Valentin Krasnogorov
Le
chien
Ñîáàêà
Pièce en deux actes
Traduit
du russe par Daniel Mérino
ATTENTION ! Tous les droits d’auteur de la
pièce sont protégés par les lois de la Russie, le droit
international et appartiennent à l’auteur. Il est interdit
d’éditer et rééditer, de reproduire, de jouer en public,
de mettre sur Internet des représentations de la pièce, toute
adaptation cinématographique, toute traduction en langue
étrangère, d’apporter des modifications au texte de la
pièce lorsqu’elle est mise en scène (y compris une modification
du titre) sans autorisation écrite de l’auteur.
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Valentin
Krasnogorov
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Website: http://krasnogorov.com/en-fr-de/francais/
Daniel
Mérino
© Valentin Krasnogorov
À propos de l'auteur
Le nom de Valentin Krasnogorov est bien connu des amateurs de
théâtre en Russie et dans de nombreux pays. Ses pièces
“Chambre de la mariée”, “Chien”, “Passions chevaleresques”, “Les charmes
de la trahison”, “L’amour à perte de mémoire”, “Aujourd’hui ou
jamais”, “Allons faire l’amour !”, “Les rendez-vous du mercredi”, “Sa liste
à la Don Juan”, “Leçon cruelle”, “Rencontre facile”, “Les trois
beautés”, et d’autres encore, mises en scène dans plus de 500
théâtres, ont été chaleureusement accueillies par
les critiques et les spectateurs. Le livre de l’écrivain “ Fondamentaux de
la dramaturgie. Théorie, technique et pratique du théâtre " sur l’essence du drame comme genre de la
littérature a mérité les éloges de
personnalités en vue du théâtre. Des réalisateurs
exceptionnels, tels que Gueorgui Tovstonogov, Lev Dodine et Roman Viktiuk ont
travaillé sur la mise en scène de certaines de ses
pièces.
Valentin Krasnogorov, docteur ès sciences techniques, est l’auteur
de monographies et d’articles dans les domaines de sa spécialité.
Qu’il s’adonne au genre dramatique témoigne de ce qu’il a quelque chose
à dire avec ses pièces. C’est avec la même habileté,
qu’il crée des pièces en un ou plusieurs actes dans des genres
divers : comédie, drame, tragédie. La tension et les conflits de
ses pièces trouvent leur résolution dans des dialogues
animés et une action rapide. L’auteur utilise des situations paradoxales
et des intrigues inhabituelles pour entraîner les lecteurs et les
spectateurs dans des mondes créés par son imagination. Satire
acérée, sens de l’humour subtil, grotesque, absurdité,
lyrisme, art de saisir dans ses profondeurs la nature humaine, telles sont les
principales caractéristiques des œuvres de Krasnogorov.
Les pièces du dramaturge sont fermement ancrées dans le
répertoire des théâtres, passant le cap de centaines de
représentations. Les critiques soulignent que “les pièces de
Krasnogorov traversent facilement les frontières” et qu’elles
appartiennent aux meilleures pièces modernes”. Nombre d’entre elles sont
traduites, mises en scène dans les théâtres,
radiodiffusées, adaptées pour la télévision dans
divers pays (Australie, Albanie, Angleterre, Bulgarie, Allemagne, Inde, Chypre,
Mongolie, Pologne, Roumanie, Slovaquie, Etats-Unis, Finlande, Monténégro,
République tchèque). L’auteur a remporté plusieurs prix
dans des festivals de théâtre à l’étranger,
notamment le “Prix du meilleur drame” et le “Prix du spectateur”.
Valentin Krasnogorov est également écrivain et publiciste,
auteur d’articles sur le théâtre et la dramaturgie, auteur de
nouvelles, d’histoires brèves et d’essais publiés dans diverses
publications.
Valentin Krasnogorov est membre de l’Union des écrivains et de
l’Union des gens du théâtre de Russie, lauréat du prix
Volodine. Il a fondé la Guilde des dramaturges de
Saint-Pétersbourg et est l’un des fondateurs de la Guilde de Russie. Sa
biographie figure dans de prestigieux ouvrages de référence du
monde : “Who’s Who in the World” (USA), “International Who’s Who in the
Intellectuals” (Angleterre, Cambridge), etc.
À propos du traducteur
Daniel Mérino est
né au milieu des années 50 dans le département des
Pyrénées Orientales, en France. Il a étudié la
langue russe au lycée de Perpignan avec un remarquable professeur,
Charles Weinstein, et à l’université d’Aix-en-Provence,
période, durant laquelle il fit des stages de longue durée
à Moscou et à Voronèje. Il deviendra instituteur et
enseignera pendant près de sept ans la langue française à
des élèves en difficulté ou des élèves non
francophones. Il passera ensuite le concours interne du CAPES de russe et fera
une carrière de professeur de russe, au lycée Paul Cézanne
d’Aix-en-Provence.
Abordant des auteurs russes,
Tchékhov notamment, Daniel Mérino se plonge dans le texte
original, retraduisant le texte du personnage qu’il joue lui-même en scène.
En 2020, il lit une pièce
de Valentin Krasnogorov, qu’il découvre sur le site internet de ce
dernier, « RENCONTRE FACILE », et décide de la traduire. Puis
l’envie de la mettre en scène devenant de plus en plus forte, il se
décide à écrire à l’auteur pour obtenir
l’autorisation de la mettre en scène. Ce moment fut le point de
départ d’une collaboration fructueuse avec Valentin Krasnogorov, pour
lequel Daniel Mérino a traduit d’autres pièces.
Outre le russe, Daniel Mérino a une
connaissance assez poussée de l’espagnol et parle assez couramment le
catalan. Il utilise aussi ses connaissances en latin pour traduire des textes
philosophiques tels que l’Ethique de Spinoza.
À 35 ans, il découvre la scène
théâtrale dans le cadre du théâtre amateur, dans le
joli théâtre de Port-de-Bouc. La curiosité initiale se
transforme, au fil des ans et des rôles, en une forme d’amour pour cet
art.
En 1998 il crée avec deux amis le groupe
théâtral Atelier 20_21, qu’il dirige. Principalement
acteur, il met aussi en scène, notamment « L’INCONNUE DU
BANC », texte qu’il a lui-même écrit.
Argument
Il y a 3 personnages dans la
pièce : un homme, une femme et... un chien (qui devrait être
joué par un enfant ou une comédienne). Michel , un homme
solitaire, cheminot de profession, trouve un chiot, et très vite ce
petit chien dévoué devient sa seule joie et consolation. Michel
doit faire un choix : soit quitter son travail, soit se débarrasser du
chien. Après de douloureuses hésitations, il décide de
tuer son ami. Une femme est engagée dans l'abattage d'animaux à
la clinique vétérinaire. Le conflit entre les deux
vérités des personnages, leurs points de vue dissemblables sur le
vrai sens de la vie crée une source de conflit. Le personnage de la
femme, peu sociable et parfois agressive, mais
désintéressée, prête à aimer et à
aider, a donné son nom à la pièce. La
pièce a été traduite en plusieurs langues et mise en
scène dans deux douzaines de théâtres. 1 homme, 2 femmes. Intérieur.
Personnages
L’HOMME
LA
FEMME
LE
CHIEN
ACTE
I
Une
pièce sans confort, aux murs nus, située en sous-sol. Une table,
des chaises en piteux état, un banc, c’est là tout le mobilier.
Dans l’un des murs, une porte déglinguée ouvrant sur quelque
pièce intérieure. LA FEMME est assise à la table,
vêtue d’une doudoune usée, elle coud une élégante
robe scintillante, posant par instants son regard sur un magazine de mode tout
à côté d’elle.
L’HOMME entre, portant avec mille précautions
dans ses bras un chiot emmitouflé dans une veste.
L’HOMME.
Bonjour.
LA
FEMME. (S’arrachant à sa machine à coudre et le toisant d’un
regard hostile.) Bonjour. (Elle se remet à coudre.)
L’HOMME, ayant sorti le chien de l’emmitouflement de
la veste, le pose par terre. Le chien promène sur ce décor
inconnu un regard plein de curiosité tout en reniflant. Le chien doit
être joué par une jeune actrice ou une fillette. Et bien que par la suite nous
décrivions son comportement en termes "canins" ("frétille
de la queue" etc.), l’actrice devra rendre les émotions et le
comportement du chiot de façon "humaine". Le comportement du
chien, ses actions et mouvements ne doivent pas détourner l’attention
des spectateurs de l’essentiel, à savoir le dialogue de L’HOMME et de LA
FEMME.
L’HOMME se balance d’un pied sur l’autre, de toute
évidence n’étant pas dans son assiette et ne sachant comment
engager la conversation.
L’HOMME.
La journée est ensoleillée, mais qu’est-ce qu’on pèle de
froid. Qui aurait pu imaginer !
LA FEMME, sans répondre, pique à la
machine. L’HOMME s’assoit, sort une cigarette, fait craquer son briquet.
LA
FEMME. Ici, on ne fume pas.
L’HOMME fait disparaître
avec empressement briquet et cigarettes.
L’HOMME.
Devinez quelle drôle d’histoire il m’est arrivé. J’étais
chez moi, il y a un mois et demi de ça, je n’avais rien à faire…
Et , je me dis, tiens, je vais passer au magasin prendre… (Il fait un geste
expressif.)
J’ouvre
la porte et voilà-t-y pas qu’un chiot entre en courant dans
l’appartement. On aurait dit qu’il n’attendait que ça. Il est brun, son
poitrail est blanc, il a de petits yeux pétillants d’intelligence, ses
oreilles pendent, bref, un jouet. C’est un amour, pas un chien ! Mais
qu’est-ce que j’ai à vous le décrire, le voici, devant vous. Une
merveille, pas vrai ?
LA FEMME, sans même jeter
un regard du côté du chien, ne répond pas.
D’abord,
j’ai pensé qu’il était abandonné. Puis, à bien le
regarder, j’ai vu qu’il n’avait rien d’un chien abandonné. Affectueux,
le poil lisse, grassouillet, il exhale carrément une odeur de soupe.
Bon, je me dis, en attendant qu’on vienne le chercher, et si je jouais avec
lui ? Je lui ai donné du lait, je l’ai flatté,
caressé, mais de maître toujours pas. Et là je me
dis : et comment il va deviner que le chien est chez moi ? Je sors,
je mets une annonce à l’entrée de l’immeuble, au magasin et
à l’arrêt de bus : dans l’annonce, ça et ça,
qu’un chien a été trouvé, qu’on peut le réclamer
à telle adresse. Je rentre chez moi, j’attends… personne.
LA
FEMME. (Froidement.) C’est un abandon. (Elle continue à piquer.)
L’HOMME.
(Outré.) Il est si mignon ! Ça ne se peut pas !
Il s’est perdu, j’en suis sûr… Bon, j’ai attendu un peu et je me suis
dit : puisque personne ne vient le réclamer, en attendant je vais
le laver. C’est qu’on ne la connaît pas cette petite bête, elle
vient de la rue… je verse un peu d’eau chaude dans la baignoire, j’y mets le
chiot, mais je me prends à avoir peur : s’il se mettait à
geindre soudain et à griffer… Rien de tout cela ! Il me regarde. Je
prends le savon, je lui dis : “Gargouille,
donne la patte ! ” Et vous savez
quoi ? Il la donne !
