Valentin Krasnogorov
LES RATS
Un fragment de souvenirs
Traduit du russe par
Daniel Mérino
On me demanda, un jour, si une fois je m’étais
évanoui. Cette étrange question me fit sourire et j’allais dire non, mais
l’instant d’après j’étais plongé dans mes pensées. Remontaient à la mémoire la
guerre, la Sibérie, les baraquements et les cagnas souterraines de la petite
cité ouvrière, construite à la hâte tout à côté de l’usine militaire d’Yourga. C’est
dans cette usine, que mon père passait ses nuits et ses jours…
Il advint que je tombai malade. Cet hiver-là, la
scarlatine sévissait dans la cité et maman, à tout moment, scrutait mon visage
avec angoisse, craignant d’y voir le triangle blanc, signe de la maladie, dont il
n’était pas rare de mourir alors. Pendant deux ou trois jours je le sentis
passer. Puis, cela alla mieux, je paressais dans mon lit, me délectant à la
conscience qu’il ne fallait pas aller à l’école, avalant à même une petite
soucoupe de la bouillie de riz sucrée, sous le regard envieux de mon frère.
Nous ne mangions pas à notre faim depuis plus de deux ans…
Il ne se passa pas longtemps, que déjà je
m’ébattais dehors la maison. Le froid mordant ne m’empêchait pas de jouir de ces
vacances inopinées. Il n’était pas encore question de m’envoyer à
l’école : le docteur, bien qu’il n’eût pas diagnostiqué à mon sujet la
scarlatine, prescrit, à tout hasard, une quarantaine d’une durée de trois
semaines. Lorsque le délai fixé fut écoulé et qu’on s’apprêtait à me renvoyer,
on découvrit que ma peau se détachait par morceaux, signe certain que j’avais
eu la scarlatine. Je fus, sur-le-champ, envoyé au pavillon d’isolement. Par la
suite je restai longtemps sans pardonner au docteur cette décision insensée.
Le pavillon d’isolement, une baraque ramassée,
comme si on l’avait écourtée, se tenait, solitaire, loin de la cité, à la
lisière d’un terrain vague désolé. On y comptait en tout et pour tout deux
malades, y compris moi. L’autre, le deuxième, était un adulte. Il portait des
lunettes et était, je crois, un cadre. En tout cas, les infirmières étaient aux
petits soins pour lui. Il vivait dans une pièce à part, suffisamment chaude.
Son visage replet ne se départait pas d’une expression de mépris. Moi, il ne me
remarquait pas.
Je vivais aussi dans une pièce à part, dans
laquelle il n’y avait ni table, ni chaise, seulement quelques lits en fer, sans
literie, le long des murs. Leurs squelettes rouillés donnaient à la chambre un
air de prison abandonnée. De l’unique fenêtre on aurait pu voir le terrain
vague, mais les carreaux internes de la fenêtre à double vitrage étaient recouverts
d’un rideau de givre. Durant tout ce temps, le givre pas une fois ne s’en
détacha. Il était impossible que maman et moi puissions nous voir, et cela était
particulièrement fâcheux. Quelquefois quelqu’un frappait à la fenêtre et moi,
le cœur battant, je frappais en guise de réponse. Oh, comme j’avais envie
parfois de voir, ne fût-ce qu’un instant, le sourire de maman !
Il faisait froid dans cette pièce qui n’était ni
une chambre ni une geôle, mais durant la guerre je m’étais endurci. J’avais
très faim, mais même cela n’était pas ce qu’il y avait de plus terrible :
j’avais appris depuis longtemps à endurer la faim. Le souvenir de moi autre
qu’affamé n’existait tout bonnement pas. Il m’était difficile, en gros,
d’imaginer qu’on pût vivre sans être tiraillé par la faim. Toutefois, dans le
pavillon d’isolement, elle était singulièrement torturante. On me nourrissait
d’une sorte de liquide trouble. Je ne découvrais pas non plus une telle
nourriture, mais les portions de brouet de l’hôpital étaient bien trop maigres.
