Valentin Krasnogorov
RENCONTRE FACILE
Легкое знакомство
La pièce en deux actes
Traduction Daniel Mérino
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par les lois de la Russie, le droit international et appartiennent à
l’auteur. Il est interdit d’éditer et
rééditer, de reproduire, de jouer en public, de mettre sur
Internet des représentations de la pièce, toute adaptation
cinématographique, toute traduction en langue étrangère,
d’apporter des modifications au texte de la pièce
lorsqu’elle est mise en scène (y compris une modification du
titre) sans autorisation écrite de l’auteur.
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Daniel
Mérino
© Valentin Krasnogorov
À propos de l'auteur
Le nom de Valentin Krasnogorov est bien connu des amateurs de
théâtre en Russie et dans de nombreux pays. Ses pièces
“Chambre de la mariée”, “Chien”, “Passions
chevaleresques”, “Les charmes de la trahison”,
“L’amour à perte de mémoire”,
“Aujourd’hui ou jamais”, “Allons faire l’amour
!”, “Les rendez-vous du mercredi”, “Sa liste à
la Don Juan”, “Leçon cruelle”, “Rencontre
facile”, “Les trois beautés”, et d’autres
encore, mises en scène dans plus de 500 théâtres, ont
été chaleureusement accueillies par les critiques et les
spectateurs. Le livre de l’écrivain “ Fondamentaux de la dramaturgie.
Théorie, technique et pratique du théâtre "
sur l’essence du drame comme
genre de la littérature a mérité les éloges de
personnalités en vue du théâtre. Des réalisateurs
exceptionnels, tels que Gueorgui Tovstonogov, Lev Dodine et Roman Viktiuk ont
travaillé sur la mise en scène de certaines de ses pièces.
Valentin Krasnogorov, docteur ès sciences techniques, est
l’auteur de monographies et d’articles dans les domaines de sa
spécialité. Qu’il s’adonne au genre dramatique
témoigne de ce qu’il a quelque chose à dire avec ses
pièces. C’est avec la même habileté, qu’il
crée des pièces en un ou plusieurs actes dans des genres divers :
comédie, drame, tragédie. La tension et les conflits de ses
pièces trouvent leur résolution dans des dialogues animés
et une action rapide. L’auteur utilise des situations paradoxales et des
intrigues inhabituelles pour entraîner les lecteurs et les spectateurs
dans des mondes créés par son imagination. Satire
acérée, sens de l’humour subtil, grotesque,
absurdité, lyrisme, art de saisir dans ses profondeurs la nature
humaine, telles sont les principales caractéristiques des œuvres de
Krasnogorov.
Les pièces du dramaturge sont fermement ancrées dans le
répertoire des théâtres, passant le cap de centaines de
représentations. Les critiques soulignent que “les pièces
de Krasnogorov traversent facilement les frontières” et
qu’elles appartiennent aux meilleures pièces modernes”.
Nombre d’entre elles sont traduites, mises en scène dans les
théâtres, radiodiffusées, adaptées pour la
télévision dans divers pays (Australie, Albanie, Angleterre,
Bulgarie, Allemagne, Inde, Chypre, Mongolie, Pologne, Roumanie, Slovaquie,
Etats-Unis, Finlande, Monténégro, République
tchèque). L’auteur a remporté plusieurs prix dans des
festivals de théâtre à l’étranger, notamment
le “Prix du meilleur drame” et le “Prix du
spectateur”.
Valentin Krasnogorov est également écrivain et publiciste,
auteur d’articles sur le théâtre et la dramaturgie, auteur
de nouvelles, d’histoires brèves et d’essais publiés
dans diverses publications.
Valentin Krasnogorov est membre de l’Union des écrivains et de
l’Union des gens du théâtre de Russie, lauréat du
prix Volodine. Il a fondé la Guilde des dramaturges de
Saint-Pétersbourg et est l’un des fondateurs de la Guilde de
Russie. Sa biographie figure dans de prestigieux ouvrages de
référence du monde : “Who’s Who in the World”
(USA), “International Who’s Who in the Intellectuals”
(Angleterre, Cambridge), etc.
À propos du traducteur
Daniel Mérino est
né au milieu des années 50 dans le département des
Pyrénées Orientales, en France. Il a étudié la
langue russe au lycée de Perpignan avec un remarquable professeur,
Charles Weinstein, et à l’université
d’Aix-en-Provence, période, durant laquelle il fit des stages de
longue durée à Moscou et à Voronèje. Il deviendra
instituteur et enseignera pendant près de sept ans la langue
française à des élèves en difficulté ou des
élèves non francophones. Il passera ensuite le concours interne
du CAPES de russe et fera une carrière de professeur de russe, au
lycée Paul Cézanne d’Aix-en-Provence.
Abordant des auteurs russes,
Tchékhov notamment, Daniel Mérino se plonge dans le texte
original, retraduisant le texte du personnage qu’il joue lui-même
en scène.
En 2020, il lit une pièce
de Valentin Krasnogorov, qu’il découvre sur le site internet de ce
dernier, « RENCONTRE FACILE », et décide de la
traduire. Puis l’envie de la mettre en scène devenant de plus en
plus forte, il se décide à écrire à l’auteur
pour obtenir l’autorisation de la mettre en scène. Ce moment fut
le point de départ d’une collaboration fructueuse avec Valentin
Krasnogorov, pour lequel Daniel Mérino a traduit d’autres
pièces.
Outre le russe, Daniel
Mérino a une connaissance assez poussée de l’espagnol et
parle assez couramment le catalan. Il utilise aussi ses connaissances en latin
pour traduire des textes philosophiques tels que l’Ethique de Spinoza.
À 35 ans, il
découvre la scène théâtrale dans le cadre du
théâtre amateur, dans le joli théâtre de
Port-de-Bouc. La curiosité initiale se transforme, au fil des ans et des
rôles, en une forme d’amour pour cet art.
En 1998 il crée avec deux
amis le groupe théâtral Atelier 20_21, qu’il dirige.
Principalement acteur, il met aussi en scène, notamment
« L’INCONNUE DU BANC », texte qu’il a
lui-même écrit.
Annotation
Une rencontre entre un homme et une
femme a lieu dans le restaurant d’un hôtel, tard le soir. Notons
que c’est la femme qui a pris l’initiative de cette rencontre. Il
est très difficile de comprendre qui est cette étrange inconnue :
belle de nuit ou aventurière raffinée ? L’homme
n’arrive pas à savoir s’il lui plaît, si elle joue
avec lui ou si elle propose simplement une relation vénale. Le duel
verbal que se livrent ces deux personnages reflète une attirance et une
répulsion mutuelles, leur solitude et leur effort pour la surmonter, le
désir et la crainte de l’amour.
1
rôle masculin, 1 rôle féminin
.
Personnages
:
Lui
Elle
ACTE I
La salle de
restaurant d’un hôtel, tard dans la soirée. Le restaurant
est presque vide. Un homme d’âge moyen achève tranquillement
son repas, tout en lisant distraitement un manuscrit.
Un peu plus
loin, à une distance de quelques tables, est assise une femme
d’une trentaine d’années, attirante dans sa jolie robe. Elle
boit le café tout en prenant son temps. L’homme et la femme
n’ont pas l’air de prêter attention l’un à
l’autre. Néanmoins, discrètement, elle lui lance des
regards espacés. L’homme, cherchant le garçon des yeux,
tapote le verre de son couteau. La femme, de l’air de quelqu’un qui
a pris une décision, se lève et s’approche de la table de
l’homme.
ELLE. Excusez-moi, la place est libre?
L’homme
lève la tête, puis parcourt du regard la salle vide et regarde la
femme avec étonnement.
ELLE. Je demande si la place est libre.
LUI. Oui, elle est libre.
ELLE. Je peux m’asseoir sur cette chaise?
LUI. (débarrassant
sans trop d’entrain son porte-documents de la chaise). Oui, je vous
en prie.
La femme
s’assoit. L’homme se plonge ostensiblement dans la lecture, faisant
des annotations. La femme suspend son sac au dossier de sa chaise, arrange sa
coiffure et s’installe confortablement. On sent qu’elle
s’apprête à rester longtemps.
ELLE. Excusez-moi, avez-vous des allumettes?
LUI. (interrompant sa
lecture). Pardon?
ELLE. Je demande, si vous avez des allumettes ou un
briquet.
LUI. Je ne fume pas.
ELLE. Vous prenez soin de votre santé?
LUI. Je ne fume pas, tout bonnement.
ELLE.Et vous faites bien. Moi non plus je ne fume pas.
LUI.Pourquoi, alors, demander des allumettes?
ELLE. Je n’en ai pas demandé. Je voulais
simplement savoir si vous en aviez ou pas.
LUI. Admettons, que je n’en aie pas. Et alors?
ELLE. Rien.
LUI. Et si j’en ai?
ELLE. Rien, non plus.
LUI. Une manœuvre pour engager la conversation?
ELLE. Peut-être.
LUI. Considérez qu’elle a
échoué.
ELLE. Il est d’usage de considérer, je ne
sais d’ailleurs pas pourquoi, qu’il revient à l’homme
d’engager la conversation.
LUI. S’il le veut.
ELLE. Et vous ne voulez pas?
LUI. Et je ne veux pas.
ELLE. Bon, alors restons sans parler.
L’homme
s’efforce à nouveau de lire le manuscrit. La femme, silencieuse,
continue de le regarder.
LUI. (se détachant
avec agacement de sa lecture). Pourquoi me fixez-vous du regard? Que
vous faut-il?
ELLE. Rien. Peut-être, vous taquiner un peu.
LUI. Pourquoi?
ELLE. Je ne sais pas. Sans doute, l’ennui.
LUI. Allez vous distraire ailleurs.
ELLE. Vous ne vous ennuyez pas? Vous ne faites que
passer dans cette ville qui vous est étrangère et où vous
n’avez rien à faire…
LUI. Pourquoi avez-vous décidé que je ne
fais que passer?
ELLE. Qui d’autre peut rester tard le soir dans un
restaurant d’hôtel, seul avec un porte-documents, à lire un
document assommant?
LUI. Et vous me proposez de me divertir?
Elle ne
répond pas. Pour la première fois, il jette sur elle un regard
attentif, la jaugeant de la tête aux pieds.
ELLE. (Suivant son regard,
elle se redresse, ajuste les épaules et demande,
légèrement ironique, tout en esquissant une pose :).
Eh bien, cela vous plaît?
LUI. (avouant malgré
lui). Pas mal.
ELLE. Merci. Bon, nous pourrions, peut-être, faire
enfin connaissance?
LUI. Je vous remercie pour cette proposition mais je ne
cours pas après les rencontres faciles.
ELLE. Et pourquoi avez-vous décidé que
faire connaissance avec moi sera facile? Je vous promets que cela sera difficile.
LUI. Cela n’aura pas lieu du tout.
ELLE. Cependant, cela est déjà en cours.
LUI. Pas du
tout. Je ne vous connais pas et ne veux pas vous connaître.
ELLE. Pourquoi ce ton cassant?
LUI. Pour mettre sans attendre les points sur les i. Va
aguicher un autre homme. (D’un geste décidé, il range le
manuscrit dans le porte-documents.)
ELLE. Et si je veux vous aguicher, vous,
précisément?
LUI. Ne perds pas ton temps, ça ne marchera pas.
Les liaisons fortuites, ce n’est pas mon style. De plus, j’aime ma
femme.
ELLE. (avec un
étonnement joué). Que dites-vous? Un homme loge
à l’hôtel et avoue à une femme qu’il est
marié! Et qu’il aime sa femme! Rare exemple de
sincérité et d’honnêteté.
LUI. Quoi qu’il en soit, je suis marié, et
finissons-en.
ELLE. En quoi est-ce gênant? Ai-je seulement
insinué que vous deviez m’épouser?
LUI. Pour l’instant non, mais à en juger
par ta rapidité, peut-être ne vas-tu pas tarder à y faire
allusion. (Son regard fait le tour de la salle.) Où est
passé ce foutu garçon?
ELLE. (s’asseyant plus confortablement).
Je sens que vous n’êtes pas sûr de votre fermeté et
c’est pourquoi vous me chassez.
LUI. Écoutez, ça commence à
m’agacer. Vous avez là plein de tables libres. Pourquoi
êtes-vous venue vous asseoir justement à côté de moi?
ELLE. Parce que j’en ai eu envie.
LUI. Je vois que tu ne lâcheras pas comme
ça, aussi mettons les choses au clair : je ne me compromets pas avec les
filles des rues. Tu n’as aucune chance.
ELLE. Vous préférez, bien sûr, les
honnêtes filles.
LUI. Ça va de soi.
ELLE. Et qu’est-ce que c’est, selon vous,
une femme des rues?
LUI. Celle qui fait commerce de son amour.
ELLE. C’est donc par économie que vous
préférez les honnêtes filles?
LUI. Ne me provoque pas.
ELLE. Entendu. Donc, selon vous, je suis une fille des
rues?
LUI. Quoi d’autre?
ELLE. Est-ce que je vous racole dans la rue?
LUI. Dans la rue, au restaurant, quelle
différence? Ce qui compte, c’est l’argent.
ELLE. Je vous ai demandé de l’argent?
LUI. (de mauvais gré). Pas encore.
ELLE. Dites, et si une femme trompe son mari
gratuitement, elle est honnête?