LA
FEMME. (Avec une perplexité paresseuse.) Pourquoi “Gargouille” ?
C’est quoi ce nom ?
L’HOMME.
(Troublé.) Je ne sais pas… Ça m’est venu comme ça.
Premièrement, c’est un bouledogue, deuxièmement, il est petit et
troisièmement, c’est une femelle. Et tout ça, ça a
donné : Gargouille. Peut-être simplement parce que l’eau
gargouillait dans la baignoire.
LA FEMME. Ce n’est pas un bouledogue, c’est un boxer.
L’HOMME. Désormais, je le saurai, mais alors je
pensais que c’était un bouledogue… Bon, je lui ai lavé ses quatre
petites pattes, puis l’échine et je l’ai enveloppée dans une
serviette. Je l’ai posée sur mes genoux et elle de me lécher le
visage… C’est là que j’ai décidé que je ne me
séparerais jamais d’elle. (Appelant la petite chienne.) Ici,
Gargouille ! (Le chiot accourt vers son maître.) La
patte ! (Le chiot donne la patte.) L’autre ! Oh ! que tu
es intelligente ! (Il caresse la chienne. Elle se couche à ses
pieds.)
LA FEMME. Bon, et ses maîtres ? Ils ne se
sont donc pas présentés ?
L’HOMME. Non. Dieu soit loué. (Il flatte la
chienne.) Depuis, j’ai une tout autre vie. Où que je sois, je me
dépêche de rentrer à la maison… J’ouvre la porte et elle,
elle saute, folle de bonheur. Bon, moi aussi, bien sûr, je suis content.
Je lui ai acheté un petit tapis, une petite gamelle, je me suis mis
à préparer des soupes… Elle est si gaie, si joueuse et ô
combien ! intelligente. (Il sort un bâton de sa poche.)
Gargouille, apporte !
Il
lance le bâton. GARGOUILLE se lance avec joie à la recherche du
bâton et le rapporte à son maître. Celui-ci prend le
bâton et caresse la chienne. Il dit avec fierté à LA FEMME :
Avant, par méconnaissance, je n’aimais
pas beaucoup ces boxers-bouledogues, c’est vrai quoi, ils ont une gueule
à faire fuir les gens et ils ont l’air tellement féroce. Or il se
trouve qu’ils ont le meilleur caractère du monde. Et puis ils ne sont
pas du tout hideux. Et même que j’aime bien la petite trogne de Gargouille.
D’accord, elle n’est peut-être pas excessivement belle, néanmoins
c’est une trogne drôlement sympathique.
LA FEMME. Si je peux me permettre, pourquoi
me racontez-vous tout cela ?
L’HOMME. À qui d’autre pourrais-je le
raconter ?
LA FEMME. À qui bon vous semble.
L’HOMME. Ça ne vous intéresse
pas ?
LA FEMME. Non. Et puis, j’ai du travail
par-dessus la tête. (Elle se remet à piquer.)
Pause.
L’HOMME. Tout le monde m’a dit, un chien,
c’est un wagon de tracas, c’est comme ça qu’ils disent. Quels tracas ?
Aucun. Ce n’est que de la joie. La seule chose, c’est qu’elle prend froid
facilement. Mais je lui ai confectionné un petit gilet. Je voulais le
lui mettre aujourd’hui même mais j’ai regardé par la fenêtre
et il m’a semblé qu’il faisait chaud. Le soleil m’a induit en erreur. Il
a fallu que je la porte dans mes bras tout le long du chemin. Je marche et de
dessous la veste ce sont de petits yeux pleins de curiosité qui
regardent. C’est drôle. (Il caresse la chienne. L’air
préoccupé.) Il ne faudrait pas qu’elle prenne la toux. (Il
ôte sa veste et en couvre la chienne. Pause.)
LA FEMME. Eh bien, vous n’avez plus rien
à dire, hein ?
L’HOMME
ne répond pas. LA FEMME cesse de piquer à la machine, ouvre un
registre et prend un stylo.
Nom ?
L’HOMME. Mais, je vous l’ai dit, Gargouille.
LA FEMME. Pas le sien, le vôtre.
L’HOMME. (À contrecœur.)
Mikhaïl Vassiliévitch.
LA FEMME. Nom de famille ?
L’HOMME. Kovaliov.
LA FEMME. Certificat d’enregistrement ?
L’HOMME. C’est quoi ça encore ?
Quel certificat ?
LA FEMME. L’animal doit être
enregistré à votre nom, chez un vétérinaire.
L’HOMME. Je n’ai aucun certificat. À
quoi bon ?
LA FEMME. C’est la loi. C’est peut-être
le chien d’un autre que vous avez amené. (Elle trace un mot avec son
stylo.) Adresse ?
L’HOMME. Attendez donc avant
d’écrire ! On va bien trouver quelque chose, non ? Regardez,
elle n’est pas belle ? Plus câline que ça, tu meurs !
LA FEMME. Les boxers sont tous câlins.
L’HOMME. Et quelle intelligence ! Tout
simplement étonnant ! Tenez, je vais vous raconter une histoire,
vous n’allez pas le croire. Un jour que nous allions tous les deux, elle et
moi…
LA FEMME. (L’interrompant.) Je n’ai
que faire de vos histoires. Je ne découvre pas les chiens, je sais
moi-même tout sur eux.
L’HOMME. Mais écoutez quand
même…
LA FEMME. Je ne veux pas écouter. Je
n’aime pas les vains bavardages.
L’HOMME. Pourquoi êtes-vous si
stricte ?
LA FEMME. Je suis comme je suis. (Elle
reprend le stylo.)
L’HOMME. C’est vraiment dommage que vous
soyez comme ça.
LA FEMME. (Avec agressivité.) Je
vous ai manqué de respect ?
L’HOMME. Non, mais…
LA FEMME. J’enfreins les règles,
peut-être ?
L’HOMME. Non, mais…
LA FEMME. Je vous retiens, peut-être,
avec des propos sans fin ?
L’HOMME. Non, de ce
côté-là tout est okay, mais…
LA FEMME. Ou bien, pensez-vous que je doive
vous inviter à prendre un thé accompagné de
mignardises ? Vous remercier pour votre visite ? (Sur un ton
ironique.) “Merci, passez nous voir plus souvent…
Vous m’avez fait une grande joie…”
L’HOMME. (Se montrant plus conciliant.) Je ne comprends pas ce qui
vous fâche. Voyons, j’ai simplement…
LA FEMME, en silence,
rapproche le registre.
LA FEMME. Adresse ?
L’HOMME. Peut-être, devrais-je l’inscrire dans un centre de dresseurs
de chiens ? Qu’allez-vous penser ? Je l’ai dressée. (Il
ordonne.) Assis ! Gargouille !
GARGOUILLE bondit,
réjouie.
Assis ! j’ai dit.
Gargouille fait des
câlineries à son maître, la regarde dans les yeux essayant
de comprendre la commande. L’Homme, sur un ton d’excuse, s’adresse à LA
FEMME.
C’est encore un bébé, elle est nigaude. (Au chien.)
Assis !
GARGOUILLE s’assoit,
regardant en chien fidèle son maître, lequel poursuit avec
fierté :
Regardez sa position assise ! Les pattes sur le côté, la
tête penchée… Un chien de race !
LA FEMME. (Elle pose, malgré elle, un long regard sur le chien.)
Oui, de pure race.
L’HOMME. Elle est bonne pour une médaille. Le centre va sauter
dessus.
LA FEMME. Sûrement pas.
L’HOMME. Parce que vous vous y connaissez… Et pourquoi ?
LA FEMME. Elle n’a pas de pedigree. Et, pour faire court, aucun papier.
L’HOMME. Et alors ? Il suffit de la
regarder. Enfin, on ne parle pas de je ne sais quelle comtesse, mais d’une
chienne. Qu’a-t-elle besoin d’un pedigree ?
LA FEMME. C’est l’usage.
L’HOMME. Ne me dites pas que même un
chien ne peut aller nulle part sans papiers !
LA FEMME. Nulle part.
L’HOMME. Pourquoi ?
LA FEMME. (Poussant un soupir.) Quel
protecteur de chien bien inexpérimenté, vous me faites là.
Le centre ne la prendra pas.
L’HOMME. Alors quoi, ce ne sont pas des gens,
hein ?
LA FEMME. Justement, ce sont des gens…
L’HOMME. (Après un petit silence.)
Alors, peut-être, la placer quelque part pour assurer la surveillance ou
la garde ?
LA FEMME. Seuls sont pris les chiens de
berger. Et seulement les mâles. Et vous, vous avez une chienne.
Silence.
L’HOMME sort ses cigarettes.
Ici, on ne fume pas.
L’HOMME. Pardon. (Il fait
disparaître ses cigarettes.)
LA FEMME. Pourquoi l’avez-vous amenée
ici ? Votre femme est contre, peut-être ?
L’HOMME. Non, je vis seul.
LA FEMME. Et comment se fait-il ?
L’HOMME. Rien que de très banal… Ma
femme est partie en emmenant les enfants.
LA FEMME. Elle est partie comme
ça ? Qu’est-ce que vous avez fait qui lui a déplu ?
L’HOMME. Elle a voulu partir, grand bien lui
fasse… Je ne veux pas dire du mal sur elle, mais je n’ai rien à dire de
bon.
LA FEMME. Vraiment rien ?
L’HOMME. Ne parlons pas d’elle,
voulez-vous ?
LA FEMME. Et alors, comment ça se
passe pour vous, maintenant ?
L’HOMME. Comme ça… Une vie de
célibataire besogneux. À présent, il ne me reste qu’une
chose… Ici, Gargouille ! (Il flatte le chien.)
LA FEMME. Alors, gardez donc le chiot avec
vous.
L’HOMME. Et comment je fais pour
travailler ?
LA FEMME. Tout le monde travaille. Ce n’est
pas un chien qui va vous en empêcher.
L’HOMME. Ça dépend de là
où vous travaillez. Moi, par exemple, je suis cheminot, je suis tout le
temps en déplacement…
LA FEMME. Pourtant, jusqu’à
présent, vous vous en tirez plus ou moins.
L’HOMME. Justement, “plus ou moins”. D’abord,
j’ai pris des congés, j’en suis à trois semaines. Ensuite, j’ai
eu de la chance, j’ai pris froid, j’ai eu un arrêt maladie. Mais, au bout
du compte, il m’a fallu aller au travail, on n’y échappe pas. Bon, j’ai
refusé de faire des déplacements, pour l’instant. Je suis au dépôt.
Mais ça non plus ce n’est pas une solution. Le chiot est seul à
la maison, il s’ennuie, il geint, les voisins m’injurient, rédigent des
plaintes, menacent de me tirer dessus. (Après un petit silence.)
Mais c’est qu’ils en sont capables, les salauds. Vous savez bien, comment sont
les gens de chez nous.