De la zone libre, il ne me parvenait rien. De toute façon, qu’en attendre :
à la maison, il n’y avait rien à manger, non plus, et le médecin assurait que
dans le pavillon d’isolement on était copieusement nourri. Ce n’est que
beaucoup plus tard, que j’appris que maman, après avoir vendu deux ou trois
bricoles de notre saint-frusquin, m’avait quand même apporté à manger. Les
colis n’arrivèrent jamais jusqu’à moi : ce sont les infirmières qui
mangèrent tout. En plus, elles volaient aussi la farine destinée à préparer le
brouet. Les infirmières, je les voyais rarement. Elles restaient à se chauffer
près du poêle, dans la salle de garde, où elles papotaient et riaient. Quand
elles me parlaient, c’était avec des mots grossiers et par saccades.
Le froid, la faim, l’absence de jouets et de
livres, tout cela, je le redis, j’en avais l’habitude et ne m’atteignait pas.
Mais pour la première fois de ma courte vie, je me heurtai à la solitude. Ce
n’était pas facile, mais je ne me plaignais pas. Auprès de qui, d’ailleurs,
l’aurais-je fait ?
Je revois très précisément la pièce, vide et
froide, éclairée d’une petite lampe nue blafarde, et je revois ce gamin — moi —
tout recroquevillé, abandonné, impensablement décharné, enveloppé dans
d’incroyables fripes (à mon arrivée, on me prit mes vêtements, des fripes
aussi, d’ailleurs, et on les envoya à la désinfection). Ma réclusion dans le
pavillon d’isolement dura onze jours interminables…
Je désirais intensément, que le temps, qui s’était ralenti,
s’écoulât au moins un chouïa plus vite. C’est sans doute cela qui me fit
composer des vers. Avant le pavillon d’isolement (mais même après), je ne
montrais pas de dispositions pour la poésie. J’avais avec moi un porte-plume et
un petit cahier (naïvement ma maman pensait que je pourrais faire mes devoirs à
l’hôpital), mais l’encre de l’encrier gelait souvent et j’écrivais mes œuvres
au crayon gris. Dommage, qu’elles ne se soient pas conservées. Une des poésies
était consacrée, bien sûr, à ma scarlatine. J’en ai retenu deux lignes :
Diagnostic
cruel, qui me rendit très pâle :
La
peau perdras, ainsi que rose ses pétales.
« Diagnostic cruel » et « La peau
perdras » me gênaient un peu à cause du nombre de pieds inégal, mais je ne
pouvais renoncer à une si belle comparaison. Une autre poésie, presque un poème,
chantait les exploits des explorateurs polaires et leur inflexible volonté. Il
commençait ainsi :
Alentour
la banquise
Icebergs
partout en vue…
C’est le jour, que j’essayais de dormir. Avec la
tombée de la nuit, c’étaient les rats qui devenaient les maîtres de la baraque.
Ils surgissaient de toutes les fentes, énormes, effrayants et effrontés. La
faim et le froid les chassaient de tous les coins du terrain vague. Leur nombre
était sans fin. Tous les soirs, le plancher au vernis luisant devenait presque
complètement un tapis de poil ondulant et bruissant. Parfois, dans ce mélange
confus et grouillant déferlaient des vagues grises, des rats sautillaient,
formaient un tas indestructible, s’affrontaient en de courts combats, couinaient,
se griffaient et se calmaient à nouveau. Il va de soi que je n’éteignais pas la
lumière et je restais des heures assis sur mon lit, le tisonnier à la main. Les
rats me regardaient, je regardais les rats. J’avais peur de dormir : je
craignais qu’ils me mangeassent durant mon sommeil. Souvent, néanmoins, je ne
pouvais rester maître de moi et je m’oubliais pour quelques minutes dans un
sommeil léger et agité, mais au moindre frôlement ou mouvement de la couverture
je tressaillais et m’emparais du tisonnier. Je me rappelais Brehms (« La
vie des animaux » — l’un des deux seuls livres, que j’avais dans mon
enfance, et je le connaissais par cœur ; le deuxième s’intitulait
« Comment mon frère le Lapin a vaincu le Lion »). L’illustre
naturaliste assurait que les rats, à la différence des souris, sont inventifs
et intelligents, ce qui n’était pas pour me rassurer. J’essayais de deviner ce
qu’il adviendrait de moi, si ces créatures se mettaient d’accord et se jetaient
toutes à la fois sur moi. Je savais, pour l’avoir lu dans ce même livre, que
les rats aiment la musique et se laissent facilement dresser. Dresser cette
horde, je ne pouvais le faire, et puis je n’avais pas de quoi les nourrir. J’ai
essayé de leur siffler quelque chose, mais, visiblement mes talents musicaux
étaient insuffisants, car ils ne manifestaient aucun signe de plaisir.