LUI. (ne sachant que répondre).
Lâche-moi.
ELLE. Et si je passe la nuit avec vous sans me faire
payer, je serai une fille honnête?
LUI. Je t’ai dit de me lâcher.
ELLE. En somme, vous me repoussez.
LUI. Oui.
ELLE. Pourquoi?
LUI. Je crains qu’après cette nuit
enflammée je doive aller chez le médecin et alors elle deviendra
effectivement inoubliable.
ELLE. Vous le craignez réellement ou vous vouliez
simplement m’insulter?
LUI. Je le crains réellement.
ELLE. Et moi qui croyais que c’était
l’honnêteté qui vous retenait de la tentation.
LUI. Et aussi l’honnêteté.
ELLE. C’est très louable. Comme
l’écrivait déjà Horace : «Fuis toutes les
jouissances car la jouissance est au prix de la souffrance».
LUI. (Il ne peut cacher son
étonnement.). C’est la première fois que je
rencontre une femme de petite vertu qui cite Horace.
ELLE. Et vous en rencontrez souvent des femmes pareilles?
LUI. Ça, c’est mon affaire.
ELLE. Et vous, vous avez vu beaucoup
d’ingénieurs citant Horace? Ou des médecins?
LUI. Pour être honnête, pas beaucoup. Pas
du tout. D’où tenez-vous ces références?
ELLE. Je les moissonne chez mes clients. Car parmi eux,
on en trouve aussi de tout à fait cultivés. (Posément.)
Parfois même hautement diplômés.
LUI. (lui jetant un regard
inquisiteur). Vous savez des choses sur moi?
ELLE. Peut-être.
LUI. Je vois, avec vous il faut être sur ses
gardes. Et vous n’avez pas votre langue dans la poche.
ELLE. Hélas, je n’ai pas de poche.
Seulement un petit sac.
LUI. (À nouveau, il la regarde attentivement.).
Je n’arrive pas à vous cerner.
ELLE. Je pense que ça n’en vaut pas la
peine. Vous le regretteriez.
LUI. Vous ne ressemblez pas à une
prostituée ordinaire.
ELLE. Je vois que vous avez une riche expérience.
Malgré votre froideur, votre fermeté et votre dégoût
vous arrivez à savoir à quoi ressemblent les prostituées.
LUI. Je vais au cinéma.
ELLE. Ne vous diminuez pas. Dites-moi plutôt
à quoi ressemblent et comment se conduisent les belles de nuit.
LUI. Je ne sais pas… Sans doute avec plus de
sans-gêne.
ELLE. Sans doute, vouliez-vous dire avec « plus de
rentre-dedans ». Disons, comme ça. (Elle s’assoit en
croisant les jambes, met à nu une épaule, remonte très
haut sa robe et allume une cigarette imaginaire.) C’est ressemblant?
LUI. (souriant
involontairement). Il y a de ça.
ELLE. Ça vous plaît?
LUI. Oui et non. Ça repousse… mais
ça attire aussi.
ELLE. Merci pour cet aveu sincère.
LUI. (lui versant à
boire). Un peu de vodka?
ELLE. Pourquoi? Dans les films ces filles-là
boivent toujours de la vodka? Je vais rarement au cinéma, mais je
croyais que leur occupation principale était tout autre.
LUI. Vous n’êtes pas obligée de
boire. Pour être honnête, je ne l’aime pas non plus
moi-même.
ELLE. Eh bien, que pensez-vous des femmes qui font le
plus vieux métier du monde?
LUI. (Il hausse les
épaules.). Je ne sais pas. Elles existent, c’est donc
qu’elles sont nécessaires à quelqu’un.
ELLE. Mais pas à vous.
LUI. Pas à moi.
ELLE. Qu’est-ce qu’elles vous ont fait pour
vous irriter à ce point?
LUI. Elles se donnent à tous venants.
ELLE. Pourquoi ne pourraient-elles pas donner du plaisir
à ceux qui en ont besoin? Je dirais même que c’est notre
devoir de femme. (Avec une solennité moqueuse :) Platon
déjà affirmait que nous devons vivre non seulement pour
nous-mêmes, mais pour partie appartenir à la
société, pour partie aux amis.
LUI. Mais vous vous êtes forgé un joli
savoir.
ELLE. La vie est un bon forgeron, qui apprend à
battre le verbe quand il le faut.
LUI. Tu as beau dire, se vendre est immoral.
ELLE. Dans une certaine mesure, nous vendons tous notre
temps, nos services et notre travail. Selon vous, si une femme travaille
à la chaîne, courbe l’échine sur un chantier ou
bêche la terre, c’est plus moral? Car celles que vous attaquez
ainsi ne sont pas des oisives, elles travaillent. En Amérique, on
appelle de telles dames des sexual workers, des travailleuses du sexe et elles
sont syndiquées. En Hollande, on les nomme plus poétiquement
‒ Froelischsmädchen ‒ « les filles de joie ». Chez
nous, de quels noms ne les gratifie-t-on pas, sans parler encore du vocabulaire
obscène.
LUI. Selon vous, elles ne méritent pas de tels
sobriquets?
ELLE. Alors, que méritent les hommes qui
bénéficient de leurs services?
LUI. Voyons, il y a une différence.
ELLE. Bien sûr, qu’il y a une
différence. Les femmes publiques, elles font ça, au moins, pour
gagner leur vie. Les hommes, par concupiscence et débauche.
LUI. J’espère que ce n’est pas moi
que tu vises?
ELLE. Non, pas vous. Bien sûr, que non. Vous
êtes irréprochable. (Elle se lève et prend son sac
à main.) Je crois que je ne vais plus vous imposer ma
présence. Je vous ai un peu chambré, c’est bon. Votre
manuscrit se languit de vous. Portez-vous bien.
LUI. Attendez... Où allez-vous?
ELLE. J’en ai suffisamment entendu.
LUI. Je ne vous chasse pas, vous savez.
ELLE. Et qui a mis les points sur les i et mis les
choses au clair?
LUI. Eh bien, j’ai été un peu
brusque.
ELLE. Vrai, vous n’êtes pas
fâché?
LUI. Non. Pour quelle raison? Je dois l’avouer,
seul je me sentais assez cafardeux. Dehors, c’est l’automne, la
nuit est exécrable, il fait froid, il vente…
ELLE. Allez vous coucher, alors.
LUI. Retrouver ma chambre? J’y mourrais
d’ennui. De toute façon, je ne trouverai pas le sommeil.
ELLE. Vous souffrez d’insomnie?
LUI. (acquiesçant).
En gros, oui. Insomnie chronique.
ELLE. Bon, alors je reste encore un peu.
LUI. On peut commander?
ELLE. Pas la peine, merci. Je ne voudrais pas vous
ruiner.
LUI. Mon portefeuille résisterait à ce
coup.
ELLE. Non, je vous remercie.
LUI. Alors, une tasse de café?
ELLE. Non.
LUI. (prenant la carafe).
Peut-être quand même quelque chose d’un peu plus fort? (Et,
vu qu’au lieu de lui répondre, elle se tait seulement en le
regardant, il ajoute :) Au fond, qui êtes-vous?
ELLE. Vous voyez bien : une tombeuse d’hommes.
LUI. Je vois. Et plus concrètement?
ELLE. Je n’en dirai rien. Le secret rend une femme
attirante. L’homme cherche tout de suite à la comprendre.
LUI. Tu crois?
ELLE. Je le sais. Autrement elle cesse
d’intéresser, comme une grille de mots croisés remplie.
LUI. (Avec un sourire ironique.). Quels secrets
peux-tu avoir?
ELLE. Pour parler vrai, aucun. Il va falloir que
j’en invente pour être un peu plus intéressante. Comme
chanté dans le romance de Tchaïkovski, « Je t’ai vue,
mais un mystère voilait tes traits… » Est-ce qu’un
mystère voile mes traits?
LUI. (Il la regarde attentivement.).
Mystère ou pas mystère, je ne te connais absolument pas.
ELLE. C’est très bien. Nous ne nous
connaissons pas, mais notre amour est devant nous.
LUI. Heu! Pour ce qui est de l’amour devant nous,
j’ai des doutes.
ELLE. Ah oui, j’avais oublié : vous
êtes marié. L’amour avec une autre, même pour une
nuit, est pour vous inconcevable.
LUI. Pour toi, la fidélité dans le
mariage n’a aucun sens?
ELLE. Si pour vous elle est si importante, alors je
consens à un mariage de quelques heures.
LUI. De quelques heures?
ELLE. Et quoi? C’est plus agréable que pour
une vie entière.
LUI. Il n’y a rien de sacré pour toi.
ELLE. (Méprisante.).
Laissez tomber. D’ordinaire, c’est par des grands mots que
l’on masque les petites mesquineries et les intentions louches. Et plus
les actes sont vils, plus les mots sont subtils. Les hommes parlent avec
inspiration de tes yeux envoûtants aux étoiles pareils, et dans le
même temps se fourrent sous ta jupe. Tu deviens réaliste par la
force des choses.
LUI. Vous pensez sincèrement que tous les hommes
sont comme ça?
ELLE. Je serais ravie de penser autrement mais…
« Plaignons qui
prévoit tout, la buse
Que les émois ne
touchent pas,
Qui hait chaque mot,
chaque pas,
Et qui craint que chacun l’abuse
:
Le destin a glacé
son cœur
Et muselle en lui toute
ardeur. »[*]
Petite
pause.
LUI. Vous connaissez même des poèmes?
D’où vient cette érudition?
ELLE. Allons, allons, où voyez-vous
l’érudition? Tout le monde à l’école a
déclamé « Eugène Onéguine ». Toutes les
fillettes romantiques connaissent ces beaux vers. (Changeant de ton et avec
le sourire :) Pardonnez-moi pour cette minute de spleen. Voilà,
c’est fini. Me revoilà prête à vous divertir telle
une geisha japonaise.
LUI. Comment t’appelles-tu?
ELLE. C’est sans importance. De toute façon
nous nous séparerons demain matin et nous ne nous reverrons jamais plus.
LUI. Je vois que tu considères cela comme une
affaire réglée.
ELLE. Que nous allons nous séparer?
LUI. Non, que ce sera demain matin.
ELLE. Quand alors? Après-demain?
LUI. Non, ce soir. Nous nous lèverons de table
et bonjour!
ELLE. Cet homme est un moins que rien qui invite une
femme à un souper sans espérer partager son
petit-déjeuner avec elle.
LUI. Mais je ne t’ai pas invitée à
un souper Tu t’es toi-même invitée. Di…tes, vous
faites vraiment ce métier?
ELLE. J’aime mon métier et il m’a
fallu du temps pour l’apprendre. Je n’ai aucune honte. Et puis, qui
je suis, c’est clair depuis longtemps pour vous et il n’y a rien
à ajouter. Parlez plutôt de vous.
LUI. Il n’y a rien à dire.
ELLE. Pourquoi rien? Par exemple, vous avez
déclaré avec fierté que vous étiez marié. Eh
bien, parlez de votre femme.
LUI. À quoi bon?
ELLE. Je veux connaître vos goûts. La femme de
la périphérie coute toujours avec intérêt ce qui est
dit au sujet de la femme qui est au centre.
LUI. (Avec déplaisir.).
Qu’est-ce qu’on peut dire? Une épouse est une épouse.
ELLE. « Une épouse est une épouse
». Du pur Tchékhov. « Les trois sœurs ». Elle est
blonde? Brune?
LUI. Quelle importance?
ELLE. Aucune. Simple
curiosité. Vous avez une photographie?
LUI. Non. Et si
j’en avais eu une, je ne vous l’aurais pas montrée.
ELLE. Naturellement.
Pour quoi faire l’étalage de la beauté d’une
épouse pure devant une fille? Elle vous plaît?
LUI. Oui.
ELLE. Sous tous les
rapports?
LUI. Sous tous les
rapports.
ELLE. Même
intimes?
LUI. Surtout intimes.
ELLE. Et vous
n’avez même pas envie, parfois, de changement?
LUI. Pas envie.
ELLE. Vous mentez.
C’est contraire à la nature de l’homme. Vous devriez le
savoir, vous qui êtes biologiste. Ou psychologue?
LUI. (Étonné).
Comment sais-tu que… (Avec méfiance.) Tu m’espionnes,
ma parole. Je n’aime pas ça.
ELLE. (riant de son
air intrigué). Je lis dans les traits du visage.
LUI. Non,
sérieusement.
ELLE. C’est
sérieux, je lis dans les traits du visage. Et aussi l’insigne que
vous portez sur la veste. « Quatrième conférence
internationale de psychologie ». Car vous êtes ici pour la
conférence?
LUI. Oui, c’est
exact.
ELLE. Vous avez fait
une intervention?
LUI. Oui.
ELLE. Alors, que dit
votre psychobiologie? L’homme a-t-il envie de changement ou pas?
LUI. (Sombre.).
En tout cas, pas avec des femmes telles que toi.
ELLE. Merci, vous
êtes très aimable.
LUI. Je dis simplement
les choses comme elles sont.
ELLE. Mais si vous
dites les choses comme elles sont, avouez donc que votre mariage n’est
pas vraiment une réussite.
LUI. Qu’est-ce
qui te fait dire ça?
ELLE. Je le vois au ton
sur lequel vous en parlez, ou plus exactement ne voulez pas en parler. Du
reste, les mariages, en général, sont rarement une
réussite. C’est pourquoi, il n’est pas difficile de deviner.