LA FEMME. Et comment !...
L’HOMME. (Après un petit silence.)
J’ai beau penser, je ne sais pas quoi faire.
LA FEMME. Ce n’est qu’au début que
c’est difficile. Ensuite, le chien grandira, il apprendra à rester seul.
L’HOMME. Oui mais, moi je ne peux pas
éternellement perdre mon temps au dépôt. Il faut que je
reprenne les déplacements. Mon équipe s’impatiente. Ou bien tu
démissionnes, disent-ils, ou bien tu cèdes ta place, ou bien tu
cesses de faire n’importe quoi. Je suis dans une impasse et je ne vois pas le
bout du tunnel.
LA FEMME. Et pourquoi, pendant que vous
êtes en déplacement, ne laisseriez-vous pas le chien à
quelqu’un ? Il y aura bien quelqu’un pour le prendre un jour ou deux.
L’HOMME. Si c’était un jour… un mois,
vous ne voulez pas ? Ou alors, trois.
LA FEMME. Trois mois ? Ça
n’existe pas des déplacements aussi longs. Durant tout ce temps, on peut
faire le tour du monde.
L’HOMME. Eh bien, ça existe.
Voyez-vous, nous travaillons dans des wagons réfrigérants. Nous
surveillons les mécanismes, le fonctionnement du système pour que
le froid soit aux normes et ainsi de suite.
LA FEMME. Mais, quand même, pourquoi
d’aussi longs déplacements ?
L’HOMME. Et comment faire autrement ? Un
exemple, nous chargeons du poisson à Mourmansk et nous le transportons
jusqu’à Krasnodar. Là-bas, nous le livrons, remplissons les
wagons de fruits et nous roulons vers l’Altaï. Nous nous défaisons
des fruits, nous chargeons de la viande et nous mettons le cap sur Moscou. Et
ainsi de suite. Parfois, nous ne revoyons pas la maison de six mois. Alors,
pour ce qui est d’avoir un chien ?
LA FEMME. Vous n’avez pas essayé
auprès de connaissances ?
L’HOMME. Elles ne veulent pas. Les uns
invoquent un appartement minuscule, les autres partent pour
l’été. Personne n’a le temps, tous sont affairés…
LA FEMME. Oui, personne n’a le temps.
L’HOMME. Un gamin, dans la cour de
l’immeuble, n’arrêtait pas de m’importuner avec ses “donnez-la-moi,
donnez-la-moi ”. Je la lui ai donnée. Il n’en revenait pas. Il s’est mis
à rayonner de bonheur…
LA FEMME. Et alors ?
L’HOMME. Sa mère l’a ramenée.
Elle disait que ça allait perturber son travail scolaire. Et le
môme, derrière elle, hurlait… (Pause.) J’ai amené
Gargouille à ma sœur, ça faisait longtemps qu’elle se
lamentait de n’avoir pas de chien. Mais cette sotte a refusé. Et vous
savez pourquoi ? Vous ne devinerez jamais. Un caniche royal, me dit-elle,
je l’aurais pris, mais les boxers, ils ne sont plus de mode à
présent. Vraiment, hein ? Tu entends, Gargouille, tu n’es pas de
mode ! Il lui faut un caniche, à Sonia, et pas un simple caniche,
un royal !
LA FEMME. Les boxers, en effet, ne sont pas
de mode.
L’HOMME. Gargouille n’est pas une vulgaire
veste, bon sang ! (Il tape du poing sur la table.) Parler de mode
à propos d’êtres vivants, c’est possible ça ? À
propos d’êtres vivants ! Alors, peut-être que vous et moi
sommes passés de mode ? (Il pointe son doigt sur le magazine de
mode.) Qu’est-ce que l’on écrit sur nous dans le petit magazine
illustré ? Peut-être, est-il venu le temps, pour nous, de
prendre le chemin de la déchetterie ?
LA FEMME. (Repoussant le magazine.)
Tout doux, tout doux, qu’est-ce que c’est que cette
véhémence ?
Pause.
L’HOMME sort ses cigarettes.
Ici, on ne fume pas.
L’HOMME. (Il fait disparaître ses
cigarettes. Après une pause.) Je suis passé par tous les
tourments et finalement j’ai emmené Gargouille à l’autre bout de
la ville. Et donc, je l’ai laissée… En me disant que quelqu’un,
peut-être, la recueillerait. Je suis rentré à la maison,
et, je vous jure, j’avais envie de pleurer. De regarder sa petite gamelle et la
balle mordillée avec laquelle elle jouait ça m’a fichu un tel
cafard… Trois jours passent et j’entends qu’on gratte à la porte.
J’ouvre, c’est elle ! Toute maigre, épuisée… et si heureuse
de me revoir, — moi l’ordure, — qu’elle saute, aboie…
GARGOUILLE,
sentant que l’on parle d’elle, bondit et vient faire des câlineries
à son maître. Lui a la voix qui tremble.
Et demain, je suis en déplacement…
LA FEMME. (Avec une brusquerie
imprévisible.) Je vais vous dire, monsieur, ce n’est pas ici le lieu
pour faire vos adieux. Même sans ça, j’ai ici de quoi tuer
l’ennui.
L’HOMME. Je vous dérange, c’est
ça ?
LA FEMME. (Méchamment.) Non,
vous m’aidez ! Vous laissez votre chien, ou non ?
L’HOMME. (Emporté.) Vous
êtes vous-même une chienne ! Toujours à aboyer, aboyer…
Encore un peu et vous me grifferiez. Parole d’honneur, une chienne. (Croisant
le regard mauvais de LA FEMME, il continue en faisant un peu plus attention.)
Excusez-moi, bien sûr, mais je n’ai pas trouvé d’autres mots pour
vous.
LA FEMME. Ça ne fait rien. Je ne le
prends pas pour une insulte.
L’HOMME. Tant mieux.
LA FEMME. Mais si vous ne mesurez pas vos
propos, vous n’avez rien à faire ici. Vous êtes dans un des locaux
administratifs, pas chez vous.
Silence.
Eh bien, nous allons rester longtemps comme
ça ? Les gens font la queue dans le couloir, vous savez.
L’HOMME. Comment ne comprenez-vous pas
combien il est difficile de prendre une décision.
LA FEMME. C’est pourquoi il n’y avait aucune
raison de venir ici. J’ai du monde qui m’attend et vous là, vous me
soûlez avec votre blablabla.
L’HOMME. Quand je suis entré, il n’y
avait personne.
LA FEMME. Alors, il n’y avait personne, mais
maintenant, quand la journée de travail touche à sa fin, les gens
vont arriver.
L’HOMME. Vous n’avez pas de cœur.
LA FEMME. Je n’y peux rien, je suis
née comme ça.
L’HOMME. Un peu d’humanité, quand
même, vous aiderait…
LA FEMME. Pour quoi faire ?
L’HOMME. (Avec un certain
étonnement.) L’humanité ?
LA FEMME. Oui.
L’HOMME. C’est quoi cette question ?
LA FEMME. Vous en avez, vous ?
L’HOMME. Encore une question bizarre. Tenez,
vous, par exemple…
LA FEMME. (L’interrompant.) On ne
parle pas de moi. Qui est-ce qui se débarrasse de son chien ? Vous
ou moi ?
L’HOMME
ne répond pas.
De sorte que cessez vos phrases creuses sur
le cœur et tout le reste. Donc, le chien n’est pas
enregistré ?
L’HOMME. Non.
LA FEMME. (Entre jubilation et
satisfaction.) En ce cas, je ne peux pas le prendre.
L’HOMME. Pourquoi ?
LA FEMME. Je ne suis pas censée le
faire. Payez d’abord l’amende pour détention illicite d’un animal et,
seulement après, revenez me voir. Avec une quittance. (Elle referme
son registre avec bruit.)
L’HOMME. (Décontenancé.)
Et où dois-je payer ?
LA FEMME. À la clinique
vétérinaire N°3.
L’HOMME. (Avec irritation.) Clinique
vétérinaire, quittance…… Que ne va-t-on pas imaginer pour
empoisonner la vie des gens !
LA
FEMME ne répond pas.
Je peux, peut-être, vous la
régler directement ?
LA FEMME. Ce n’est pas à moi qu’il
faut régler.
L’HOMME. À plus forte raison. Tenez,
prenez. Gardez la monnaie. (Il tend l’argent.)
LA FEMME. (Avec un rictus.) Quelle
générosité.
L’HOMME. (Troublé.) Quoi ?
C’est trop peu ? Je peux donner plus. (Il remet la main à la
poche.)
LA FEMME. Je vous l’ai dit, ce n’est pas
à moi qu’il faut régler.
L’HOMME. Qu’importe ?
LA FEMME. Ça m’importe beaucoup,
à moi.
L’HOMME. Et moi, je n’ai pas du tout envie
d’aller encore courir à droite et à gauche.
LA FEMME. Ça, c’est votre affaire.
L’HOMME. Sans quittance, vous ne le prenez
pas ?
LA FEMME. Non.
L’HOMME. (Après un soupir.)
Elle est où votre instance vétérinaire ?
LA FEMME. (À contrecœur.)
Tout près. La maison d’à côté.
L’HOMME. De toute façon, je n’irai
pas. Je préfère vous régler directement, de la main
à la main. (Il sort à nouveau un gros paquet de billets.)
LA FEMME. Si j’avais autant d’argent, je
serais mariée dès ce soir.
L’HOMME. Vous n’êtes pas
mariée ?
LA FEMME. Non.
L’HOMME part un instant dans ses
pensées. Son visage s’illumine.
L’HOMME. Écoutez… (Joyeux.)
Peut-être, alors, prendrez-vous Gargouille chez vous ? Tout vous
paraîtra moins ennuyeux.
LA FEMME. J’ai cru que vous alliez vous
proposer.
L’HOMME
pour la première fois jette un regard attentif sur LA FEMME.
L’HOMME. (S’enhardissant.) Ma foi, je
suis prêt. Maintenant, s’il le faut.
LA FEMME. Comme ça, tout de
suite ?
L’HOMME. Et pourquoi lambiner ? Demain,
je suis en déplacement.
LA FEMME. Que ne ferait-on pas pour un chien.
L’HOMME. Mais pourquoi… Moi non plus je ne
suis pas contre.
LA FEMME. Pourtant, je n’ai pas de cœur.
L’HOMME. Vous êtes une femme de
caractère, ça c’est sûr. Mais ça vaut le coup de
risquer.
LA FEMME. Comme vous êtes courageux.
Vous ne craignez rien.
L’HOMME. Et que faudrait-il craindre ?
De toute façon il n’y aura rien de plus terrible que mon ex-femme.
LA FEMME. Faut croire que vous l’aviez dans
la peau. Vous n’arrivez pas à l’oublier.
L’HOMME. Eh bien, pour être
honnête, il n’y avait rien de particulièrement mauvais en elle.
C’était une épouse comme une autre. On pouvait la supporter.
C’est vrai qu’elle aimait se plaindre, mais je prenais cela assez
tranquillement en faisant la sourde oreille. Mais qu’elle m’ait quitté (En
colère, il frappe la table du poing.), je ne le lui pardonnerai
jamais !
