autre. L’important, c’est de ne pas commencer à essayer avec elle de tirer au clair nos relations et de ne pas la laisser faire ça. Sinon, je risque de tout perdre.

 LA VISITEUSE. (En aparté.) L’important, c’est de ne pas commencer à essayer avec elle de tirer au clair nos relations et de ne pas la laisser faire ça. Sinon, je risque de tout perdre.

L’ÉPOUSE. (En aparté.) Il vaut mieux que je lui fasse comprendre qu’elle doit partir, avant que les choses ne s’enveniment.  (À voix haute.) Peut-être, maintenant que nous avons vu tous les points, pouvons-nous tout de suite assurer l’appartement ?

LA VISITEUSE. Vous pouvez régler tout de suite ?

L’ÉPOUSE. Pourquoi pas ? Mon mari sera là d’ici quelques minutes, nous discuterons avec lui des conditions et il vous règlera.

 LA VISITEUSE. (Troublée.) Votre mari ? Mais ne doit-il pas être à son travail en ce moment ?

L’ÉPOUSE. Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? Sauriez-vous quel travail fait mon mari ?

LA VISITEUSE. Non, mais… (Elle ferme sa tablette.) Malheureusement, je suis pressée. Et cela ne se fait pas aussi vite. Je dois faire le descriptif selon les formes, faire un devis… De plus, je n’ai pas sur moi les formulaires de polices d’assurance.

L’ÉPOUSE. (En aparté.) Je m’en doutais. (À voix haute.) C’est très dommage.

 LA VISITEUSE. Je repasserai sans faute. (En aparté.) Donc là, il va revenir dans sa cage, va s’y languir tout en pensant à moi. Quel dommage ! Nous deux, ça aurait pu être différent.

L’ÉPOUSE. (En aparté.) "Différent" ? Ça aurait été pareil ou même pire. Tu te trompes, si tu penses que la maîtresse est la poésie de la vie et l’épouse la prose. Mais même s’il en est ainsi, sais-tu que la poésie tourne bien vite à la prose ? On ne fait pas un mariage avec les seuls bouillons des passions, il ne tiendrait pas longtemps. Un mariage passionné est quelque chose d’anormal.

LA VISITEUSE. (Rangeant sa tablette dans son sac.) Je crois que je vais y aller. (En aparté.) Pour être honnête, tu as raison. : je t’envie. Avec toi, il partage les chagrins et les joies, alors qu’il se divertit simplement, hors de chez lui, avec moi. Et je n’ai pas à t’en vouloir. C’est plutôt moi qui suis coupable devant toi.

L’ÉPOUSE. (En aparté.) Je t’envie, effectivement. Il vit avec moi, mais c’est toi qu’il aime. Et je suis, sûrement, moi-même fautive. Pourquoi devrais-je t’en vouloir ?

LA VISITEUSE. (En aparté.) Et il ne peut pas du tout faire le choix. Visiblement, il ne peut pas se satisfaire simplement de l’une de nous pour être heureux. Peut-être, le plus raisonnable, pour moi, est-il de continuer à rester une des deux moitiés de son bonheur ?

L’ÉPOUSE. Visiblement, il ne peut pas se satisfaire simplement de l’une de nous pour être heureux. Peut-être, le plus raisonnable, pour moi, est-il de continuer à rester une des deux moitiés de son bonheur ?

LA VISITEUSE. (En aparté.) Je ne t’en veux pas. Mais pas question de se serrer la main. (À voix haute.) Adieu.

L’ÉPOUSE. (En aparté.) Je ne t’en veux pas. Mais pas question de se serrer la main. (À voix haute.) Adieu.

 

FIN