LUI. (Sèchement.).
Garde les devinettes pour toi.
ELLE. J’ai mis
dans le mille et vous vous emportez.
LUI. Tu te trompes.
ELLE. Je me trompe?
J’en suis ravie pour vous… Bon, et comment vivez-vous avec votre
épouse qui est une épouse?
LUI. Comme tous les
maris.
ELLE. Comme tous les
maris? Je vois.
LUI. Qu’est-ce
que tu vois?
ELLE. Tous les maris. (Elle
déclame, moqueuse.)
« Mes
amis vivaient avec leurs belles-mères
Et leurs
épouses, portraits crachés des mères,
Les unes
trop grosses, les autres osseuses,
Fatiguées
et comme la pluie ennuyeuses » …
LUI. (Agacé.).
Ne va pas trop loin, quand même, ma vie de famille ne te regarde pas.
ELLE. (Avec ironie.).
C’est sacré.
LUI. Sacré ou pas, ça ne te concerne pas.
ELLE. Pourquoi vous
vexez-vous? Je n’ai fait que dire des vers. Et en plus, pas les miens.
LUI. Parce que tu en
écris?
ELLE. Peut-être.
LUI. (Grossier.).
J’étais loin de penser que les putains étaient si
romantiques.
ELLE. Pour vous, seules
les épouses peuvent être romantiques? Eh bien, je
l’ignorais.
LUI. Tu sais quoi? Tu
causes trop. Bois et tais-toi, ça vaut mieux.
ELLE. Je n’ai pas
envie. Je n’aime pas la vodka.
LUI. Tu comptais, sans
doute, sur le champagne?
ELLE. (changeant
de ton). Je comptais au moins sur une banale politesse. La politesse
d’un homme envers une femme. D’un être humain envers un autre
humain. Je ne vous ai pas encore fixé mon prix et vous m’avez
déjà traitée de putain. Et en plus, je ne sais pas
pourquoi, vous me tutoyez, bien que je vous vouvoie. (Elle se lève.)
Je vous dis adieu. Je ne vous embêterai plus. (Elle laisse l’homme,
retourne à sa table et s’assoit.)
Pause.
La femme,
à sa table, boit son café refroidi avec de longues pauses entre
chaque gorgée. L’homme se lève, puis se rassoit, reprend
son manuscrit et l’ouvre, mais visiblement le cœur n’y est
pas. Repoussant le manuscrit, il se dirige d’un pas décidé
vers la femme et commence à s’asseoir près d’elle. La
femme l’arrête.
ELLE. Je ne vous ai pas
permis de vous asseoir.
LUI. (se
redressant). Excusez-moi. (Il recule de deux pas et se rapproche
de la table. Très poliment :) Pardon, la place est libre?
ELLE. Oui.
LUI. Je peux?
ELLE. Faites.
LUI. Je vous remercie.
(Il s’assoit. Après un bref silence :) Pourquoi
êtes-vous partie?
ELLE. De loin, vous me
faisiez l’effet d’un intellectuel. Et donc, j’ai
décidé de m’éloigner de la même distance.
Mais, hélas, l’illusion ne s’est pas
répétée.
LUI. Je reconnais que
j’ai été quelque peu grossier avec vous.
ELLE. « Quelque peu »?
LUI. Très grossier. Je le regrette.
ELLE. Je suis contente
de vous entendre dire cela.
LUI. Qui que vous
soyez, j’aurais dû me conduire poliment. Vous avez eu raison de me
remettre à ma place. Je ne vous ai pas tout de suite
appréciée à votre valeur et je me suis conduit avec vous
assez dédaigneusement et avec condescendance.
ELLE. Et moi,
j’ai été assez sans-gêne et je le regrette aussi. Il
m’est agréable de voir qu’à présent vous vous
conduisez comme un vrai homme. Vous pouvez considérer que le conflit est
éteint.
LUI.
J’étais obligé de présenter des excuses, mais cela
ne change pas le fond de l’affaire. Votre profession ne suscite toujours
pas mon enthousiasme et je n’ai pas besoin de vos services.
ELLE. Alors, maintenant
que nous nous sommes excusés tous les deux, vous pouvez retourner
à votre dîner et à votre travail si extraordinairement important.
LUI. (Il se lève mais
ne part pas.). Pourquoi ne retournerions-nous pas ensemble à
ma table?
ELLE. Qu’a-t-elle de mieux que la mienne?
LUI. Qu’a-t-elle
de pire?
ELLE. Voyez-vous, quand
une femme vient s’asseoir à côté d’un homme,
cela est considéré comme immoral, ce que vous m’avez
laissé entendre avec la délicatesse qui vous est propre. Mais
lorsqu’un homme s’assoit à la table d’une femme et
commence à l’importuner, on ne sait pas pourquoi, cela prend
toutes les apparences de la normalité et personne ne s’en trouve
dérangé. Si bien qu’il vaut mieux que je reste à ma
table. Ici, au moins, je me sens maîtresse de la situation. Et personne
ne pourra dire que je m’impose.
LUI. En d’autres
termes, vous m’invitez à venir m’asseoir?
ELLE. Je n’ai pas
dit cela. Mais si vous en demandez l’autorisation, je ne dirai pas non.
LUI. Je vois. Donc,
vous m’autorisez?
ELLE. Je vous accorde
un temps d’essai.
LUI. Merci.
L’homme
s’assoit.
Longue
pause.
ELLE. Eh bien, vous
êtes bien silencieux!
LUI. Et que dois-je
dire?
ELLE. Puisque vous
voilà assis à ma table, c’est votre tour, maintenant, de me
divertir.
LUI. Vous le faites
mieux que moi.
ELLE. Merci. Au
demeurant, vous ne connaissez pas encore dans toute leur étendue mes
aptitudes. Comme disait une prima donna de vaudeville vantarde : « Je
donnerai de la voix le soir ».
LUI. Cela promet
beaucoup.
ELLE. Je tiens toujours
mes promesses.
LUI. Permettez-moi
encore une fois de répéter : vous êtes une interlocutrice
intéressante et je suis prêt à discuter avec vous autant
que vous voudrez. Mais rien de plus. De sorte que si vous escomptez un salaire,
il vaut mieux que vous ne perdiez pas votre temps et que vous trouviez un autre
client.
ELLE. Vous vous
conduisez très bizarrement. D’ordinaire, les hommes veulent passer
directement à la chose, sans aucune discussion. Et vous, vous
préférez les discussions et évitez la chose.
LUI. Ce que vous appelez
la chose, la première venue sait comment y conduire. Mais soutenir
intelligemment une conversation intéressante n’est pas à la
portée de n’importe qui. Ce serait un péché que de
laisser passer l’occasion.
ELLE. Par soutenir
intelligemment une conversation intéressante, vous entendez, bien
évidemment, échange de grossièretés.
LUI. Je peux vous
expliquer, pourquoi j’ai été brusque avec vous. J’ai
senti que l’on me prenait à l’abordage. Cela ne m’a
pas plu et j’ai été contraint de me défendre. Si la
conversation que nous devons avoir se déroule sans allusions
érotiques, je me sentirai libre et c’est avec plaisir que je
parlerai avec vous d’Alice au pays des merveilles.
ELLE. Dites-moi sans
ambages ce qui vous dérange chez moi. Je suis affreuse? Ennuyeuse?
Désagréable?
LUI. Pas du tout.
ELLE. Alors, où
est le problème?
LUI. Eh bien, voyez
vous-même, pourquoi me lancer dans une aventure avec une inconnue? Vous
avez du charme, je ne le nie pas. C’est sans doute agréable de
s’endormir avec vous, mais peut-être que demain je me
réveillerai sans argent, sans papiers. Et peut-être que votre
petit ami fait équipe avec vous et qu’il me fendra le crâne
pour avoir mon portefeuille.
ELLE. Quel homme
raisonnable et prudent vous faites! Vous prévoyez tout.
LUI. À vos yeux,
je sais, c’est un défaut. « Plaignons qui prévoit
tout… ».
ELLE. Et pourquoi
n’ai-je pas peur de vous? Vous aussi, vous pouvez tout me faucher.
LUI. Moi, à vous?
ELLE. Et pourquoi pas?
À ce propos, j’ai pas mal d’argent sur moi. Tenez, regardez.
(Elle ouvre son sac à main.)
LUI. (Après
avoir jeté un œil dans le sac.). Ho! ho!
D’où sortez-vous tant d’argent?
ELLE. Le salaire de ces
quatre derniers jours. Votre ami ne me fracassera-t-il pas le crâne pour
ça?
LUI. Je vois
qu’on vous rétribue avec largesse.
ELLE. Je ne me plains
pas. Mais le travail n’est pas des plus faciles. Et il exige une haute
qualification.
LUI. Si ce n’est
pas un secret, combien prenez-vous?
ELLE. Soyez
rassuré, nous trouverons une entente.
LUI. Je ne demande pas
pour moi, mais en général.
ELLE. Ça
dépend de la durée, de la situation financière du
commanditaire, de mon humeur et aussi de beaucoup d’autres choses.
LUI. Et malgré
tout? Combien?
ELLE. Et
jusqu’à combien pouvez-vous aller?
LUI. Zéro. Je
n’en ai pas besoin, même pas gratuitement. Simple curiosité
de ma part.
ELLE. Vous savez quoi?
Lorsque, par exemple, en Espagne, une dame proposait un rendez-vous à un
homme, même en pleine nuit et dans un lieu inconnu, il y allait sans
hésiter, sans penser à sa bourse ou aux dangers. C’est
comme ça qu’agissaient les vrais cavalleros.
LUI. Mais nous ne
sommes pas en Espagne et nous ne jouons pas une comédie de cape et
d’épée. Nous sommes dans notre triste réalité
de tous les jours, où il y a beaucoup de filouterie, de mensonges, de
criminalité et de cruauté. De plus, il ne s’agit pas
seulement de prudence de ma part.
ELLE. Et de quoi donc?
LUI. Pour
être franc, plonger la cuillère dans la soupe c’est
agréable quand elle est dans une assiette propre et non pas dans une
auge publique. Excusez-moi, je ne voulais pas vous offenser.
ELLE. Peut-être
ne vouliez-vous pas, mais vous l’avez fait. Mais pas avec vos paroles
grossières, non, j’en ai plus qu’entendu de votre part, mais
tout simplement parce que vous ne voulez pas de moi. Et pour une femme, il
n’y a pas plus grande offense que de savoir qu’elle n’est pas
désirée.
LUI. S’il vous
plaît, laissons ce sujet. Nous en étions convenus.
ELLE. Nous ne sommes
convenus de rien.
LUI. Parlons
d’autre chose.
ELLE. Abstenons-nous
plutôt de parler d’autre chose.
Pause.
LUI. Puisque vous
n’aimez pas la vodka, peut-être, commanderons-nous pour de bon du
champagne?
ELLE. Pas maintenant.
LUI. Et quand?
ELLE. Demain matin.
LUI. Il n’y aura
pas de demain matin.
ELLE. Si.
LUI. Non.
ELLE. Et qu’y
aura-t-il? Seulement la nuit?
LUI. Il n’y aura
rien, aucune coucherie.
ELLE. Mais je ne vous
l’ai même pas promise. En général, un homme
marié n’est pas disposé à coucher dans deux cas : ou
bien sa femme l’a à ce point ensorcelé, qu’il
n’est pas attiré par d’autres femmes, ou bien elle l’a
à ce point réfrigéré qu’il en a perdu le
goût. Avec laquelle de ces deux variantes avons-nous affaire dans votre
cas?
LUI. (Sèchement.).
Je vous ai priée, me semble-t-il, de ne pas toucher à ma vie privée.
De ne pas prononcer un mot sur ma femme. Et, plus largement, de ne pas parler
de moi.
ELLE. Et de quoi alors?
LUI. De ce que vous
voulez, mais pas de moi.
ELLE. Et moi,
justement, j’ai envie de ne parler que de vous.
LUI. Ça vous
sert à quoi?
ELLE. Ça vous
sert vous. Vous n’êtes pas heureux. Vous n’avez personne
à qui vous confier.
LUI. Tout va bien pour
moi.
ELLE. Et puis, vous
avez peur de moi.
LUI. Moi, peur de vous?
ELLE. Oui. Vous avez
peur de me céder, mais plus encore de me laisser, de retourner dans
votre chambre et de rester seul à seul avec vous-même.
Voilà pourquoi vous restez avec moi et me proposez du champagne, bien
qu’au fond de vous-même vous me méprisiez. Vous me
méprisez et vous me voulez. Je me trompe?
LUI. Foutaise!
ELLE. C’est la
vérité.
LUI. Non, vous vous
trompez.
ELLE. Vous ne me
méprisez pas, mais me voulez seulement?
LUI. Non.
ELLE. Vous ne me voulez
pas, mais me méprisez seulement?
LUI. Vous avez une
habileté consommée à chambrer les gens et à vous
cramponner au moindre mot.
ELLE. Je me cramponne,
parce que je veux vous accrocher. N’est-ce pas suffisamment clair?
LUI. Et vous
l’avouez?
ELLE. Est-ce que je
vous l’ai caché? Depuis le tout début, je ne vous parle que
de cela. Mais, pour une raison que j’ignore, vous avez peur de moi.