Gargouille,
effrayée, bondit. Son maître la rassure.
Assis, assis, ma belle ! n’aie pas
peur !
LA FEMME. Pourquoi est-elle partie ?
L’HOMME. Ça, c’est à elle qu’il
faut le demander. Je ne sais pas ce qui lui manquait. On avait une belle
maison. Les serrures, les robinets, les portes, tout était en parfait
état de fonctionnement. Où que l’on regarde, partout des
étagères, des armoires, des soupentes, tout ça fait de mes
propres mains… Et l’argent ? En un mois j’en rapporte autant que ce qu’un
autre en gagne durant une année.
LA FEMME. Mais quelle est l’origine de tels
revenus ? Ne me dites pas que c’est les chemins de fer ?
L’HOMME. Oui, oui, tu peux toujours attendre…
Nous nous débrouillons nous-mêmes.
LA FEMME. Et comment ça ?
L’HOMME. Eh bien, par exemple, on charge du
poisson à Mourmansk et nous, nous nous mettons de côté un
peu de poisson. Une tonne ou deux.
LA FEMME. Qui ça
"nous" ?
L’HOMME. Clairement, les gars des frigos.
Nous transportons le poisson à Stavropol, et là-bas, en veux-tu,
en voilà. Nous le vendons, nous chargeons des fruits pour notre compte,
nous les portons en Sibérie, nous les refilons à des revendeurs…
Et ainsi de suite.
LA FEMME. En un mot, de quoi assurer le pain.
L’HOMME. Et même le beurre. Pour faire
partie de mon équipe, les gars doivent payer de grosses sommes. Sans
compter que je décide aussi d’embaucher ou de ne pas embaucher
quelqu’un.
LA FEMME. Vous avez décroché le
bon job.
L’HOMME. De nos jours pour s’en sortir, il
n’y a pas d’autre moyen. Mais n’allez pas penser que tout soit aussi facile. Ce
n’est pas le nombre de complications qui manque aussi. Pour décrocher un
itinéraire intéressant, si vous saviez comment il faut se
démener. Rien ne se fait comme ça. Parfois, tu te pointes
à la gare et tu restes trois semaines sans qu’on te charge. Le chef du
dépôt passe devant tes wagons et c’est comme s’il ne te remarquait
pas. Il fixe un point de l’azur lointain. Graisse-lui la patte, tu ne resteras
pas à quai. Au sens littéral du terme. Il faut donner leur part
à tes chefs aussi… Mais ça fait quatorze ans que je suis dans les
frigos, je me suis fait partout ma clientèle… Ça explique que
l’équipe ne tiendrait pas sans moi.
LA FEMME. Et quoi ? ce sont des
gosses ? Ils ne peuvent rien faire tout seuls ?
L’HOMME. Que voulez-vous qu’ils fassent sans
moi ? À grande
cupidité, grande stupidité. Tenez, par exemple,
récemment nous étions bloqués à une gare. Au
Daghestan. Je pars m’informer, sur le pourquoi du comment. Et mes zèbres
ont flairé que sur la voie stationnait une citerne remplie de cognac.
Ils prennent une fiole, je veux dire, un bidon de quarante litres, pour le
lait, — nous l’emportons avec nous justement pour de tels cas —, et les
voilà partis le remplir. Tous, comme un seul homme, sans même
laisser un vigile près du wagon…
LA FEMME. Stop, je ne comprends pas… Comment
ça, “remplir” ?
L’HOMME. Il y a mille façons… Les
plombs sur la citerne n’ont pas bougé et le bidon se retrouve plein. Pas
de problèmes. Mais ce n’est pas de ça qu’il s’agit là. Et
donc, ils ont rempli le bidon, ils reviennent, moi aussi j’arrive à ce
moment, mais notre wagon avait disparu.
LA FEMME. Comment ça, disparu ?
L’HOMME. Comme ça. Pfffttt. Nous de
courir d’un côté, de l’autre, et par miracle nous tombons sur notre
wagon, deux kilomètres plus loin, à côté, une
camionnette, et déjà, du wagon, des espèces de gringalets
y balancent l’une après l’autre les carcasses. Nous nous emparons qui
d’une barre de fer, qui d’un bout de rail et nous bastonnons pour
récupérer le wagon. Mais la camionnette a filé, emportant
la viande, et le bidon, pendant que nous en décousions, s’est aussi
évaporé… Et vous me parlez de “gosses”.
LA FEMME. Vous fonctionnez bizarrement.
L’HOMME. Normalement.
LA FEMME. Même vos hommes sont bizarres.
L’HOMME. Ils sont normaux. Seulement, ils en
savent beaucoup.
LA FEMME. Et vous ?
L’HOMME. Moi, je ne dois rien leur
céder, car je suis comme un chef de meute, si je ne me montre pas plus
fort que tous, je me ferai bouffer.
Pause.
LA FEMME. Bon, mais qu’est-ce,
néanmoins, qui n’a pas plu à votre femme ?
L’HOMME. Ce qui n’a pas plu ? (À
peine réfléchit-il.) L’ennui, figure-toi. Je trime comme un
bœuf, et Madame “s’ennuie” ! Vous savez combien elle avait de robes et de
fanfreluches en veux-tu en voilà ? Tout réuni et jeté
dans un poêle, ça te ferait une fumée jusqu’aux
extrémités du monde. Ma femme, c’était toujours la
même antienne : arrête ce travail, arrête.
LA FEMME. Elle n’aimait pas vos longues
absences ?
L’HOMME. Oui, aussi. Mais quand j’étais
à la maison, vous le croirez ou pas, elle ne me laissait pas aller jouer
aux dominos chez les copains. “C’est ça, dit-elle, et les enfants, tu
les vois quand ?” Mais je…
LA FEMME. (L’interrompant.) Vos
enfants sont grands ?
L’HOMME. Ils sont déjà grands,
maintenant. L’aîné a fini l’école et la fille est en
première. Heu, non, en seconde…
LA FEMME. (D’un air pensif.) Je vois.
L’HOMME. Et aussi, elle était vexée que je ne l’appelle pas
et que je ne lui écrive pas quand je partais. Mais que pouvais-je lui
raconter ? Pour nous, c’est toujours pareil : charger, rouler,
rouler, décharger.
LA FEMME. Je vois.
L’HOMME. Elle ne savait pas attendre, elle ne voulait pas être
fidèle… (Il caresse Gargouille.) Tenez, regardez cette pelote sur
pattes, c’est pas plus haut que deux pommes et ça m’est plus
fidèle que…Et vous venez me parler de ma femme ?
LA FEMME. Je n’ai rien dit.
L’HOMME. (Les poings serrés.) Une chienne… Elle l’a
échappé belle, elle a flairé le bon moment pour se tirer.
Si je l’avais pincée avec ce… Je les aurais écharpés tous
les deux. (Après un temps de silence.) Mais bon, grand bien lui
fasse. Il y a longtemps que j’ai tourné la page et je n’ai pas
l’intention de lui revenir. Parlez-moi plutôt de vous. Pourquoi
n’êtes-vous pas mariée ?
LA FEMME. Je devrais, comme ça, tout de go, raconter ma vie ?
L’HOMME. Et pourquoi pas ?
LA FEMME. Je ne me livre pas à des inconnus.
L’HOMME. Qu’est-ce que vous êtes caustique.
LA FEMME. Je suis comme je suis. (Après un silence.) Eh bien,
vous laissez le chien ?
L’HOMME
prend de ses doigts tremblants ses cigarettes et à nouveau les fourre
dans sa poche.
L’HOMME. Dites-moi, elle va souffrir ?
LA FEMME. Non, ça ne fait pas mal. Une décharge
électrique, c’est tout.
L’HOMME
regarde le chien. La bête, ayant croisé son regard, se serre toute
joyeuse contre lui. LA FEMME prend son stylo et rapproche le registre.
L’HOMME. (Inquiet.) Vous écrivez quoi, là ?
LA FEMME. J’enregistre l’arrivée de l’animal.
L’HOMME. (Il ferme le registre avec force.) Attendez, pourquoi vous
hâter ? C’est une bête, pour vous, oui. Mais moi, grâce
à cette bête, si vous voulez savoir, je suis devenu un homme…
À présent, quelqu’un a besoin de moi… Et ce qui est le plus
important, c’est qu’elle m’aime non pour mon argent, non pour ma fonction… non
pas même pour ma bonté, mais comme ça… Elle m’aime, c’est
tout ! Et elle m’attend, si vous saviez comment ! C’est une joie
d’arriver chez soi… J’allume la télé et elle, elle se couche tout
près, à mes pieds, toute chaude, toute ronde… Et tous les deux, nous
regardons la télé… J’ai même cessé de boire… vous
comprenez, pour elle je suis un dieu, pour elle je suis tout… Et alors,
quoi ? il faudrait lui infliger la gégène ?
Pause.
LA FEMME. Bon, dans ce
cas, attendez un peu. Prenez le temps de réfléchir un jour ou
deux. On trouvera bien, qui sait, une solution…
L’HOMME. Je n’ai plus le temps d’attendre. J’ai assez fait des pieds et des
mains : j’ai pris des congés, je me suis fait remplacer, j’ai
demandé à des connaissances d’habiter à la maison quelque
temps… C’est fini. Je n’ai plus de forces.
LA FEMME. Alors, débarrassez-vous-en et on n’en parlera plus.
L’HOMME. Mais comment je pourrai vivre sans elle ? Je rentre du
travail et à la maison, c’est le silence. Comme dans une tombe. Personne
pour t’accueillir, pour se faire câliner…
Des
gémissements sourds et discordants parviennent de derrière le
mur. GARGOUILLE, inquiète, regarde autour d’elle, gémit
faiblement et se presse encore plus contre la jambe de son maître.
L’HOMME, lui aussi sur ses gardes, tend l’oreille.
Qu’est-ce que c’est ?
LA FEMME. (De mauvais gré.) Ce sont les chiens qui aboient.
L’HOMME. Quels chiens ?
LA FEMME. Les chiens capturés.
L’HOMME. Par qui ? Où ? Pour quoi faire ?
LA FEMME. Il y a des spécialistes chasseurs de chiens. La nuit, ils
attrapent les chiens errants et les amènent ici. Vous ne le saviez donc
pas ?
L’HOMME. Et vous les tuez ?
LA FEMME. (Avec méchanceté.) Non, nous leur mettons
des rubans roses et nous allons les promener dans le parc municipal.
L’HOMME. (Après un temps de silence.) Et que fait-on des
chiens une fois tués ?
LA FEMME. On met les cadavres dans une benne de camion et on les porte dans
une usine de recyclage. Les peaux sont recyclées en fourrures et les
carcasses en une farine de viande et d’os. À ce qu’on dit, c’est un bon
aliment pour les élevages de volailles. Très bon.
L’HOMME prend le chiot
dans ses bras et le serre contre lui. Les hurlements ne cessent pas.
L’HOMME. Et on en attrape beaucoup ?
LA FEMME. Une dizaine par nuit.