Finalement, les rats se sont habitués à moi, mais cela ne signifiait pas qu’ils
étaient devenus plus bienveillants. Ils cessèrent simplement de me craindre.
Souvent, ils me rejoignaient d’un bond sur le lit. Leurs regards me semblaient
avides et féroces. Les bêtes étaient très affamées et je les
comprenais. Je m’habituai moi aussi à elles et, sans lâcher mon tisonnier, je
composais des vers, mais ne cessai pas d’avoir peur. Peut-être, les rats
n’agressent-ils jamais l’homme et mes peurs étaient-elles vaines, mais je
venais d’avoir à peine huit ans…
Une nuit, j’eus mal à la tête. J’avais, avant
aussi, des maux de tête, mais cet accès-là fut particulièrement fort. Comme
toujours, j’étais à mon poste de combat sur mon lit, et devant moi tanguaient
et flottaient les murs nus blanchis, les carcasses des lits, la petite ampoule,
suspendue de travers au bout d’un double fil crasseux, et les rats, les rats,
les rats… Il me fallait aller quelque part et, j’eus beau retarder le moment
d’y aller, il arriva que je ne pus plus le retarder. Je mis en route un rituel
familier : je me mis à crier, à frapper le sol avec mon tisonnier et à
lancer des morceaux de charbon, que j’avais préparés dès le soir, sur les bêtes
les plus effrontées. Les rats reculèrent à contrecœur vers les plinthes. J’enfilai mes valenkis, pris le tisonnier et
arrivai tant bien que mal dans le couloir. Le plus désagréable était devant
moi, au bout du couloir, dans le petit réduit, où il y avait un plancher avec
un trou noir, d’où s’exhalaient puanteur et froid. Le réduit, lui aussi, était
plein de rats, je le savais. Ils sautaient lestement dans le trou, et du trou
couraient le long des lattes glissantes, couvertes d’une urine jaunâtre gelée,
et regardaient par chaque fente. J’y allais par le couloir, frappais du tisonnier
et chantais, suffisamment fort, pour être entendu des rats et pour qu’ils
sachent que je ne les craignais pas, mais suffisamment doucement pour que les
infirmières ne se réveillent pas et ne se mettent à jurer. Devant la porte de
foyer du poêle se trouvait une bassine remplie d’eau (en cas d’incendie). Et la
douleur à la tête n’avait pas cessé d’être plus qu’intense, le sol se dérobait
sous mes pas, des taches imprécises passaient devant mes yeux.
J’ai perdu conscience en revenant, dans le
couloir. Je n’ai senti ni la douleur ni
le coup de la chute. La première chose que je ressentis, lorsque je revins à
moi (il me sembla que cela se produisit instantanément), ce fut la sensation
douce et fraîche d’un effleurement de mes doigts : à la suite de ma chute,
ma main se retrouva dans l’eau de la bassine. À peine eus-je compris où j’étais
et ce qui était arrivé, qu’aussitôt jaillit cette pensée : « Ils vont
me manger. » Je ne pouvais, de faiblesse, ni bouger, ni crier…