LUI. Je n’ai peur
de rien. Simplement, je trouverais désagréable de me
réveiller le matin aux côtés d’une inconnue.
ELLE. Et de ne pas
savoir comment vous en débarrasser.
LUI. Je n’ai pas
dit ça.
ELLE. Mais vous
l’avez pensé.
LUI. (Sèchement.).
Je ne veux pas vous froisser, mais je suis contraint de répéter
pour la dixième fois, je ne suis pas de ceux qui trouvent leur plaisir
dans des amours facturées à l’heure. Je suis
peut-être vieux jeu, mais on ne se refait pas.
ELLE. Et ce n’est
pas la peine. Vous me plaisez précisément tel que vous
êtes.
L’homme
prend son portefeuille, en sort de l’argent et le pose sur la table.
LUI. Tenez, prenez.
ELLE. Qu’est-ce
que c’est?
LUI. Votre
rémunération, pour le temps que vous avez perdu. Il vous fallait
gagner de l’argent, je suis prêt à payer. À la
condition que vous me lâchiez.
ELLE. Nous discuterons
de cette transaction plus tard.
LUI. Non, maintenant.
Si ce n’est pas assez, je suis prêt à payer plus. (Il
rouvre son portefeuille.)
ELLE. J’ai
l’habitude de gagner ma vie honnêtement et de ne pas recevoir
d’aumône.
LUI. En me
divertissant, vous la gagnez plus honnêtement que d’habitude. Je ne
cache pas que j’étais d’humeur exécrable et vous
m’avez quelque peu aidé à me distraire. Mais maintenant,
suffit. Prenez et partez.
ELLE. (Peinée
et sincèrement déçue.). Visiblement, ça
doit être vrai que je ne vous plais pas beaucoup. (Après un
court silence.) Mais, peut-être, au contraire, êtes-vous
très attiré par moi? Je crois que pour me rassurer, je vais
rester sur la deuxième variante.
LUI. Je ne vous retiens
pas.
ELLE. Pourquoi me
chassez-vous?
LUI. Parce que
j’ai effectivement comme l’impression de commencer à
m’intéresser à vous plus qu’il ne convient.
ELLE. Et vous savez
toujours ce qu’il convient de se permettre?
LUI. Naturellement.
Comme on dit, bois mais sans excès, aime mais sans
t’éprendre.
ELLE. Vous
méritez vingt sur vingt pour votre conduite.
LUI. Absolument. Prenez
l’argent.
ELLE. Si je le prends,
ce sera seulement au matin.
LUI. J’admire
votre persévérance.
ELLE. Et moi votre
caractère inflexible.
LUI. Vous avez tout
tenté, mais vous avez perdu.
ELLE. Alors,
c’est nous deux qui avons perdu.
LUI. Peut-être.
Et maintenant, partez.
ELLE. Je ne veux pas
dire mais c’est ma table.
LUI. C’est juste.
Pardon.
L’homme
se lève sans hésitation, retourne à sa table, fourre son
manuscrit dans son porte-documents, prêt à partir. La femme se
lève et se dirige vers sa table.
ELLE. Pardon, la place
est libre?
LUI. (Irrité.).
Oui. Toute la table est libre, parce que j’ai fini de dîner et que
je vais partir.
ELLE. Donc, en
attendant, je peux m’asseoir?
LUI. Comme il vous
plaira.
La femme
s’assoit.
LUI. Eh bien, que
voulez-vous encore?
ELLE. Dire quelques
mots en guise d’adieu. Asseyez-vous. Je ne serai pas longue.
LUI. (Il
s’assoit.). Alors?
ELLE. Savez-vous
pourquoi, il y a une heure de ça, je me suis approchée de vous?
LUI. Je le devine.
ELLE. Non, vous ne
pouvez pas le deviner.
LUI. Eh bien, alors,
dites.
ELLE. Ça faisait
un moment que j’étais assise à proximité et que je
vous observais. Et vous n’avez même pas une fois jeté un
regard vers moi. Mais je ne dis pas ça parce que je serais vexée,
pour quelle raison auriez-vous dû me regarder? Et donc, je restais
là, assise, et soudain j’ai pensé que vous alliez partir et
que je ne vous reverrais plus jamais. Et je vous ai imaginé montant seul
alors vers votre chambre nue et sans confort et j’ai compris que si vous
partiez, alors je ne pourrais plus rien pour vous. Alors, tout à coup,
je me suis levée et je vous ai abordé sans rien espérer et
sans aucun plan. Je vous ai simplement abordé.
LUI. (Étonné
par cet aveu inattendu, il garde longtemps le silence, ne sachant pas comment
réagir.). Vos paroles me laissent sans réponse.
ELLE. Mais elles
n’exigent aucune réponse. Oubliez-les, voilà tout.
LUI. Avouez que vous
venez seulement d’inventer tout cela.
ELLE. Peut-être.
Mais je n’avouerai pas.
LUI. Je suis certain
que vous l’avez inventé, mais quand même c’est
agréable.
ELLE. Eh bien, sur
cette note agréable, nous achevons une rencontre qui n’a pas eu
lieu. (Elle se lève.)
LUI. Vous êtes
une femme étrange.
ELLE. Merci pour le
compliment. Je vais tâcher de le mériter.
LUI. Intelligente,
instruite, pas désinvolte, bien élevée… Et avec
ça… Non, c’est vrai, très étrange.
ELLE. Est-ce mal
d’être étrange?
LUI. Eh bien, pas
à un tel degré.
ELLE. Il vaut mieux
être comme tout le monde?
LUI. Sans doute.
ELLE. Mais être
normale, quel ennui! Mais si vous aimez l’ennui, allez vous ennuyer plus
loin.
La femme
retourne à sa table. L’homme, après une certaine
hésitation, se dirige à nouveau vers elle.
LUI. (Manquant
de résolution.). Savez-vous ce que j’ai pensé?
Peut-être, en effet, pourrions-nous monter dans ma chambre?
ELLE. À quoi bon?
N’êtes-vous pas un modèle de moralité?
LUI. Nous y boirons un
café.
ELLE. (Montrant
sa tasse.). Ici aussi, on sert du café.
LUI. Si ce n’est
du café, alors autre chose.
ELLE. (Avec
un léger sourire.). Du champagne?
LUI. Et pourquoi pas?
ELLE. Mais c’est
vous-même qui m’aviez dit de ne pas y compter.
LUI. Allez-vous cesser?
De toute façon, le restaurant ferme. Bon gré mal gré, il
faut partir.
ELLE. Allez-y.
LUI. Et vous?
ELLE. Moi, je reste.
LUI. Pourquoi?
ELLE. Vous n’avez
pas besoin de moi, même gratuitement. C’est bien ce que vous avez
dit?
LUI. Pourquoi
gratuitement? Je suis prêt à payer.
ELLE. Et, malgré
vos principes, vous feriez l’amour avec une femme vénale?
LUI. En
définitive, nous ne sommes pas du tout obligés de faire
l’amour.
ELLE. Et pour quoi,
alors, me faites-vous monter dans votre chambre?
LUI. Eh bien,
simplement pour parler. Vous avez une conversation intéressante…
Vous connaissez beaucoup de poésies…
ELLE. Ne me faites pas
rire. Soyez honnête avec vous-même.
LUI. Bon,
d’accord, nous savons tous les deux de quoi il retourne. Et après?
ELLE. Je n’irai
nulle part avec vous.
LUI. Mais
vous-même tout à l’heure proposiez…
ELLE. Je ne m’en
souviens pas. Mais même si je l’ai proposé, il fallait alors
être d’accord. Mais maintenant, j’ai changé
d’avis.
LUI. Vous vous jouez de
moi, comme le chat de la souris.
ELLE. Peut-être.
Je crains seulement que le chat lui-même ne devienne souris.
LUI. Je n’arrive
pas à vous comprendre. Il y a à peine quelques instants, vous
teniez de tels propos… Comme quoi je vous plaisais…
ELLE. Oui. Et je ne les
renie pas. Mais venant de vous je n’ai pas entendu ces propos.
LUI. Vous ne voulez
quand même pas que je vous fasse une déclaration d’amour?
ELLE. Et pourquoi pas?
LUI. Mais ce serait
simplement comique!
ELLE. Eh bien, riez!
LUI. Mais nous nous
connaissons à peine.
ELLE. Nous ne nous
connaissons pas du tout.
LUI. Nous pouvons
remédier à cet inconvénient.
ELLE. Vous
n’êtes pourtant pas adepte des rencontres faciles.
LUI. (Désabusé.).
Je vois que je ne vous persuaderai pas.
ELLE. On peut persuader
n’importe quelle femme.
LUI. C’est
possible, mais moi je ne sais pas comment on fait.
ELLE. Vous voulez un
conseil?
LUI. Eh quoi, il y a une voie?
ELLE. Voilà,
vous m’invitez à réciter des vers. Je peux ici même
vous réciter quelque chose pour commencer. Rachmaninov a une romance sur
des paroles de Hugo. Elle s’intitule : « Comment, disaient-ils?
» Vous connaissez?
LUI. Non. Mais je
préfèrerais avoir une réponse à ma question.
ELLE. (L’interrompant.).
Écoutez jusqu’à la fin. Ce poème de Hugo est assez
étrange. Dans chaque strophe, des « ils » inconnus posent
une longue question pleine d’émotion, et d’autres «
ils », ou, plus précisément, « elles », parce
que dans le texte original français est utilisé le pronom
personnel féminin, donnent une très brève réponse,
simple et inattendue.
LUI. Quelque chose
m’échappe.
ELLE. Bon,
écoute cet exemple :
Comment, disaient-ils,
Oublier querelles
Misère et périls?
(Après
une courte pause.)
‒ Dormez, disaient-elles.
LUI. Tout cela est
très intéressant, mais quel rapport cela a-t-il avec le conseil
que vous vouliez me donner?
ELLE. Le conseil est le
suivant :
Comment, disaient-ils,
Enchanter les belles
Sans philtres subtils?
(Elle se
tait.)
LUI. Et?...
ELLE. Aimez,
disaient-elles.
LUI. J’ai compris
l’allusion. Mais il ne peut être question d’amour dans notre
cas.
ELLE. Est-ce à
dire que vous me proposez de faire l’amour, mais sans amour?
LUI. On peut le dire
comme ça aussi. Je préfère que nos rapports se
construisent sur une base prosaïque, sans romantisme inutile.
ELLE. (Très
sèchement.). Alors, adressez-vous au portier, il vous
proposera sûrement une fille pour la nuit pour un prix modique. Au
revoir. (Et comme l’homme ne quitte pas sa place, elle répète
:) J’ai dit « Au revoir ».
LUI. Demain, je prends
l’avion.
ELLE. Alors, adieu.
L’homme
retourne lentement à sa table, prend son porte-documents, se dirige vers
la sortie mais s’attarde près de la table, où est assise la
femme.
LUI. Vous restez?
La femme ne
répond pas.
LUI. Vous comptez
chasser un autre client?
ELLE. Vous avez
quelqu’un à me recommander?
LUI. Il n’y a pas
d’amateurs de telles aventures parmi mes connaissances.
ELLE. Il ne fait pas de
doute que vous connaissez mal vos amis. Adieu.
LUI. Adieu.
L’homme
part. La femme reste seule. Visiblement, elle est contrariée et
déçue. Les lumières du restaurant sont baissées,
signe qu’il va fermer. La femme regarde l’addition posée
devant elle, met l’argent sur la table et s’apprête à
partir. C’est à ce moment que réapparaît
l’homme.
LUI. Vous êtes
encore là? J’avais peur que vous soyez partie.
ELLE. Que voulez-vous?
LUI. Je me suis
imaginé seul dans ma chambre, en tête à tête avec
moi-même et je ne me suis pas senti bien. Dans ces minutes-là,
j’ai parfois de telles bouffées de dépression que je…
Bref… Vous m’avez demandé pourquoi je vous proposais de
monter dans ma chambre. Eh bien, je vais vous répondre : pour ne pas
être seul. Vous me comprenez?
ELLE. (Avec
sérieux.). Je vous comprends très bien.
LUI. Vous me provoquez
tout le temps, parfois même vous vous moquez, mais je ne sais pas
pourquoi je trouve intéressant d’être avec vous. En tout
cas, c’est mieux que d’être seul. Aussi, je vous prie de
m’accompagner. Je n’exigerai rien de vous et dans tous les cas je
vous paierai.
ELLE. Bon, entendu. (Souriant
:) Je suis une fille sans expérience, je ne sais pas
résister.
LUI. (Doutant
de son succès.). C’est vrai, vous êtes
d’accord?
ELLE. Je vous ai dit
oui, voyons. Mais j’ai l’impression que cela ne vous réjouit
pas vraiment. Vous avez l’air quelque peu déconcerté.
LUI. Heureux,
plutôt.
ELLE. On dirait que le
bonheur vous est tombé dessus si soudainement que vous n’avez pas
eu le temps de faire un pas de côté.
LUI. Alors on y va?
ELLE. On y va. (Elle
se lève et prend son sac.) Attendez-moi un instant ici, je dois
régler l’addition au garçon.
LUI. C’est moi
qui règle.
ELLE. Pas besoin de
l’appeler, j’y vais. (Elle va vers la sortie.)
LUI. Mais vous allez
revenir?
ELLE. Et vous, vous
attendrez?
LUI. Vous doutez de moi?
ELLE. Et vous de moi?
LUI. Oui.