L’HOMME. Comment expliquez-vous qu’on en prenne un si grand nombre ?
LA FEMME. (Sèchement.) Vous l’ignorez ? (Elle regarde
l’homme fixement.) Quelqu’un, par exemple, en a assez de son chien, il le
conduit un peu à l’écart de là où il habite et
l’abandonne, des fois que quelqu’un le recueille.
L’HOMME détourne
ses yeux.
Et le soir un
véhicule spécialisé dans ce genre de transport fait sa
tournée et à l’intérieur se trouve un homme avec un filet.
Pour chaque chien attrapé il reçoit sa part…
Les hurlements s’intensifient.
L’HOMME. Pourquoi hurlent-ils ?
LA
FEMME ne répond pas.
Vous
ne les tuez donc pas tout de suite ?
LA FEMME. Ceux que les gens nous apportent,
nous les tuons tout de suite. Et ceux que nous attrapons, nous les gardons
trois jours.
L’HOMME. Pourquoi ?
LA FEMME. C’est établi ainsi.
L’HOMME. (Prêtant l’oreille aux
hurlements.) Vous les nourrissez, au moins ?
LA FEMME. (Avec un sourire
désabusé.) Avec quoi ?
L’HOMME. Pourquoi les martyrisez-vous si
longtemps ?
LA FEMME. Nous laissons une possibilité
à leurs maîtres de retrouver les chiens perdus.
L’HOMME. Et ça arrive qu’ils les
retrouvent ?
LA FEMME. On ne compte pas les fois. C’est un
vrai bonheur. Pour les gens, et pour les chiens. (Après un temps de
silence.) Pardon, mais je suis
lasse de cette conversation. Et j’ai du pain sur la planche. Donnez-moi votre
animal. (Elle prend l’insouciant chiot par la laisse et le conduit vers la
porte intérieure. L’homme, hébété, les suit du
regard.)
L’HOMME. (Recouvrant ses esprits.)
Arrêtez ! Où emmenez-vous Gargouille ?
LA FEMME. Là où vous l’avez
conduite.
L’HOMME. Je ne l’ai conduite nulle
part ! Je voulais simplement savoir comment et que faire…
LA FEMME. Eh
bien, maintenant vous savez. (Elle veut emmener le chien.)
L’HOMME. Non ! (Il saisit la laisse.)
LA FEMME. (Ne lâchant pas le chiot.)
Assez de palabres. Vous avez pris une décision, donc à quoi bon
traîner ?
L’HOMME. Non, vous dis-je ! (Il lui
arrache la laisse.) Faire de Gargouille de la farine d’os ? Jamais de
la vie !
LA FEMME. (Aussitôt.) C’est vous
qui voyez. En ce cas, au revoir. (Elle pousse L’HOMME vers la sortie.)
L’HOMME. Vous pourriez être un peu plus
polie.
LA FEMME. Allez, allez !
L’HOMME. Pas de souci, je pars. Si toi tu
peux rester plantée là des journées entières, moi
je n’en ai plus la force, ça me dégoûte !
LA FEMME. Eh bien, partez.
L’HOMME. Ne t’en fais pas, je vais partir.
Mais toi tu peux être fière, oui, très fière !
N’as-tu pas honte de t’accrocher à ce boulot ignoble ? À
combien de chiens as-tu fait rendre l’âme ?
LA
FEMME, à ces mots, se rétrécit comme sous l’effet d’une
gifle, mais elle ne répond pas. L’HOMME continue.
Vois-tu, je n’arrive pas à comprendre
pourquoi tu t’es laissée embarquer là-dedans. Pour quel
gain ? Tu accumules les bakchichs sans quittances ? Ou bien confectionnes-tu
des cols en fourrure de chien ? Alors, pourquoi ne dis-tu rien ?
LA FEMME. Veuillez partir sans faire
d’histoires.
L’HOMME. Dis, tu n’as pas honte de dire
où tu travailles ? Hein ? tu ne vois pas à quoi tu
ressembles ? À une loutre. Une vilaine loutre qui mord. Tu te
souviens, au moins, que jadis tu as été un être
humain ?
LA FEMME. (Menaçante.) Vous
avez tout dit ?
L’HOMME. (Reculant.) Non, pas encore.
LA FEMME. Vous partez de vous-même ou
faut-il vous mettre à la porte ?
L’HOMME. Que mes yeux ne te revoient jamais.
Va au diable ! Gargouille, partons ! (Il part avec le chien.)
LA FEMME. (Criant après lui.)
N’oubliez pas de l’enregistrer ! Clinique vétérinaire N°3,
la maison en face !
Silence.
LA FEMME retourne lentement à son bureau, réfléchit
longtemps, puis elle ouvre son registre, étudie les notes, enfile de
larges gants isolants électriques noirs en caoutchouc et disparaît dans le local
situé plus à l’intérieur. Après un certain temps,
on entend un bourdonnement, la lumière de la pièce baisse, la
tension faiblit, un bref gémissement de chien se fait entendre. Cette
suite d’événements se répète trois fois. LA FEMME
revient, plus sombre qu’à l’accoutumée. Elle ôte ses gants,
s’assoit, note trois remarques dans le registre, puis elle prend une cigarette,
l’allume, tirant une bouffée avide.
Fin du premier acte
ACTE 2
LA
FEMME, qui n’a pas quitté la scène durant l’entracte, termine sa
cigarette et se remet à l’ouvrage. Entre L’HOMME. Il est seul, sans son
chien. LA FEMME l’accueille, fixant sur lui un regard hostile. Silence.
LA FEMME. Où est votre chien ?
L’HOMME. Là, derrière la porte.
LA FEMME. Lorsque vous déciderez de le noyer,
n’oubliez pas de lui attacher une pierre. Les chiens sont de bons nageurs.
L’HOMME
ne répond pas.
Pourquoi
revenez-vous ?
L’HOMME. C’est quoi ce ton que vous prenez toujours avec
moi, comme si vous me jugiez ?
LA FEMME. Moi, vous juger ? Au contraire, comme vous
le voyez, je vous donne de bons conseils.
L’HOMME. Merci.
LA FEMME. De rien.
L’HOMME. (S’asseyant posément à
l’extrémité du banc.) Je me suis dit… puisque vous vivez
seule, peut-être, malgré tout, la prendrez-vous avec vous ?
LA FEMME. Non, je ne peux pas.
L’HOMME. Pourquoi ? Vous savez bien qu’elle est
mignonne. Elle n’aboie pas, ne fait pas de bruit, ne demande absolument pas
d’entretien. Donnez-lui un peu de viande, de carotte râpée et puis
allez la promener deux fois. Elle vous en sera, ô combien,
reconnaissante… vous ne le regretterez pas.
LA FEMME. Écoutez…
L’HOMME.
(L’interrompant.) Je vous promets que vous ne le regretterez pas. Si
vous avez des problèmes d’argent, je suis prêt à donner
autant que nécessaire. Achetez-lui ce qu’il y a de mieux. Et les jours
où je serai rentré, je pourrai la récupérer chez
moi.
LA
FEMME. Je vous l’ai déjà dit, je ne peux pas. Et plus
globalement, ça ne sert à rien de se décarcasser comme
ça. Ça n’est qu’un chien.
L’HOMME.
Ça vous va bien de dire ça… Vous, visiblement, vous vous
êtes asséchée sur votre lieu de travail… rien n’a de prise
sur vous. Mais moi, mon cœur, il n’est pas de pierre.
LA
FEMME. Je connais la chanson sur le cœur.
L’HOMME.
Tenez, vous dites que ça ne sert à rien de se décarcasser.
Je le sais. Si je cherche à comprendre, à quoi bon un
chien ? Elle a besoin de moi, pour la nourrir, la soigner, mais moi, pour
quoi en ai-je besoin ? Va savoir.
LA
FEMME. Vous voyez.
L’HOMME.
Et pourtant. Lorsque nous nous sommes séparés, ma femme et moi,
j’ai eu moins de regrets, parole d’honneur. Et d’abord qu’y avait-il à
regretter ? Car je sais moi-même faire la cuisine, la lessive… Quand
tu roules, tu apprends à tout faire.
LA
FEMME. Et pour vous, une épouse n’est bonne qu’à faire la
lessive ?
L’HOMME.
(Ne répondant pas à la saillie de LA FEMME, il continue
à penser à voix haute.) Bizarre, toute ma vie, j’ai fait en
sorte que tout soit pour le mieux mais le résultat est loin d’être
parfait. Je bossais, je me démenais, comme une fourmi je rapportais tout
à la maison, mais le bonheur, où est-il ? Il y a une
fêlure… et par elle tout fout le camp. Pourtant, naguère
j’étais content… À présent, je ne sais pas… Il manque
quelque chose. Un chien, peut-être ?
LA
FEMME. (Un brin plus douce.) Vous vous êtes à ce point
attaché pour de bon à votre Gargouille ?
L’HOMME.
Non, je fais semblant.
LA FEMME branche la
bouilloire.
Eh bien, dites-moi ce que je dois
faire.
LA
FEMME. (Haussant les épaules.) Comment le saurais-je ?
L’HOMME.
Et moi, c’est pareil.
LA
FEMME. Et pourquoi ne changeriez-vous pas de travail ? Il n’y a pas moyen
de quitter les chemins de fer ?
L’HOMME.
Pour aller où ? c’est que je suis un vieux loup des chemins. Toute
ma vie s’est déroulée sur les rails, je ne sais rien faire
d’autre.
LA
FEMME. Néanmoins, des réfrigérateurs vous en avez et dans
les usines, et dans le commerce… Et je ne vous parle pas du réfrigérateur
domestique. Croyez-vous vraiment que vous ne trouverez pas un travail
sédentaire ?
L’HOMME.
Laisser tomber mon métier de cheminot ? En plus du salaire j’ai des
à-côtés et différents avantages… En outre, le
travail n’est pas salissant, tu changes de tenue une fois par semaine et le
reste du temps, tu le passes en bonne compagnie à taper le carton. Notre
service avance, en cadence au fil du rail… Un vrai camp de vacances sur roues.
Certes, il faut se bouger aux stations, mais là c’est déjà
dans notre propre intérêt, nous engrangeons pour notre compte. Et
pas mal, je vous l’ai dit… Mais où trouverai-je de telles
conditions ?
LA
FEMME. Ha ! ha ! je comprends… (Avec un ton de dégoût.)
Effectivement, ce n’est pas en ville qu’on peut récolter autant. Que
Gargouille aime t’aimer, c’est ma foi agréable, mais à condition
de vivre sans qu’elle ne dérange pas du tout. C’est ça ?
L’HOMME.
Qu’avez-vous à me regarder comme un loup ? Je suis quoi, un
criminel, une canaille ? Je suis un type ordinaire, comme les autres.
LA
FEMME. Et vous croyez que ça suffit ?
L’HOMME.
Puisque vous êtes si bonne, prenez vous-même le chien avec vous.
Vous le prendrez ?
LA
FEMME. Non.
L’HOMME.
Vous voyez bien… Facile de faire des reproches, mais quand il s’agit de passer
à l’acte, il n’y a plus personne.