ELLE. Et vous faites
bien.
La femme
sort et son absence semble assez longue à l’homme. Il
l’attend avec une certaine inquiétude, ne la quittant pas du
regard. La femme revient.
LUI. Pourquoi ces
chuchotements avec le garçon?
ELLE. (Avec
une pointe de moquerie.). Nous récitions des vers. Vous
êtes jaloux?
LUI. Peut-être.
ELLE. Bon, eh bien, je
suis prête.
LUI. (Il fait
quelques pas, mais soudain s’arrête.). Tout à
coup j’ai un peu peur.
ELLE. Moi aussi.
LUI. De qui avez-vous
peur? De moi?
ELLE. Non. De moi.
LUI. Et moi, de moi.
Mais on y va?
ELLE. On y va.
FIN DE ACTE I
ACTE II
Une
chambre d’hôtel. L’Homme et la Femme entrent. Tous les deux
se sentent quelque peu gênés.
LUI. Eh bien, la
chambre vous plaît?
ELLE. Comment
dire… Dans un hôtel, fût-il un bon hôtel, il y a
toujours ce côté standard, aseptisé. Une table, un
sanitaire, un lit… On ne s’y sent jamais comme chez soi.
LUI. Si je comprends
bien, il vous arrive souvent d’aller dans les hôtels. Profession
oblige.
ELLE. Ça se
peut. Et alors?
LUI. Rien.
ELLE. Alors pourquoi
poser des questions oiseuses?
Pause.
L’homme
veut enlacer la femme. Elle s’écarte.
LUI. Qu’est-ce
que tu as?
ELLE. Rien.
LUI. Je ne comprends
pas, ne sommes-nous pas convenus de tout?
ELLE. Nous ne sommes
convenus de rien du tout. Vous m’avez priée de venir, je suis
là.
LUI.
J’espère que tu n’essaieras pas de me faire croire que je
suis le deuxième.
ELLE. Sûrement
pas.
LUI. Tiens, tiens! Et
tu en as eu beaucoup?
ELLE. Suffisamment.
LUI. Donc, tu as de
l’expérience?
ELLE. Pas peu.
LUI. Tu m’en
feras profiter?
ELLE. Nous nous
tutoyons à nouveau?
LUI. Au lit, on ne se
vouvoie pas.
ELLE. Nous ne sommes
pas encore au lit.
LUI. Mais nous allons y
être. (Il veut l’enlacer.)
ELLE. (S’écartant
très sèchement.). Vous avez décidé que
puisque j’ai été d’accord pour venir ici, on pouvait
ne pas se gêner avec moi?
LUI. Inutile de faire
croire que vous êtes montée, à la nuit tombée, dans
la chambre d’un homme pour boire le thé avec lui.
ELLE. Certes, pas pour
boire le thé. Nous boirons le champagne.
LUI. Cessez de
plaisanter. Où le trouverai-je à présent? (Il essaie
à nouveau d’enlacer la femme.)
ELLE. (Ne
réagissant pas du tout à ses étreintes. Le ton froid :).
Ne jouez pas la passion.
LUI. Mais je ne la joue
pas. Ce n’est pas la passion mais la curiosité qui pousse un homme
vers une nouvelle femme.
ELLE. (Sèchement.).
Contentez-vous de satisfaire votre curiosité sans l’aide de vos
mains. Posez-moi, par exemple, des questions et je répondrai.
LUI. Alors, vous
êtes venue seulement pour parler? Ici, dans cette chambre?
ELLE. Naturellement.
Selon vous, il vaut mieux discuter dehors dans le froid, le vent et la pluie? (Et
comme il la tient toujours enlacée, elle continue.) Si vous ne me
relâchez pas immédiatement, je m’en vais tout de suite.
L’homme
relâche la femme. Pause.
LUI. Si ces caprices
doivent se poursuivre, pourquoi donc êtes-vous venue?
ELLE. Peut-être,
parce que je me sentais seule. Comme vous.
LUI. Qu’est-ce
qu’une belle-de-nuit comme toi peut connaître de la solitude? De la
vraie solitude, quand tu n’as personne à qui adresser la parole,
à qui te confier, personne pour te comprendre et te répondre?
Quand tu te sens seul même entouré de gens, même si à
tes côtés dort un être supposé proche mais en
vérité étranger.
La femme ne
répond pas. Pause.
LUI. Alors quoi, nous
allons longtemps nous regarder comme ça?
ELLE. Calmez-vous et
asseyez-vous.
LUI. Je ne te comprends
pas.
ELLE. En revanche, moi
je vous comprends très bien. Vous n’êtes tout simplement pas
sûr de vous et vous ne savez pas comment vous y prendre. Vous êtes
tout le temps balloté entre votre timidité et un sans-gêne
que vous prenez pour de l’audace.
LUI. C’est juste,
pardon.
ELLE. Et si vous ne
vous conduisez pas comme il faut, je partirai tout de suite.
LUI. Qu’est-ce
que c’est que ce nouveau jeu?
ELLE. La continuation
de l’ancien. Seulement, comme au football, après la pause, nous
changeons de camp. Au restaurant, c’est moi qui vous sollicitais et
maintenant c’est votre tour. Montrez-moi comment vous vous y prenez.
LUI. Pour dire vrai, je
ne sais pas du tout m’y prendre.
ELLE. Je l’avais
déjà remarqué.
Pause.
LUI. Avec vous,
j’ai un peu de difficulté à relancer la conversation. Vous
ne m’avez même pas dit comment vous vous appelez.
ELLE. Si vous voulez,
appelez-moi Constance. Ou Nadine. Ou Aimée.
LUI. Et en
réalité?
ELLE. (Sans
répondre à la question, elle s’approche de la
fenêtre.). Quel sale temps dehors…
LUI. (Il
s’approche d’elle et regarde aussi par la fenêtre.).
Oui, il fait froid et c’est inconfortable… Il y a quelque chose qui
coince dans notre rencontre.
ELLE. Ne vous
désolez pas, nous avons toute une nuit devant nous. Tout peut changer.
LUI. Vous le promettez?
ELLE. Je
l’espère. Tout dépend de vous.
LUI. Et pourquoi ne me
demandez-vous pas mon nom?
ELLE. Parce que je le
connais.
LUI. (Stupéfait.).
Comment ça?
ELLE. Comme ça.
Je ne sais pas, cependant, comment je dois vous appeler. Il est un peu
tôt pour vous appeler Serge, et « Monsieur Odintsov »
me paraît trop formel.
LUI. Prenons un juste
milieu. Vous pouvez m’appeler Serguéï.
ELLE.
J’espère mériter le droit de vous appeler de façon
plus intime.
LUI. Mais, tout de
même, comment connaissez-vous mon nom? (Après un temps de
réflexion :) Peut-être, en bas, à l’accueil?
ELLE. Peu importe. Je
le connais, voilà tout.
Quelqu’un
frappe légèrement à la porte.
LUI. (Étonné.).
On frappe, ou je rêve?
ELLE. Non, vous ne
rêvez pas.
LUI. (Troublé.).
Qui cela peut-il être?
ELLE. Ouvrez, vous
saurez bien.
LUI. Non.
ELLE. Vous craignez que
l’on me voie dans votre chambre? N’ayez crainte, maintenant il
n’y a pas de police des mœurs.
Après
quelque hésitation, l’homme part. On entend un bruit sourd, des
voix puis le bruit de la porte qui se ferme. L’homme
réapparaît, poussant devant lui un chariot sur lequel il
n’est pas difficile d’apercevoir une bouteille de champagne dans un
seau à glace, des flûtes et quelques hors-d’œuvre.
L’homme a l’air très perplexe.
LUI. Voici… Le
champagne… Il nous vient du restaurant. Le garçon a même
refusé l’argent. Il dit que c’est réglé.
Bizarre. Je n’ai rien commandé.
ELLE. Il n’y a
rien de bizarre. C’est un don du ciel.
LUI. (Comprenant.).
Voilà pourquoi vous cherchiez le garçon, lorsque nous sortions!...
Vous m’obligez à rougir. C’était à moi de le
faire, mais ça ne m’est pas venu à l’esprit. Je suis
un âne.
ELLE. Essayez de
rectifier ça à l’avenir. (Elle prend son sac à
main et se dirige vers la sortie.)
LUI. Attendez,
où allez-vous de nouveau?
ELLE. Rassurez-vous, je
reviens.
LUI. Vous revenez,
c’est sûr?
ELLE. Pensez-vous que
je veuille rester sans champagne? (Elle sort.)
L’homme,
ne sachant que penser, regarde dans le couloir, revient, ôte sa veste, va
à nouveau à la porte mais, à ce moment-là, la femme
revient. Elle est vêtue d’une robe de soirée et tient dans
ses mains une boîte et un petit bouquet de fleurs.
LUI. (Réjoui
et étonné.). Où et comment avez-vous eu le
temps de vous métamorphoser si vite?
ELLE. J’ai
décidé de réactiver votre curiosité. (Embrassant
du regard la pièce :) Eh bien, qu’attendez-vous? Pourquoi rien
n’est-il prêt?
LUI. Et que faut-il
préparer?
ELLE. Tout de
même, quel empoté! Mettons la table ici.
Ils
transportent la table au centre de la pièce.
ELLE. À
présent, versez de l’eau dans le vase.
La femme
sort une nappe de la boîte, en recouvre la table, pose des chandeliers et
des chandelles sortis de la même boîte. L’homme, apportant un
vase rempli d’eau, y met les fleurs, aide la femme à enlever du
chariot le champagne, le couvert et le hors-d’œuvre. La femme
installe le vase et allume les chandelles. À présent la table
prend un vrai air de fête.
LUI. Où vous
êtes-vous procuré tout cela? Votre absence n’a duré
que deux minutes.
ELLE. C’est un
secret.
LUI. Vous êtes un
vrai mystère. Et d’où viennent les fleurs?
ELLE. De la
forêt. Que pouvais-je faire d’autre quand vous-même n’y
avez pas pensé?
LUI. Vous êtes
une femme rare.
ELLE. Visiblement,
c’est qu’avant vous n’avez pas eu de chance avec les femmes,
c’est tout. Éteignez la lumière.
LUI. Maintenant
c’est confortable et beau. J’aurais été incapable de
faire pareil.
ELLE. Mais vous voyez
notre rencontre comme un arrangement alors que moi je veux qu’elle soit
un rendez-vous. Eh bien? C’est vous l’hôte. Peut-être,
allez-vous m’inviter à m’asseoir et allez-vous ouvrir la
bouteille?
LUI. C’est vous
qui avez tout organisé et c’est moi qui me sens invité.
ELLE. En ce cas, je
m’assois sans cérémonie.
La femme
s’assoit. L’homme ouvre la bouteille de champagne et remplit les
flûtes.
LUI. Vous
m’offrez une fête remarquable.
ELLE. Alors buvons
à cette fête. Faisons de ce jour notre première fête
et nommons cette fête séparation.
Ils boivent.
LUI. Je dois avouer
que, quand vous le voulez, vous savez être très charmante.
ELLE. C’est ce
que je veux toujours, mais ça ne réussit pas toujours.
LUI. Ça
réussit, croyez-moi. (Il veut à nouveau
l’étreindre.)
ELLE. (S’écartant
calmement de ses étreintes.). Si vous ne savez pas où
mettre vos mains, versez plutôt du vin. Mon verre est vide, ne le
voyez-vous pas?
LUI. (Regagnant
sa place et remplissant les flûtes.). À quoi
buvons-nous, à présent?
ELLE. (Haussant
les épaules.). À l’amour. Au succès.
À la rencontre. (Avec un ton légèrement moqueur :)
Ou bien, vous pouvez boire debout à la santé des belles femmes.
N’êtes-vous pas un amateur follement expérimenté et
connaisseur du sexe féminin?
LUI. Eh bien…
Alors, je propose de passer au tutoiement.
ELLE. Pas la peine. Je
n’aime pas le tutoiement entre deux personnes qui se connaissent
très peu. Par exemple, un supérieur hiérarchique, allez
savoir pourquoi, se croit autorisé à tutoyer ses subalternes.
Très souvent ce n’est pas un signe d’intimité mais une
manifestation de familiarité et de goujaterie. (Regardant
l’homme :) Il ne faut pas chercher bien loin les exemples.
LUI. J’entends
votre reproche. Mais maintenant ce « tu » sera tout autre, rien
à voir avec celui d’avant. Pas méprisant, mais amical. Et
il sera mutuel. Vous êtes d’accord?
ELLE. Attendons un peu.
Le temps n’est pas encore venu pour cela. À propos, au sujet du
«tu» méprisant. Je crois comprendre que vous n’avez
pas aimé que je vienne m’asseoir à votre table et que, pour
le dire simplement, je commence à vous allumer.
LUI. Eh bien, pour
être honnête, ce n’était pas très beau.
ELLE. Comme vous
l’avez dit auparavant, c’était immoral. Pour vous, seules
les femmes d’une certaine catégorie peuvent se conduire ainsi.
LUI. En gros, oui.
ELLE. Mais si ça
n’avait pas été moi mais vous qui étiez venu vous
asseoir à ma table, vous étiez mis à me dire des
compliments et à m’inviter à passer la nuit avec vous,
ç’aurait été moral?
LUI. Eh bien…
Oui, ç’aurait été moral.
ELLE. Pourquoi?
LUI. (Haussant
les épaules.). Il faut bien que quelqu’un fasse preuve
d’initiative, sinon le genre humain s’éteindrait.
ELLE. Fasse preuve
d’initiative? Parfait. Mais pourquoi pas moi? Quand j’ai
commencé à parler avec vous au restaurant, vous avez pris cela
pour du dévergondage. Et si j’avais tenté aussi de vous
étreindre, comme vous venez de le faire vous-même?
Qu’auriez-vous pensé alors de moi?
LUI. À chaque
jeu ses règles.
ELLE. Il en
résulte que, dans ce jeu, il est juste permis aux femmes
d’être la proie mais pas le chasseur. Je ne reconnais pas de telles
règles.
LUI. Les femmes aussi
chassent. Simplement, elles ont leurs propres procédés.
ELLE. Laissons ces
plaisanteries. Je vois que toutes ces discussions sur
l’égalité des sexes, les préjugés
éculés, la liberté sexuelle et ainsi de suite ne valent
pas un clou. Au fond, la morale reste inchangée : l’homme peut
tout, la femme très peu. Elle doit rester assise, baisser timidement les
yeux et attendre qu’on s’intéresse à elle. Et si je
n’accepte pas cette morale, on me traite de je ne sais trop quoi.
C’est bien ça?
LUI. Oui et non.
ELLE. Alors pourquoi,
lorsqu’il est question de moralité, attend-on immanquablement
d’une femme de la discrétion, de la pureté, de la pudeur et
cætera? Pourquoi n’exige-t-on pas la même chose d’un
homme? Pourquoi, pour le dire dans un style soutenu, y a-t-il des femmes
déchues mais pas d’hommes déchus?
LUI. Selon vous, les
normes de conduite des femmes ont été inventées par les
méchants et affreux hommes? Mais elles ont leur origine dans la nature
elle-même. C’est justement de ça qu’il était
question, aujourd’hui, à notre conférence.
ELLE. Selon votre
psychobiologie? C’est, je crois, comme ça que s’appelle
votre spécialité? N’est-ce pas ennuyeux?
LUI. Que dites-vous
là! (S’animant :) C’est extrêmement
intéressant. Et savez-vous en quoi cela consiste? Le fait est que notre
psychologie, nos représentations de l’interdit et du permis, du
bien et du mal… (S’interrompant.) Excusez-moi, cela vous
ennuie, sans doute.
ELLE. Pourquoi donc?
Continuez.
LUI. Non, ce
n’est intéressant que pour moi. Vous allez trouver ça trop
spécial et abscons.
ELLE. Qu’y a-t-il
là d’abscons? (Avec le ton d’un conférencier tout
à fait sérieux mais des étincelles de joie dans les yeux :)
Il me semble que vous vouliez dire que notre psychologie, nos
représentations de l’interdit et du permis, du bien et du mal se
forment dès le plus jeune âge sous l’influence de la
famille, de l’école, des éducateurs, des enfants du
même âge, des livres, des films, des coutumes et des traditions
nationales, bref de notre milieu social. Au bout du compte, se forme une
psychologie déterminée par la société ou, pour le
dire autrement, une psychologie sociale.
L’homme
l’écoute avec un étonnement grandissant.
ELLE. Mais
l’être humain n’est pas seulement un être raisonnable,
il est aussi un animal ayant une nature biologique. En lui se trouvent depuis
sa naissance des instincts naturels, des désirs et des peurs. L’étouffement
de la psychologie naturelle de l’homme par l’éducation et par
la vie en société conduit à toutes sortes de complexes et
même à des dysfonctionnements psychiques. Ces questions sont
étudiées en détail dans les travaux capitaux de Fox,
Kislevski et Zarembo.
LUI. (Explosant.).
Qu’est-ce que ça veut dire, bon sang!
ELLE. (Sur le
ton de l’innocence.). Quoi donc?
LUI. Mais c’est
mon exposé! Presque mot pour mot!
ELLE. Non!? Qui
l’aurait cru!
LUI. Cessez de faire
l’imbécile! Qui êtes-vous, bon sang?
ELLE. Comment? Une
fille de petite vertu.
LUI. Suffit! Vous y
étiez aussi? Pourquoi ne vous ai-je pas vue? Vous êtes psychologue?
ELLE. Toutes les femmes
sont psychologues.
LUI. Vous savez
très bien que je parle de votre profession. Si vous n’êtes
pas psychologue, vous êtes biologiste?
ELLE. Non.
LUI. Oh et puis, je
n’y comprends rien. Qui êtes-vous? Que voulez-vous?
D’où vous vient cette connaissance des langues? Et comment
connaissez-vous mes travaux? Je suis sûr que vous m’espionnez, mais
pourquoi?
ELLE. Je vous assure
que je ne vous espionne pas. Je m’intéresse simplement à
vous.
LUI. Non, il y a
quelque chose qui n’est pas clair dans tout ça. Votre conduite est
une énigme.
ELLE. Je vous ai
déjà dit que toutes les énigmes semblent inexplicables
tant qu’on ne découvre pas le mot. Alors elles se
révèlent terriblement simples et n’apportent que
désenchantement.
LUI. Une chose est
claire pour moi depuis un moment déjà, c’est que vous
n’êtes pas une fille de trottoir. Vous êtes trop instruite et
intelligente.
ELLE. Même des
femmes instruites sont contraintes de gagner leur vie.
LUI. Il me semble que
votre voix m’est familière. Ne nous sommes-nous pas
déjà rencontrés?
ELLE. Non. Je veux
croire que si nous nous étions rencontrés, vous vous seriez
souvenu de moi.
LUI. C’est juste.
ELLE. Cessez de vous
casser la tête sur une énigme qui n’existe pas. Continuons
plutôt notre controverse.
LUI. Mais
d’abord, buvons.
ELLE. À notre
rencontre? C’est déjà fait.
LUI. Non, nous avons bu
à notre séparation. Votre toast n’était pas heureux,
portons en un nouveau.
ELLE. D’accord.
Ils
choquent les verres et boivent.
ELLE. Passez-moi votre
assiette, je vais vous servir. (Elle lui sert un hors-d’œuvre.)
LUI. Merci.
ELLE. Et si on revenait
à notre controverse? J’y tiens.
LUI. Pourquoi? Nous
débattions? Sur quoi?
ELLE. Vous étiez
sur le point de m’expliquer pourquoi vous pouvez choisir une femme qui
vous plaît, tandis que moi je ne peux pas choisir un homme.
LUI. Ce n’est pas
tout à fait ça. L’homme choisit, mais la femme est en droit
d’accepter ou de refuser le choix de l’homme. C’est pourquoi,
au bout du compte, c’est elle qui choisit.
ELLE. Mes ces choix ne
sont pas d’égale valeur. Supposons qu’à un bal se
trouvent cent dames et cent cavaliers, et que sur ces cent c’est moi que
cinq hommes décident d’inviter à danser. C’est vrai,
j’ai la possibilité de choisir parmi les cinq. Mais eux ont choisi
parmi cent femmes!
LUI. Il faut croire que
la nature savait ce qu’elle faisait; d’une manière ou
d’une autre chacun aura sa partenaire.
ELLE. Pas tous.
LUI. (Après
un court silence.). Pas tous, en effet.
ELLE. Et le couple qui
se forme n’est pas toujours assorti.
LUI. C’est vrai
aussi.
ELLE. Donc, vous
considérez qu’une femme doit toujours être non pas
l’archet mais le violon?
LUI. La question
n’est pas ce que je considère ou non. Le monde est comme
ça, tout simplement.
ELLE. Mais pourquoi?
Les femmes n’ont-elles pas le droit de chercher leur bonheur et de faire
ce qu’il faut pour l’atteindre? Les hommes et les femmes ne
sont-ils pas égaux?
LUI. Égal ne
signifie pas identique. Un chat mâle et un chat femelle sont aussi
juridiquement égaux, mais biologiquement ils se conduisent
différemment. Pareil pour les humains. Physiquement, une femme ne peut
pas prendre un homme, le posséder. C’est toujours lui qui la
prend, et elle, elle se donne. D’où différentes normes de
conduite : il choisit, elle attend d’être choisie.
ELLE. Vous raisonnez en
professionnel. Donc, une femme ne peut pas chercher.
LUI. Ce n’est pas
elle qui doit chercher, elle, on doit la trouver. C’est pourquoi le
premier motif du comportement d’une femme, c’est d’être
attirante.
ELLE. Mais
peut-être n’est-ce pas une loi de la biologie, mais une question
d’éducation et de tradition?
LUI. Les traditions
sont différentes d’un peuple à l’autre. Mais partout
nous voyons une seule et même chose : l’homme cherche la femme, la
choisit, fait tout pour l’avoir, l’achète, la prend. Mais on
ne voit pas le contraire. Et en général, c’est bien connu,
l’homme chasse la femme jusqu’à ce qu’elle le capture.
ELLE. C’est une
vieille fable.
LUI. Du reste, se
battre seul contre une morale acceptée par tous est toujours sans espoir
et n’a pas de sens. Et si l’on va à l’encontre de
notre nature biologique cela conduit inévitablement à toutes
sortes de névroses qui s’observent chez la majorité
d’entre nous.
ELLE. Vous compris?
LUI. Pourquoi
devrais-je être une exception? Cessons cette discussion, voulez-vous?
ELLE. Comme vous
voulez. Je vous aurais même invité à danser, mais je suis
certaine que vous ne savez pas.
LUI. Si, pourquoi? Un
peu moins bien qu’un ours, mais sûrement mieux qu’un
éléphant.
ELLE. On peut
peut-être essayer. (Elle le tire par la main, l’invitant
à danser et fait quelques pas avec lui.)
LUI. Non, ce
n’est pas la peine. Vous allez y perdre vos pieds.
ELLE. Donc, vous aussi
vous avez des problèmes, bien que vous soyez un grand théoricien
en matière de sexe. Et qu’en est-il dans la pratique?
LUI. Dans la pratique,
tout mon temps est accaparé par le travail. Le reste
m’intéresse peu.
ELLE. Et les enfants?
Et votre femme chérie? (Elle ajoute, non sans une pointe de
causticité :) Qui vous plaît sous tous les rapports?
LUI. Je n’ai pas
d’enfants.
ELLE. Pas de femme non
plus, peut-être?
LUI. Eh bien, si vous
voulez la vérité, pas de femme non plus, à présent.
ELLE. «À présent» vous voulez
dire maintenant pendant que vous êtes à l’hôtel?
LUI. Je n’ai pas du tout de femme. Depuis deux
ans.
ELLE. Une petite amie,
bien sûr.
LUI. Non plus.
ELLE. (Franchement
surprise.). Comment ça? un psychologue parlerait là
d’un cas lourd.
LUI. Ça ne va
pas aussi mal que vous le pensez, c’est bien pire.
ELLE. Que vous est-il
arrivé?
LUI. Rien de
particulier. Une histoire très triviale.
ELLE. Dites.
LUI. Vous ne
préférez pas boire?
Il remplit
les flûtes et ils trinquent.
ELLE. Et maintenant,
racontez.
LUI. En fait, Il
n’y a rien à raconter. Je me suis marié dans mon temps.
Alors, j’étais jeune et stupide. D’ailleurs, pas moins
stupide que jeune.
ELLE. Et après?
LUI. Un matin, je me
suis réveillé en comprenant qu’elle et moi n’avions
absolument rien à nous dire. Nos intérêts communs se
résumaient au lit et même eux s’amenuisaient de jour en
jour. Et au lieu d’apporter tout de suite un correctif, nous nous sommes
mutuellement pourri la vie.
ELLE. Effectivement,
c’est une histoire triviale. Mais pourquoi cela s’est-il
passé comme ça?
LUI. L’homme se
lasse toujours du mariage. De devoir être chaque jour ensemble. De ne
pouvoir se réfugier en soi. D’être conscient qu’il est
lié. Les femmes aiment nous tenir en laisse sans comprendre que plus la
laisse est courte, plus nous voulons nous en libérer.
ELLE. Mais vous vous en
êtes libéré, pourtant?
LUI. Oui. Nous nous
sommes séparés.
ELLE. C’est tout?
LUI. Non. Puis,
l’âge avançant, je ne suis pas devenu moins stupide et je me
suis remarié.
ELLE.
J’espère que cette fois vous avez choisi celle qui vous convenait?
LUI. Eh bien,
après mon premier mariage, moi j’évitais les femmes, mais,
d’une certaine manière, elle m’a remarqué. Tiens,
voilà, d’ailleurs, un exemple de qui choisit qui.
ELLE. Pourquoi
l’avez-vous épousée?
LUI. Et pourquoi nous
marions-nous, en général? Vous croyez que c’est par
affinité d’âmes? Par désir de rester ensemble toute
la vie et de mourir le même jour? Non. Par stupidité. Par la force
du hasard. À cause d’une taille fine et d’une jolie veste.
ELLE. Et comment cela
a-t-il fini?
LUI. Quelque deux ans
après, ma femme m’a trompé avec une nullité, et je
l’ai chassée. D’ailleurs, si je veux être
précis, c’est moi qui ai dû partir car la plus grosse part
de nos biens lui est revenue.
ELLE. Vous
l’aimiez beaucoup?
LUI. Non, pas beaucoup.
Ou plutôt, pas du tout. Mais ça a été un coup dur
pour moi.