LA
FEMME. Ici, on reçoit des chiens de tous les coins de la ville… Eh bien,
vous suggérez que je les prenne tous chez moi ?
L’HOMME.
Tous, ce n’est pas la peine. Elle, seulement ! En réalité,
je fais appel à votre humanité. Voyons, qu’est-ce que ça
vous coûte ? Vous êtes seule.
LA
FEMME. Je ne suis pas seule.
L’HOMME.
Mais vous avez dit vous-même…
LA
FEMME. (L’interrompant.) Je ne suis pas seule. Je vis déjà
avec trois chiens. Je me ruine en viande. Tenez, si ce n’était pas la
couture, il y a longtemps que je ferais la manche. Vous savez combien on me
paie ici ?
L’HOMME.
Peut-être que là où il y en a pour trois, il y en a pour
quatre ? et pour la viande… (Il sort de l’argent de sa poche.)
Prenez, dans un premier temps….
LA
FEMME. Vous voulez soudoyer une conscience pure ? (Elle repousse
l’argent.) Je n’ai pas besoin de vos deniers. Je ne peux pas, c’est
clair ? Même avec ça, ça ne change rien.
L’HOMME.
Prenez, allez, prenez. Peut-être que l’argent n’aide pas toujours, mais
ça ne peut pas gêner… À propos, pourquoi tant de
chiens ?
LA
FEMME. “Pourquoi”… Il faut bien que quelqu’un en ait pitié… Et donc
parfois je les sors d’ici… Je les case comme je peux. Je
téléphone à toutes mes connaissances, j’ai monté
tout un service. Sinon, à quoi bon, selon vous, travailler ici ?
L’HOMME.
On ne peut pas les sauver tous.
LA
FEMME. Je sais. Mais il faut bien faire quelque chose.
L’HOMME.
Trois chiens, même trente, mais c’est une goutte dans la mer.
LA
FEMME. Et Gargouille, c’est aussi une goutte ? Ça ne vaut pas la
peine d’essayer ?
L’HOMME ne trouve
rien à répondre.
Le seul point noir, c’est que je ne m’habituerai jamais
à les… comment… en gros, à la gégène.
L’HOMME.
Partez d’ici. Il vous faut… (Sans qu’il s’y attende lui-même.)
vous marier. Trouvez-vous chaussure à votre pied…
LA
FEMME. Vous avez quelqu’un en vue ?
L’HOMME.
Je ne peux que me proposer.
LA
FEMME. (Petit rire.) Merci. Vous me comblez tout simplement de bonheur.
L’HOMME.
Qu’y a-t-il là de risible ? Vous êtes seule, je suis seul moi
aussi. Pourquoi n’essaierions-nous pas ? Vous avez déjà
été mariée ?
LA
FEMME. Oui.
L’HOMME.
Et alors, comment était votre vie de famille ?
LA FEMME a un geste
vague.
Ça n’a pas
marché ? Et le coupable, bien sûr, c’est lui ?
LA
FEMME. Non, moi.
L’HOMME.
(Avec étonnement.) Vous ? Comment ça ? Vous ne
l’aimiez pas ?
LA
FEMME. Au contraire, je l’aimais trop. Avec feu, sans restriction. Je ne
pouvais pas respirer. (S’interrompant.) Vous trouvez ça ridicule,
sans doute : une loutre en doudoune qui parle d’amour.
L’HOMME.
Pas du tout. Et alors, qu’est-ce qu’il s’est passé après ?
LA
FEMME. Rien. Qui a besoin d’un tel amour à présent ?
L’endurer n’est pas facile.
L’HOMME.
Je ne comprends pas, où est néanmoins votre faute.
LA
FEMME. Moi, comme votre Gargouille, si je me mets à aimer c’est jusqu’au
bout, jusqu’à ce qu’on me jette ou qu’on me tue. Et j’attends la
même chose d’un homme. Mais c’est bien sûr complètement
idiot. Où trouverez-vous la personne qui ne vous mentira pas, ne vous
trompera pas et ne vivra que pour vous ? Non, vraiment, mieux vaut aimer
les chiens.
L’HOMME.
Mais on ne peut pas comme ça… Que dites-vous là…
Pause. LA FEMME
débranche la bouilloire.
LA
FEMME. Vous voulez du thé ?
L’HOMME.
Non, merci.
LA
FEMME. Il est chaud et fort.
L’HOMME.
Bon, avec plaisir. Je vais seulement voir ce que fait Gargouille.
L’HOMME sort. LA
FEMME recouvre son bureau d’une nappe et pose des tasses, de la confiture et
des biscuits. L’HOMME revient.
LA
FEMME. Alors, que fait-elle ?
L’HOMME.
Rien d’extraordinaire… Elle regarde tout le monde avec son petit air si
intelligent.
LA
FEMME. Qui ça “tout le monde” ?
L’HOMME. Là, dans le couloir, vous avez
déjà une queue qui s’est formée. Des gens sont assis… et
des chiens.
Le
visage de LA FEMME se rembrunit à nouveau. Elle prend un écriteau
sur lequel est inscrit en lettres rouges et maladroitement tracées le
mot “Fermé”, et elle sort dans le
couloir. Un bruit de voix mécontentes, des bouts de répliques
d’une femme, un aboiement de chien en parviennent, puis le silence se fait
à nouveau. LA FEMME revient.
Alors, les gens ? Ils font un esclandre ?
LA FEMME. Ce n’est pas grave.
L’HOMME. Malgré tout, on peut les
comprendre. Ils arrivent, attendent et on leur ferme la porte au nez.
LA FEMME. Ça ne fait rien. Ils
passeront un jour de plus avec leurs chiens. (Après un court silence.)
Qui sait, quelqu’un changera peut-être d’avis.
L’HOMME. Et quelle explication leur
avez-vous donnée ?
LA FEMME. Mais je ne m’apprête
à donner aucune explication à personne. Du reste… (Après
un petit temps d’hésitation, elle prend néanmoins un autre
écriteau avec l’inscription “Jour d’inventaire”.) Allez
l’accrocher, s’il vous plaît.
L’HOMME, prenant l’écriteau, sort. LA FEMME, ôtant sa
doudoune, prend une robe du soir étincelante qu’elle a cousue et
disparaît derrière le paravent. De retour, L’HOMME promène
un regard circulaire intrigué dans le local vide. LA FEMME sort de
derrière le paravent, revêtue de la robe. L’HOMME reste coi devant
le changement opéré. LA FEMME, à son tour, le regarde avec
perplexité.
Qu’avez-vous ?
L’HOMME. Rien.
LA FEMME. Ils sont partis ?
L’HOMME. Oui.
LA FEMME. Et c’est tant mieux. Passons au
thé.
L’HOMME. (Il veut lui prendre la
théière des mains.) Je vais vous aider.
LA FEMME. Non, c’est à la femme de
servir le thé.
L’HOMME. (Buvotant.) Finalement,
vous êtes belle.
LA FEMME. (Avec un brin de coquetterie.)
Pourquoi faudrait-il que je ne le sois pas ?
L’HOMME. En effet, pourquoi ?
LA FEMME. Vous avez faim,
peut-être ? J’ai du saucisson.
L’HOMME. Merci bien, non… Par contre,
Gargouille ne refusera sans doute pas.
LA FEMME. Faites-la entrer. Y a-t-il une
raison pour qu’on la laisse là-bas à mourir d’ennui ?
L’HOMME,
sans nullement rechigner, sort et revient. Gargouille le suit en
frétillant.
L’HOMME. (Ayant perdu toute assurance.)
Il y a un homme, là, dans le couloir. D’aspect imposant… Il demande
après vous.
LA FEMME. Il a un chien ?
L’HOMME. Non, des moustaches.
LA FEMME. Ah ! des moustaches…
Asseyez-vous. (Approchant un morceau de saucisson.) Tenez.
L’HOMME. (Il prend le saucisson et
d’une voix ferme :) Gargouille, ici ! Regarde voir ce que nous
avons là !
GARGOUILLE
accourt, renifle le saucisson, se lèche les babines et prend
délicatement le morceau qu’elle mange avec plaisir.
Alors,
ça te plaît ? On dirait que oui. Mange, mange, tu grandiras
plus vite.
Il
tend le saucisson à son chien, qui le mange ; à sa suite
l’HOMME mord aussi le saucisson. Les deux mâchent avec appétit.
Mordant chacun à son tour, ils dévorent un morceau
conséquent. LA FEMME, qui les observe, rit.
Veuillez
nous excuser, nous ne vous avons presque rien laissé.
LA FEMME. Ce n’est rien, mangez.
L’HOMME. Pourquoi, à proprement
parler, êtes-vous ici ?
LA FEMME. Où, à proprement
parler, pourrais-je encore être ?
L’HOMME. C’est pourtant vous que les
moustaches là-bas (il fait un signe de tête en direction du
couloir) attendent.
LA FEMME.
Il n’y a pas urgence, elles attendront.
L’HOMME. S’il le faut, elles sont
déjà parties ?
LA FEMME. Si cela vous intrigue tant,
allez donc voir.
L’HOMME. Gargouille, viens, tu finiras de
manger là-bas. (Se servant du saucisson comme appât, il
entraîne le chien dans le couloir et au bout d’un certain temps revient
seul.) Il attend, assis.
LA FEMME. Grand bien lui fasse.
L’HOMME. Mais pourquoi n’entre-t-il
pas ?
LA FEMME. Je le lui ai interdit. (Après
un silence.) C’est bon, attendez une minute.
LA
FEMME sort. L’HOMME prend ses cigarettes, s’apprête à fumer, mais
se rappelant l’interdiction de fumer, il les cache à nouveau dans sa
poche. LA FEMME revient.
L’HOMME. Alors ?
LA FEMME. Je l’ai éconduit.
L’HOMME. Et Gargouille ?
LA FEMME. (Avec un sourire.) Elle
garde la porte.
L’HOMME. J’ai beau y penser, je n’arrive
pas à comprendre : comment vous êtes-vous retrouvée
ici ?
LA FEMME. C’est un travail comme un autre.
L’HOMME. Vous n’avez pas toujours
été bourreau de chiens. Peut-être êtes-vous
vétérinaire ? Ou bien n’avez-vous aucune
spécialité ?
LA FEMME. Pour tout dire, je suis
modéliste…
L’HOMME. Modéliste ? C’est
quoi ?
LA FEMME. Pour le dire simplement, une
bonne couturière. Très bonne. Qui ne coud pas seulement, mais qui
en plus conçoit des modèles de robes.
L’HOMME. C’est une profession classe. Vous
aurez toujours du travail.
LA FEMME. Mais c’est que je travaillais.
Dans un atelier chic.
L’HOMME. Oh ! Oh !
LA FEMME. Justement — “oh ! oh !” Une
clientèle choisie, de l’argent, des relations…
L’HOMME. (Attendant la suite.) Oui,
et après ? Il s’est passé quelque chose ?
LA FEMME. Non… J’ai simplement senti que
je ne pouvais pas.
L’HOMME. Que vous ne pouviez pas
quoi ?
LA FEMME. On dit que j’ai du talent.
Petite fille, je rêvais de rendre toutes les femmes belles… J’inventais
de ces robes… Et ce sont de riches épouses et d’hautaines
commerçantes qui devinrent mes clientes. C’est comme les sables
mouvants… encore un peu et j’aurais été engloutie. (Jetant un
coup d’œil légèrement anxieux vers l’homme.) Je ne vous
ennuie pas ?
L’HOMME. Mais non, voyons.
LA FEMME. Il est arrivé que je sois
en train de fixer un ruban sur une croupe démesurément
accusée et qu’en moi-même je pense : où sont-elles ces
jolies femmes que je rêvais d’habiller ? Car on ne les voit pas dans
les ateliers… Et voilà, je prends des commandes, je dessine, je coupe,
mais une pensée me taraude tout du long : est-ce pour cela que je
vis ? Est-ce pour cela que je vis ?
L’HOMME. (Regardant la femme avec
beaucoup d’intérêt.) Vous êtes donc comme ça.
LA FEMME. (Un léger défi
dans la voix.) Anormale ?
L’HOMME. Il est trop tôt pour le
dire.
LA FEMME. Vous ne vous êtes jamais
posé cette question ?
L’HOMME. Moi ? Non.
LA FEMME. Savez-vous pour quoi vous
vivez ?
L’HOMME. En tout cas, je sais à
présent pourquoi vous vous êtes abaissée à cette
vie. (Il fait un signe de tête en direction de la cloison,
derrière laquelle hurlent les chiens.)
LA FEMME. C’est vous qui vous êtes
abaissé. Alors que moi, peut-être, je me suis, au contraire,
élevée.
L’HOMME. De telles pensées ne
conduisent pas au bien.
LA FEMME. Tout dépend de ce qu’on
entend par bien.
L’HOMME. (Après un instant de
silence.) Bon, concernant le travail nous y voyons plus clair. Mais votre
mari ? de quoi est-il coupable à vos yeux ?
LA FEMME. De rien. Simplement, il
était comme tous les autres. C’est ainsi que vous aimez dire, non ?
L’HOMME. (Avec une pointe de moquerie.)
Il vous faut quelque chose d’inhabituel ?
LA FEMME. Pourquoi donc… Il aurait suffi
qu’il m’aime.
L’HOMME. Donc, un beau jour vous avez
laissé tomber en même temps votre boulot et votre mari, et tout
ça pour… je ne sais même pas pour quoi ?
LA FEMME. Disons, pas en même temps
et pas en un jour…
L’HOMME. Pardon, mais il me semble que
tous vos tourments viennent de ce que vous n’avez pas… de compagnon.
LA FEMME. (Lasse.) Je vous parle
sens de la vie et vous me parlez mari.
L’HOMME. C’est souvent la même chose.
LA FEMME. Vous n’allez, bien sûr,
pas le croire, mais j’ai des soupirants. Et l’on me fait même des
propositions.
L’HOMME. Comme, par exemple, celui-ci avec
ses moustaches ?
LA FEMME. Même s’ils ont des
moustaches.
L’HOMME. Il est très collant ?
LA FEMME. Pourquoi ? Vous voulez le
décoller ?
L’HOMME. Je peux vous aider, s’il le faut.
LA FEMME. Pas besoin. J’y arriverai toute
seule.
L’HOMME. Qu’est-ce qu’il vous manque
alors ?
LA FEMME. Le fait est que tout ça
n’a rien d’authentique… N’ai-je pas essayé de vous l’expliquer ?
L’HOMME. Vous ne carburez qu’à
l’authentique ?
LA FEMME. Comment pourrait-il en
être autrement ?
L’HOMME. Il faut prendre la vie comme elle
vient. Et elle est faite de toute sorte de choses, et authentiques et
inauthentiques… Bon, que voulez-vous de moi ?
LA FEMME. (Étonnée.)
Moi ?
L’HOMME. Ce n’est quand même pas
innocent si nous sommes là, tous les deux, à boire du thé…
Je suis un vieux routier, on ne me la fait pas comme ça… vous attendez
quelque chose de moi ?
LA FEMME. Non, rien.
L’HOMME. Et si vous me disiez la
vérité ?
LA FEMME. Je n’attends rien. Ne vous
débarrassez pas de Gargouille.
L’HOMME. Ce chien qui n’est pas à
vous, vous fait tellement pitié ?
LA FEMME. Le chien aussi. Mais vous, plus
encore.
L’HOMME. Pourquoi vous fais-je
pitié ?
LA FEMME. En vous débarrassant du
chien, vous vous perdrez. À supposer que vous ne vous soyez
déjà perdu.
L’HOMME. Qu’avez-vous à
m’enterrer ? C’est vous qui vous êtes perdue, et pour moi tout va
bien. Bien sûr, que j’ai pitié de Gargouille, mais, en
définitive, ce n’est qu’un chien. Pour peu que je le veuille, je m’en
achète un autre à n’importe quel moment.
LA FEMME. (Balançant la
tête.) Non, vous n’êtes plus en état d’entendre raison.
L’HOMME. À présent, c’est
vous qui allez m’écouter. (Embrouillé.) Je vous ai bien
observée, là… Vous êtes une femme bien, même
très bien. À tous les sens du terme. Mais vous êtes triste.
Il vous manque quelque chose. Ce quelque chose que j’ai. Mais moi aussi je suis
triste. Et il me manque aussi quelque chose. Quelque chose d’autre, mais qui me
manque. Rien de bien non plus n’attend Gargouille. Vous comprenez ?
LA FEMME. Non.
L’HOMME. Eh bien, prenez, par exemple, le
réfrigérateur. Il a trois parties : le compresseur, le
générateur et l’armoire.
LA FEMME. (Désorientée.) Bon, et alors ?
L’HOMME. Chacune des parties prise
à part n’est qu’un morceau inutile de fer, tout juste bon pour la
déchetterie. Mais mises ensemble, elles forment une chose, un
réfrigérateur ! Vous comprenez, à présent ?
LA FEMME. Vous me demandez,
néanmoins, de vous épouser, c’est ça ?
L’HOMME. (Réjoui.) Mais
oui ! Cette fois-ci, c’est sérieux, parole d’honneur !
LA FEMME. Ah non ! merci bien.
L’HOMME. Mais n’aie pas peur, tu ne le
regretteras pas. Tu quitteras cet office immonde. Nous jetterons ta doudoune au
feu. Si tu veux, ne travaille pas du tout, j’ai suffisamment d’argent pour
tous. Je t’habillerai comme une jolie poupée…
LA FEMME. J’ai causé avec toi,
causé, mais tout ça pour rien. Tu n’as rien compris.
L’HOMME. (Poursuivant sur sa lancée.)
Je suis un homme travailleur, je ne suis pas méchant, je suis de bonne
composition, tu seras comme un coq en pâte…
LA FEMME. Où allons-nous
vivre ?
L’HOMME. On peut vivre aussi chez moi.
J’ai refait l’appartement. Un bijou ! Le téléviseur est sans
comparaison, tu ne t’ennuieras pas… Je pense acheter une datcha… Encore
quelques économies et… Alors, tu es d’accord ? On y va tout de
suite, et je t’emmène avec moi.
LA FEMME. Avec les quatre chiens ?
L’HOMME. Heu, quatre, pour être
franc, c’est un peu beaucoup. Gargouille seule, c’est bien assez.
LA FEMME. (Avec insistance.) Et
ceux-là, on les envoie où ? Ici, pour qu’ils ne
dérangent pas ?
L’HOMME. Ma foi, je ne sais pas…
LA FEMME. (Sèchement.) Eh
bien, moi non plus je ne sais pas.
L’HOMME. Ne sois pas si obstinée.
Tout finira par s’arranger. Le croiras-tu ou pas, bien que j’aie
élevé la voix contre toi, tu m’as plu au premier regard. Je te
jure.
LA FEMME. Toi, par contre, tu ne m’as pas
plu. Au premier regard également.
L’HOMME. (Piqué au vif.) Et
pourquoi ça ?
LA FEMME. Parce qu’un homme bien, pour
rien au monde ne serait entré ici avec un tel chiot.
L’HOMME. (Avec feu.) J’ai des
circonstances…
LA FEMME. (Méprisante.)
Lesquelles ?
L’HOMME. Tu le sais bien. Je suis
moi-même dans une mauvaise passe…
LA FEMME. Le pauvre.
L’HOMME. Arrête de me charrier. La
coupe est assez pleine comme ça et en plus voilà que tu te
pointes. Plus chère que Gargouille... Mais je suis prêt à
tous les sacrifices...
LA FEMME. (Persifleuse.) Ah bon, et
lesquels, par exemple ? Me remettre trente pièces ? Ou
même cent ? Cependant, trois cents ça vous fera mal au
cœur, car avec ça on peut acheter un nouveau chiot, hein ?
L’HOMME. (Menaçant.)
Arrête ! arrête, je te dis, sans quoi… J’ai le sang chaud… (Il
serre les poings.) Je peux aussi frapper…
LA FEMME. Frappe, si tu peux. Alors,
qu’est-ce que tu attends ? Frappe ! Dis-moi seulement quels
sacrifices tu t’apprêtes à faire, hein ? Lesquels ? (Elle
crie.) Lesquels ?
L’HOMME. (Reculant.) Pfff !
sorcière…
LA FEMME. (Subitement calme.) Toi,
qui es prêt à tout, écoute à présent ce que
je vais te dire. Moi aussi j’ai eu un chien. Il y a longtemps. Quand je me
rendais à mon travail, je le laissais sur le balcon. C’était plus
gai pour lui, là-bas. Et un jour, du haut de son balcon, il m’a vue
courir vers l’autobus, mais il lui avait semblé que quelqu’un me
poursuivait, que quelqu’un voulait m’agresser. Il fut pris d’inquiétude,
se mit à aboyer… Naturellement, je n'ai rien entendu. Et alors, il s’est
jeté du cinquième étage, pour me porter secours…
L’HOMME. Il s’est fracassé ?
LA FEMME. Bien sûr. Mais il n’est
pas mort tout de suite, et pendant qu’il respirait il rampait sur mes traces,
pour venir m’aider, pour me sauver… Quelque cinquante mètres ou
soixante-dix. Et moi, sans avoir rien remarqué, j’ai sauté dans
l’autobus et je suis partie. Par la suite, les voisins m’ont tout
raconté… (Avec un sourire incrédule.) Et toi, tu ramperais, mourant, pour aller me sauver ?
L’HOMME. Quel rapport avec moi ?
LA FEMME. Justement, quel rapport ? (Hochant la tête.) Et
il faudrait l’épouser… (Elle parle plutôt avec elle-même
qu’avec lui.) Sa femme l’attendait, les enfants languissaient de leur
père, et lui il ne savait pas de quoi parler au téléphone.
Il ne se rappelle même pas dans quelle classe est sa fille. Il se
contentait d’apporter sa proie dans le terrier. (Méprisante.)
“Chef de meute”.
L’HOMME. Bon, ça suffit. Tu crois qu’elle me plaît, à
moi, cette vie ?