ELLE. Pourquoi, si vous
ne l’aimiez pas plus que ça?
LUI. Eh bien, vous
savez… Rentrer chez soi et trouver sa femme au lit avec un autre
homme…
ELLE. Je vous comprends
mieux que ce que vous croyez… Et depuis vous ne vous en êtes pas
remis?
LUI. À
présent, si. Mais j’essaie de me tenir le plus loin possible des
femmes. Je me suis brûlé deux fois, cela me suffit. Comme dit la
chanson, je ne crois plus en l’amour.
ELLE. Mais on peut
rencontrer aussi des femmes sans qu’il soit question d’amour, mais
comme ça… par commodité.
LUI. J’ai peur.
Il suffit d’une minute d’inattention et te voilà pris au
piège. Et il est extrêmement difficile de s’en
défaire. Les femmes savent que nous avons besoin d’elles
physiologiquement et elles en usent effrontément. Et puis, qu’y
a-t-il en elles de bien?
ELLE. Chez les femmes?
Beaucoup de choses. Et qu’y a-t-il de mal?
LUI. Elles vous
enfoncent dans le quotidien, demandent de l’argent, aiment tirer au clair
les relations, vous séparent de vos amis… (Un temps.) Mais
le pire de tout, c’est qu’elles vous empêchent de travailler.
ELLE. On dit que
c’est toujours plus gai avec des femmes que sans elles.
LUI. Avec des femmes
comme vous, peut-être. Mais avec les autres… (Après un
petit silence.) Au vrai, celles-ci aussi s’ennuient avec moi. Je suis
quelqu’un qui retarde sur son époque : j’aime aller à
la pêche, écouter de la musique classique…
ELLE. Vous avez
été déçu par deux femmes et vous incriminez toutes
les femmes.
LUI. Pour les femmes,
je ne sais pas, mais les épouses, elles sont toutes pareilles. En
changer une par une autre n’a aucun sens. Je ne trouve de joie que dans
le travail.
ELLE. Tout ne tourne
pas rond dans votre vie et c’est pourquoi le travail est pour vous un
moyen de vous enivrer. Mais justement, il vous faut sans doute vous
arrêter et penser à ce que vous voulez.
LUI. Nous voulons tous
une seule chose, le bonheur.
ELLE. Mais nous sentons
confusément en quoi il consiste. Et si nous nous sommes fixé le
mauvais but, alors plus nous nous obstinons à atteindre le bonheur, plus
nous nous en éloignons. Tout le malheur est là.
LUI. Oui, c’est
vrai…
Pause.
Les deux
sont perdus dans leurs pensées. La femme s’approche à
nouveau de la fenêtre et plonge son regard dans l’obscurité,
promenant, pensive, son doigt sur le carreau.
LUI. Qu’avez-vous
vu par la fenêtre?
ELLE. Toujours pareil :
l’obscurité, la lumière blafarde des
réverbères, la pluie…Et la danse effrénée des
branches nues sur la musique du vent. Le vent, le vent partout…Vous
prenez l’avion demain?
LUI. Oui.
ELLE. Quand?
LUI. Tôt le
matin.
ELLE. Donc,
aujourd’hui, déjà. Aujourd’hui…
LUI. Je vois que vous
êtes plongée dans la mélancolie.
ELLE. Oui… Nous
sommes là à parler et le matin s’annonce, froid, gris,
matin d’automne…
L’homme
s’approche d’elle, par derrière, et doucement enveloppe ses
épaules. Elle continue de regarder par la fenêtre.
LUI.
Qu’écrivez-vous sur le carreau?
ELLE. Rien. Nos
prénoms. « Serguéï plus inconnue égale amour
».
LUI. Et moi je ne
connais toujours pas le prénom de cette inconnue.
ELLE. « Qui est-elle? Que veut-elle?
Seule des cieux connue?
Mais mon
cœur fol appelle
Cette belle inconnue » …
(Elle le regarde.) Ou il
n’est pas encore fol?
LUI. Cette romance de
Glinka est belle, mais vous, encore une fois, vous n’avez pas
répondu.
ELLE. Vaut-il la peine
d’alourdir votre mémoire d’un nouveau nom de femme? Du
reste, si vous voulez, appelez-moi Henriette.
LUI. Pourquoi Henriette?
ELLE. Pourquoi pas?
LUI. Vous vous appelez
vraiment ainsi?
ELLE. Vous rappelez-vous l’histoire du
célèbre bourreau des cœurs Casanova? Un jour il
séduisit la belle Henriette, passa une nuit de rêve avec elle
à l’hôtel vous voyez, à l’hôtel aussi lui
offrit une bague avec un diamant et lui jura un amour éternel. Le matin,
la jeune fille grava avec ce diamant quelques mots sur la vitre de la
fenêtre, jeta la bague dans le jardin et disparut. (Elle continue
à promener son doigt sur le carreau.)
LUI. Et ensuite?
ELLE. Bien des
années plus tard, notre séducteur vieillissant
s’arrêta par hasard dans ce même hôtel et dans cette
même chambre. S’approchant de la fenêtre, il vit soudain les
mots gravés avec le diamant. « Vous oublierez aussi Henriette.
» Et Casanova comprit qu’effectivement il l’avait
oubliée, que la vie passe, mais lui s’agite toujours autant, et
toute nouvelle amour « éternelle » ne dure que quelques
jours… Pareil pour vous, vous m’oublierez, vous m’oublierez
plus vite que ne disparaîtront ces mots bien que je les aie écrits
uniquement avec mon doigt sur un carreau embué.
LUI. (Il
l’attire soudain à lui et l’embrasse.). Tu es
merveilleuse… des comme toi, je n’en ai jamais
rencontré… Tu es si déroutante… Si on doit se
séparer dans quelques heures… Nous devons nous
séparer… Mais je me souviendrai longtemps de toi, très
longtemps!
ELLE. (Rayonnante
de bonheur.). Enfin…
LUI. J’en ai eu
envie tout le temps… Mais tu ne te donnais pas.
ELLE. Parce que tu ne
voulais pas comme ça.
LUI. Et à
présent je veux comme ça?
ELLE. À
présent oui.
LUI. « Aimez elles répondaient »,
oui?
ELLE. Oui. Tu vois, comment on passe naturellement au tutoiement?
LUI. Je
n’étais qu’un sot.
ELLE. Et tu
le restes.
LUI. Tu
n’as pas cessé de me remettre en place avec ton vouvoiement
ELLE. Parce
qu’il le fallait.
LUI. Oui,
j’ai eu un comportement indigne. Dis-moi, pourquoi m’as-tu
accosté? Sois franche.
ELLE. Tu ne
devines pas?
LUI. Non.
ELLE.
Pourtant, je t’ai déjà expliqué.
LUI. S’il te plaît, ne me parle pas
d’amour fou et subit. Nous ne nous connaissions pas.
ELLE. Je sais, cela n’est pas de ton goût.
Tu penses, comme tout le monde, qu’une femme ne doit pas se comporter
ainsi. Mais si je ne t’avais pas abordé, nous ne nous serions pas
connus.
LUI. Tu as bien fait, mais qu’est-ce qui
t’a décidée?
ELLE. Le fait, probablement, que je ne suis pas
heureuse.
LUI. Toi non plus?
ELLE. Moi non plus.
Est-ce qu’une femme comblée irait accoster un inconnu?
LUI. Et moi
j’avais l’impression que tu n’arrêtais pas de me taquiner.
ELLE. Oui, je voulais
que cela n’ait l’air que d’un jeu, parce qu’en
réalité tout cela était sérieux. Et puis avec mes
sarcasmes et ma vulgarité j’avais décidé de te faire
partir… J’avais compris qu’il me serait difficile de te
laisser moi-même.
LUI. C’est vrai?
ELLE. C’est vrai.
Et cela m’a fait peur.
LUI. Tu m’as
attiré dès le premier instant.
ELLE. Je sais. Tous les
hommes sont attirés par toutes les femmes. Mais j’avais envie de
quelque chose de plus grand, d’impossible.
LUI. De quoi, donc?
ELLE. Que veut toute
femme? L’amour.
LUI. Eh bien, tu
l’as presque obtenu.
ELLE. « Presque »? C’est donc que je
n’ai rien obtenu… et au matin tu prends l’avion…
LUI. Ne pensons pas au matin. Dis-moi d’où
tu viens, toute enveloppée de mystère?
ELLE. Aucun
mystère, tout est banal et simple. Mais je ne dirai rien. Je veux rester
dans ton souvenir la mystérieuse inconnue.
LUI. Pourquoi? Je me
suis bien confessé, moi. Mais pourquoi tant de scrupules? De toute
façon, nous nous séparons d’ici une heure ou deux.
ELLE. (Sur un
ton de voix changé.). Avec quelle
légèreté tu dis cela…
LUI. Mais nous allons
bien nous séparer.
ELLE. Et il n’y a
pas d’autre possibilité?
LUI. Et quelle autre
possibilité peut-il encore y avoir? Le billet est acheté, le
travail m’attend à la maison…
ELLE. (S’écartant
de lui.). Et tu ne peux pas reporter ton départ d’un
jour, d’une heure? Toute ta vie est-elle programmée et
écrite jusqu’à son terme? Tu ne peux te déplacer
qu’en suivant une ligne droite? Tu as peur de faire un pas à
droite ou à gauche?
LUI. Je n’ai pas
peur, mais…
ELLE. Non, tu as peur.
Tu as peur des femmes. Tu as peur des sentiments. Tu as peur, comme tu dis, du
romantisme. Tu disais que tu n’aimais pas les rencontres faciles, mais ce
sont précisément ces rencontres faciles que tu préfères.
Rencontres tranquilles. Qui ne te troublent pas. Qui ne changent rien.
Qu’importe qu’elles ne donnent pas de joie pourvu qu’elles ne
causent pas de désagréments. Sur une base raisonnable, comme en
économie politique. Marchandise-argent-marchandise. Lit-argent-lit. Mais
aucun amour. C’est bien ça?
LUI. « L’amour, l’amour
»… Et puis après? À nouveau, la déception?
À nouveau, la trahison? À nouveau, la solitude?
ELLE. Qu’est-ce que ça peut faire, ce
qu’il y aura après? Ce qui compte, c’est ce qui est
maintenant!
LUI. Mais je dois
prendre l’avion, tu comprends bien…
ELLE. Je ne comprends
pas. Pourquoi dois-tu? À qui es-tu redevable? Tu es vivant ou tu es un mécanisme
d’horloge? Est-ce que ce sont les circonstances qui te mènent ou
est-ce toi qui mènes ton destin?
LUI. Je ne sais
pas… Je n’ai pas l’habitude de revenir sur une
décision si soudainement… Et qu’est-ce que ça
changera si nous nous séparons un jour plus tard?
ELLE. Qu’est-ce
qui changera? Et même si rien ne change! Que cela ne soit
qu’une journée de bonheur éphémère! (Se
ressaisissant.). Et puis, fais comme tu veux.
LUI. Si tu veux, je
vais essayer d’échanger mon billet pour avoir un vol en
soirée…
ELLE. Crois-tu que je
vais tenter de te persuader de rester? Même si je le voulais, je ne le
ferais pas.
LUI. Qu’as-tu
à t’emporter? Cela, tous les deux, nous le savions d’avance.
ELLE. Ceux qui savent
d’avance me font pitié. Demain comme aujourd’hui,
aujourd’hui comme hier… Si la vie est privée de surprises,
alors il ne sert à rien de vivre. Regarde-toi, tu ne vis pas, tu
existes. Ton cœur est vide, verrouillé. Va où tu veux avec
ton avion, et quand tu veux.
LUI. (Essayant
de l’enlacer.). Ne te fâche pas…
ELLE. (Repoussant
sèchement ses tentatives.). Arrête. On n’embrasse
pas une femme en pensant à l’avion qu’on doit prendre. Mieux
vaut se séparer, et le plus vite sera le mieux.
Longue pause.
LUI. Bon, eh bien,
c’est décidé. Mais je vais regretter de te quitter sans
savoir rien sur toi.
ELLE. (Après
une longue pause.). Si tu veux, pour que tu n’aies pas de
regrets, je vais te parler de moi. J’ai promis que tu ne
t’ennuierais pas et je tiendrai parole.
LUI. Ce n’est pas
Henriette que tu t’appelles?
ELLE.
Évidemment, non.
LUI. Et comment?
ELLE. Bon, si Henriette
ne te plaît pas, appelle-moi « Juana ».
LUI. De plus en plus
opaque. Mais quelle imagination!
ELLE. C’est comme ça qu’on me
taquinait à l’école : « Doňa Juana ».
LUI. Pourquoi?
ELLE. J’étais une jeune fille romantique
érudite. J’adorais depuis ma jeunesse Don Juan. Je croyais que des
hommes tels que lui, courageux, généreux, beaux,
désespérés existaient encore aujourd’hui.
J’espérais que je le rencontrerais ou qu’il me trouverait.
Pour lui, je voulais être instruite, intelligente, érudite…
Je me suis même inscrite à la faculté des lettres seulement
pour lire dans le texte original ce qui concernait mon héros
préféré. Mon mémoire aussi était sur Don
Juan.
LUI. Ah! donc, tu es philologue…
ELLE. J’imaginais, comment, beau et courageux, il
viendrait me séduire, mettant en œuvre tout son arsenal de charme
et d’éloquence…
LUI. Et toi, tu serais inexpugnable?
ELLE. Non, au contraire, dans mes rêves
j’imaginais qu’il me soumettrait et que je me donnerais à
lui avec passion. Mais il m’aimerait de telle sorte qu’il ne me
quitterait pas. Comme toutes les femmes, je rêvais d’être la
dernière femme de Don Juan… Une idiote imbue de
littérature.
LUI. À présent encore, tu es imbue de
littérature.
ELLE. Oui. Mais je ne suis plus tellement idiote.
LUI. Bon, et tu l’as rencontré ton
héros?
ELLE. Oui… Ni l’intellect, ni
l’érudition n’ont sauvé la jeune idiote
exaltée d’un aveuglement bref mais total. Dès avant
qu’il me laisse, j’ai compris qu’il était un coureur de
jupons, vaniteux, mignon, assez bête et rien de plus. Il n’avait
pas son Leporello et tenait lui-même sa liste donjuanesque avec un soin
mesquin. J’étais la cinquante et unième. Et il se vantait
qu’il ne s’arrêterait qu’une fois atteinte la centaine.
LUI. Et comment as-tu supporté cela?
ELLE. Je me suis vengée.
LUI. Comment?
ELLE. (Après un petit
silence.). Je ne sais pas si je dois te dire.
LUI. Vas-y, puisque tu as commencé.
ELLE. Oui, et puis on va se séparer… Pas
vrai?
LUI. Oui, bien sûr. (Pause.) Mais pourquoi
ce silence?
ELLE. (Le ton de sa voix
change.). Écoute, si ça t’intéresse.
J’ai décidé de devenir moi-même Don Juan. Plus
exactement Doňa Juana. Il séduisait les femmes, je séduirais
les hommes. Le plus grand nombre possible. Puisque ce genre d’homme est
vu comme un héros, pourquoi une femme ne deviendrait-elle pas une
héroïne également?
LUI. (Le front assombri, il
s’écarte de la femme.). Alors, tu as réussi?
ELLE. En gros, oui.
LUI. Étrange vengeance.
ELLE. Peut-être.
LUI. Et stupide. Car celui qui t’a quittée
n’en a rien su. Et s’il a su, il n’en a eu que faire.
ELLE. Pareil pour moi.
LUI. Et à combien de noms se monte ta liste
donjuanesque?
ELLE. Beaucoup. Et le plus intéressant,
c’est que depuis c’est toujours moi qui les ai quittés et
non pas eux qui m’ont quittée.
LUI. Sans doute t’a-t-il fallu de grands efforts
pour dépasser le nombre de ton idole?
ELLE. Non, pas vraiment. C’est Don Juan qui a
dû faire des efforts pour séduire les femmes, parce qu’elles
résistaient. Et elles résistaient parce que c’est cela
qu’on attend d’elles. Mais les hommes ne songent même pas
à résister. Tu t’offres, ils acceptent tout de suite. De
plus, ils s’estiment vainqueurs. C’est même ennuyeux.
C’est pourquoi j’ai décidé de les vaincre par une
autre voie.
LUI. Comment précisément?
ELLE. Pas comme tu le penses. Il suffisait à Don
Juan de coucher avec une femme, pour que cela soit perçu comme sa
victoire. Mais pour moi, se donner, ce n’est pas une victoire sur
l’homme, c’est une défaite. Et moi je veux vaincre. Je veux
réellement le séduire, qu’il tombe amoureux de moi. Et
c’est de loin plus difficile.
LUI. Même pour une femme comme toi?
ELLE. La principale difficulté c’est que
l’on permet à l’homme de prendre l’initiative, et pas
à moi, comme tu l’as expliqué. Et il m’a fallu braver
les convenances et me lancer. Le reste s’avéra assez simple.
LUI. Et comment, selon toi, rend-on les hommes amoureux?
ELLE. En gros, comme avec les femmes. Par la flatterie.
Grossièrement, droit dans les yeux. Presqu’à la Hugo :
«
Comment, disaient-elles,
Attirer Achille,
Sans
brûler nos ailes?»
(Après une pause :)
«Flattez, disaient-ils. »
LUI. Et ça marche?
ELLE. Infaillible. Certes, il y a une différence.
Si l’homme arrive à ses fins par des promesses d’amour
éternel, la femme, au contraire, est obligée de promettre de ne
pas s’imposer à jamais. Cela effraie l’homme. Non, rien
qu’une nuit. Qu’une heure. Tu es libre. Tu n’es pas
lié. Tu n’es tenu à rien. Tu peux disparaître, partir
quand bon te semble, où bon te semble.
LUI. (Avec froideur.).
Idée intéressante.
ELLE. Tellement rebattue, que s’en est même
ennuyeux.
LUI. Et moi aussi, tu as tenté de me prendre de
la même façon?
ELLE. (Sur un ton
provocateur.). Et qu’est-ce qui te distingue des autres?
À propos, n’est-il pas temps que tu ailles à
l’aéroport?
LUI. Tu as beaucoup d’esprit, beaucoup de fiel
mais peu de cœur.
ELLE. On voit tout de suite que la remarque émane
d’un biologiste.
Pause.
LUI. Je crois que je vais y aller.
ELLE. N’est-il pas trop tôt?
LUI. J’attendrai l’avion à
l’aéroport. De toute façon, je ne m’endormirai pas. (Il
prend son porte-documents, y jette sa cravate, son rasoir électrique et
ses autres rares affaires.)
ELLE. Tu pars comme ça? Sans aucune
hésitation?
LUI. Je pars comme ça.
Pause.
LUI. Supposons que je reste et que je fasse
l’amour avec toi. Peut-être que ça me plaira.
Peut-être, cela éveillera-t-il en moi quelque chose de plus que la
sympathie. Et ensuite, tu te mettras à rire, tu prendras ton carnet, tu
noteras et diras : « C’est bon, tu es dans la liste. Numéro
cent. Tu peux y aller. » C’est bien ça, non?
La femme se
tait.
LUI. Non, je ne changerai pas mon programme. Tu te fais
une fierté maintenant de ce que c’est toujours toi qui quittes, eh
bien! cette fois-ci c’est toi qu’on quitte.
ELLE. Ce n’est pas grave, je survivrai. J’ai
déjà connu ça. Et puis, nous ne nous quittons pas. Nous
nous séparons simplement, faute d’avoir pu nous rencontrer.
LUI. Tant mieux. (L’homme fait claquer son
porte-documents, fait quelques pas vers la sortie, mais s’arrête.)
Je veux seulement demander… Comment es-tu au courant, quand même,
de ce qui s’est dit à la conférence?
ELLE. C’est la seule chose qui te tracasse en ce
moment?
LUI. Non, mais… Tu n’es pas obligée
de le dire.
ELLE. J’y ai participé en tant
qu’interprète. Quand tu lisais ton rapport, je le traduisais
instantanément en français, et quand les Français ou les
Espagnols lisaient leurs rapports, je les traduisais en russe.
LUI. Voilà donc pourquoi ta voix m’est
familière!
ELLE. Oui, tu l’as entendue dans les
écouteurs. Tu vois, que tout est simple.
LUI. Mais la traduction simultanée, qui plus
est, de textes spécialisés, exige un haut degré de
qualification.
ELLE. Oui. Et pour ça, on me paie bien. Tu
voulais savoir comment je gagnais ma vie et combien je touchais, maintenant tu
le sais. Au fait, ton rapport m’a beaucoup intéressée.
LUI. Tu y as compris quelque chose?
ELLE. Figure-toi qu’à
l’université nous avons aussi étudié la psychologie,
si bien que j’ai même trouvé intéressant de
t’écouter. Ce n’est pas pour rien que sur Internet il y a
des milliers de liens vers ton nom.
LUI. Je vois que tu t’étais bien
préparée.
ELLE. « Connais-toi et connais ton ennemi, ainsi
cent fois tu vaincras dans cent batailles ». C’est un aphorisme
chinois. Mais je n’ai pas vaincu.
LUI. Et tu le voulais?
ELLE. Beaucoup. Toute la soirée j’ai craint
qu’à tout moment tu ne te lèves et partes et je
m’efforçais de te retenir par tous les moyens. Au moins cinq
minutes encore, une minute… Voilà pourquoi tantôt je jouais
les prostituées, tantôt je simulais la femme honnête, avec
des manières tantôt exquises, tantôt vulgaires.
J’enflammais ta curiosité, t’appâtais, minaudais,
faisais l’intéressante pourvu seulement que tu ne partes pas.
Pourvu que tu ne partes pas…
LUI. (Après avoir gardé
le silence.). Oui, notre rencontre n’a pas été
des plus faciles. Tu avais raison. (Il prend la clé.) Allons.
ELLE. (Sans bouger de sa
place.). Tu pars quand même?
LUI. Et toi aussi tu pars. (Il fait tourner sa
clé accrochée à un porte-clé.) Je dois fermer
la porte à clé.
ELLE. Tu veux me mettre à la rue sous la pluie?
LUI. Tu ne peux pas rester ici. Je dois rendre la
clé.
ELLE. Ne t’en fais pas pour moi. Va. Je vais
ranger, puis je fermerai la porte et je rapporterai ta clé.
LUI. Et pour aller où en pleine nuit?
ELLE. Ça te tracasse? J’occupe la chambre
contiguë avec la tienne, mais tu ne l’avais même pas
remarqué. Et moi, je voulais tellement que tu m’adresses la parole!
LUI. Tous ces quatre jours, nous étions à
côté l’un de l’autre?
ELLE. Oui, et maintenant la conférence est
achevée et demain soir, moi aussi, je prends l’avion. Plus
exactement, aujourd’hui déjà.
LUI. Alors… (Après hésitation.)
Et puis, non… Au revoir.
ELLE. Un moment!
LUI. (S’arrêtant.).
Quoi encore?
ELLE. (D’un ton
libéré.). Rien de particulier. Je veux simplement te
raconter une anecdote en guise d’adieux. Puisqu’il faut te
distraire, allons jusqu’au bout. Un homme, épuisé et
pâle, arrive chez son médecin : « Docteur, toutes les nuits
le même cauchemar m’assaille. Une voix me dit en boucle quelque
chose en italien, sûrement, quelque chose de très important. Je
fais des efforts pour comprendre, mais c’est peine perdue. Ça me
plonge dans une telle inquiétude que je me réveille et que je ne
peux plus me rendormir ». ‒ Et vous comprenez l’italien?
‒ demande le médecin. ‒ Justement, non, ‒
répond le patient. ‒ Alors, la seule chose que je puisse vous
conseiller, ‒ dit le médecin, c’est d’apprendre
l’italien. Alors vous comprendrez ce que vous dit la voix et,
peut-être, serez-vous rassuré. Deux mois ont passé et le
médecin rencontre son patient, par hasard, dans la rue, joyeux,
resplendissant et le teint coloré. ‒ Alors, vous avez appris
l’italien? ‒ demande le docteur. Le patient répond : ‒
Non, je dors avec une interprète.
LUI. Pourquoi est-ce que tu me racontes ça? pour
me relancer?
ELLE. (Moqueuse.).
Pour que tu saches que tu es passé à côté
d’une rare possibilité de te défaire de ta
dépression. (Avec cruauté :) Et maintenant, va-t’en,
va-t’en au plus vite. Je suis très fatiguée.
L’homme
marche lentement vers la sortie et s’arrête à la porte.
LUI. Probable, qu’on ne se verra plus. Mais
ça ne peut pas être autrement… Tu dois me comprendre…
La femme ne
répond pas.
LUI. Adieu. (Il sort.)
La femme,
seule, reste longtemps assise et immobile. Puis, lentement, elle éteint
les deux bougies, l’une d’abord, puis l’autre. À
travers la fenêtre pénètrent les premières
clartés d’un matin d’automne maussade. Elle se lève,
s’assoit, se relève, puis
machinalement débarrasse la table.
À
l’embrasure de la porte apparaît l’homme.
LUI. C’est encore moi.
ELLE. (Pas encore revenue de
ses méditations, sur un ton distant :). Vous avez
oublié quelque chose?
LUI. Oui. Heu… non. Dis-moi, tout ce que tu as
dit sur toi, tu l’as inventé?
ELLE. Et si je réponds non?
LUI. Tu as raison, ce n’est pas important…
Tu sais, à peine étais-je sorti que j’avais compris tout de
suite… si je laissais passer cette occasion, je le regretterais toute ma
vie… Il y a en toi… J’ai du mal à expliquer…
ELLE. Je ne vous comprends pas bien.
LUI. Moi-même je ne comprends pas. Ça fait
si longtemps que je n’ai pas éprouvé ça. Je pensais
que jamais plus je ne l’éprouverais… C’est pourquoi
j’ai eu peur. Toi et moi, c’est comme deux papillons attirés
par un feu… Bien que nous sachions comment cela peut se terminer. Mais
ça m’est égal. S’il faut aller au feu, eh bien, soit!
ELLE. (Avec douceur.).
Tout doux. Assieds-toi.
Il
s’assoit.
ELLE. Et maintenant,
dis-moi, pourquoi tu es quand même revenu.
LUI. Tu ne comprends pas? (Il prend en souriant la
bouteille de champagne.) Il nous reste à finir le champagne.
RIDEAU
[*] Eugène
Onéguine, Roman en vers d’Alexandre
Pouchkine, traduit par Charles Weinstein, éditions L’Harmattan,
Janvier 2016.