LA FEMME. Oui. Tu as toi-même dit, qu’elle te plaisait. Mais
qu’est-ce qui cloche ? Pas de famille, pas d’obligations, pas d’heures
passées à s’ennuyer à la maison. Tu es là dans ton
wagon avec tes potes autour d’une partie de dominos et tu fais couler la vodka
à loisir. En effet, un camp de vacances sur rails. Ah ! et bien
sûr, des nanas à chaque station.
L’HOMME. Là, tu as tort de dire ça. Parfois, je me laisse
tenter par la vodka, difficile de fuir la bonne compagnie, mais pour ce qui est
des nanas, il ne faut pas dire ce qui n’est pas.
LA FEMME. Ça, c’est vrai. Aux arrêts du train, vous avez autre
chose à faire qu’à penser aux filles. Les affaires d’abord,
marchander le poisson, échanger la viande contre des fruits. Non, tu ne
chômes pas. Et maintenant, tu échanges ton chien ? Contre
quoi ? Ta vie de loup ?
L’HOMME. Ce n’est pas ce que tu dis ! Ce n’est pas ça, pas
ça ! Concernant ma famille, ma femme, et elle seule, est coupable
de tout ! Pourquoi ne le crois-tu pas ?
LA FEMME. Mais je t’aurais cru si tu n’avais pas amené ton chiot
ici. Mais en tout cas ta Gargouille ne peut être nullement coupable.
L’HOMME ne
répond pas.
Tu es là à
pleurnicher, à t’attendrir, à t’admirer : ah ! comme je
suis bon, comme j’ai pitié de mon chien. Nous sommes tous bons, tant que
cela ne nous coûte rien. Mais en réalité nous ne savons pas
aimer. Et pour qu’on nous aime, nous n’avons pas besoin de beaucoup. Pourquoi
se compliquer la vie ? Car c’est plus simple sans cela !
L’HOMME. Nous avons tous le don de faire des reproches aux autres.
Regarde-toi, qu’est-ce qui te rend meilleure ? Moi, voyez-vous, je ne sais pas aimer… Mais
toi-même là, tu sais aimer ?
LA FEMME. (Avec un mépris glacé.) Rassure-toi, oui.
L’HOMME. Dis-moi seulement qui ? (Il crie avec un emportement subit.)
Les chiens ! Les chiens, mais pas les gens ! Parce que toi-même
tu es une chienne ! Et que tu hais les gens.
LA FEMME. Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
L’HOMME. Je le dis ! Heu, en tout cas, tu ne les aimes pas.
LA FEMME.
Ça dépend desquels.
L’HOMME. Tu
n’en aimes aucun. Tu. Tu dis qu’à ton travail
tu trouvais tout le monde désagréable. Ton mari se comportait
bien avec toi et tu l’as quitté. Moi, tu m’as haï, à peine
suis-je entré. Mais regarde-toi dans un miroir, tu es sur le point de
mordre.
LA FEMME. Tu veux que j’aime le premier venu ?
L’HOMME. Oui, je sais, tu recherches l’“authentique”. Il te faut le grand
et pur amour. Comme au cinéma. Mais il est facile d’aimer l’homme
idéal ! Aime-moi ! Tel quel, simple, ordinaire, avec mes
plaies et mes bosses ! Mais les gens simples, tu n’as pas appris à
les aimer. Tu as choisi l’abattoir, tu t’es enfermée entre quatre murs,
tu t’es coupée du monde et tu te languis du “bien”, de la
“vérité”. Je doute que ce soit ça la vie !
LA FEMME. Dis-moi, pour quelle raison je devrais t’aimer.
L’HOMME. (Explosant à nouveau.) Pour rien ! Simplement
comme ça ! Parce que moi c’est moi. Gargouille m’aime, elle ne se
demande pas pourquoi !
LA FEMME. Et comment la remercies-tu ?
L’HOMME
reste silencieux.
Regarde, tu m’as proposé de
vivre chez toi. Bon, mais toi-même tu vas continuer à rouler ?
Et tu vas me fourguer un téléviseur pour que je “ne m’ennuie”
pas ? Mais si je m’ennuie quand même ? Ou si je tombe
malade ? Tu me changeras aussi en farine de viande et d’os pour que je ne
gêne pas ?
L’HOMME reste
silencieux.
Je n’ai pas besoin de l’homme
idéal. J’ai besoin d’amour. Tu me le donneras ? (Elle hoche la
tête.) Non. Tu ne prendras même pas mon amour. Car tu as besoin
seulement que ce soit le plus confortable possible pour toi. Et moi je ne peux
pas vivre ainsi. (Elle sourit amèrement.) Eh bien, je suis une
chienne. On ne me changera pas.
Silence.
Bon, assez parlé. (Elle
s’assoit, rapproche le registre.) Vous laissez l’animal ?
L’HOMME.
Écoutez…
LA FEMME.
J’ai dit, assez parlé. Vous laissez l’animal ?
L’HOMME. (Après
avoir hésité et furieux.) Non ! Jamais ! (Il
part en claquant la porte.)
LA FEMME fronce les
sourcils, puis soulagée, sourit, referme avec bruit le registre,
débarrasse la table, ôte la nappe, emporte tout ça,
disparaissant par la porte, puis revient. Le sourire ne quitte pas son visage.
LA FEMME enlève sa doudoune, rassemble ses affaires et s’apprête
à partir, lorsqu’à cet instant revient L’HOMME, tenant en laisse
la sémillante Gargouille. LA FEMME lui demande du regard pourquoi il est
revenu. L’HOMME est visiblement gêné.
Excusez-moi d’être ici à
nouveau, mais, vous comprenez, je me retrouve avec Gargouille et je me dis
à moi-même, où aller maintenant ?
LA FEMME.
Comment “où” ? Chez vous.
L’HOMME.
Chez moi, bien sûr, chez moi, mais…
LA FEMME.
Quoi ?
L’HOMME.
Mais demain je roule.
LA FEMME se laisse
tomber sur le banc. L’HOMME, regardant de côté, poursuit.
Même pas demain, mais cette
nuit.
LA FEMME. (Décontenancée.)
Bon, d’accord… Disons, qu’en attendant je la prends chez moi et lorsque vous reviendrez,
nous aviserons…
L’HOMME.
Non. Ce n’est pas la peine.
LA FEMME.
Pourquoi ?
L’HOMME.
C’est comme ça. On peut, bien sûr, aviser…
LA FEMME. Et
alors ?
L’HOMME.
Alors… Je ne veux pas.
LA FEMME.
Pourquoi ?
L’HOMME. Je
ne veux pas, un point c’est tout.
LA FEMME.
Comme ça, sans raison ?
L’HOMME.
Avant, tout était, d’une certaine manière, normal… À
présent, tout tourne en eau de boudin. Je suis en froid avec ma
sœur, mes voisins sont mes ennemis, mon chef me regarde avec
dédain, je suis à couteaux tirés avec mon équipe…
LA FEMME. Il
ne faut pas exagérer le tableau. Tout rentrera dans l’ordre, ça
se calmera…
L’HOMME.
Ça ne rentrera pas dans l’ordre. Je veux dire, eux, peut-être,
effectivement ils se calmeront, mais moi… Mais pour moi…
LA FEMME.
Fume, si tu veux.
L’HOMME.
Non. Tu comprends… Dans cette vie, je me sentais comme un poisson dans l’eau,
et maintenant… Tout m’est devenu étranger. Les trajets, l’équipe…
et la maison c’est plein de… C’est vide…
LA FEMME.
Oui, et ?
L’HOMME.
Rien. Qu’as-tu à me presser de questions ?
LA FEMME.
Mais je dois comprendre…
L’HOMME.
Qu’est-ce que ça t’apportera ?
LA FEMME regarde L’HOMME
silencieusement.
Ne me regarde pas comme
ça !
LA FEMME.
Qu’est-ce qui t’arrive ?
L’HOMME. Je
ne sais pas. J’ai peur. Des fois que je termine aussi à l’abattoir. Et
je ne veux pas.
LA FEMME. Tu
rebrousses chemin, tu reviens dans ta meute ?
L’HOMME.
Ça c’est mon affaire. (Doucement, mais avec entêtement.) En
gros, je la laisse quand même ici.
LA FEMME. (Avec
rudesse.) Pour aujourd’hui, c’est déjà tard. Revenez demain.
L’HOMME. Je
ne peux pas. Je ne serai plus en ville.
LA FEMME. Ma
journée est déjà terminée.
L’HOMME. Il
n’est encore que moins le quart.
LA FEMME rapproche le registre,
mais l’éloigne à nouveau.
LA FEMME.
Non, aujourd’hui je ne la prendrai pas.
L’HOMME.
Pourquoi ?
LA FEMME reste
silencieuse.
En définitive, vous n’avez pas
le droit.
LA FEMME. (Triomphant.)
Votre chien n’est pas enregistré et la clinique
vétérinaire est déjà fermée. Sans quittance
je ne le prendrai pas.
L’HOMME. Je
l’ai enregistré. Tenez. (Il tend une quittance.)
LA FEMME. (Stupéfiée.)
Mais quand avez-vous eu le temps de l’enregistrer ?
L’HOMME. La
fois où je suis parti. C’est vous-même qui m’avez crié dans
le dos d’aller l’enregistrer.
LA FEMME. (D’une
voix éteinte.) Eh bien, soit. Laissez le chien, vous pouvez y aller.
L’HOMME. Il
faut signer ou faire encore autre chose ?
LA FEMME.
Non.
L’HOMME. (Sortant
son argent.) Je vous dois combien ?
LA FEMME.
Rien. C’est gratuit.
L’HOMME. (Il
prend le chien dans ses bras et le serre contre lui.) Eh bien, Gargouille,
pardon… (Le chien fait des mamours à son maître. Il en a les larmes aux yeux.) Pardon,
Gargouille… Je… (Il sanglote, pose délicatement le chien au sol et
s’essuie les yeux avec sa manche.)
LA FEMME.
Bon, ça suffit… (Elle appelle le chien.) Gargouille, viens. (Gargouille
recule peureusement.) Gargouille ! (Le chien se presse contre les
jambes de son maître.)
L’HOMME. (Il
flatte le chien.) Ne crains rien, Gargouille. (À la femme.)
Soyez un peu plus attentionnée avec elle, d’accord ? Qu’elle n’ait
pas mal. C’est un être si mignon…
LA FEMME. (Hors
d’elle.) Mais allez-vous partir, à la fin ?
On entend à
nouveau le hurlement étouffé des chiens. L’homme en a la chair de
poule.
L’HOMME.
Pourquoi hurlent-ils tous ?
LA FEMME. (Furieuse.)
Comment pourquoi ? C’est ça,
fais-moi le coup de l’enfant naïf qui ne peut pas comprendre !
Pourquoi hurlent-ils ? Parce que leurs maîtres les
abandonnent ! Parce qu’ils sont seuls, qu’ils ont froid, qu’ils ont
peur ! Parce qu’ils ont faim ! Parce qu’ils ne veulent pas
mourir ! Et toi aussi tu hurleras quand on te conduira à
l’abattoir !
L’HOMME.
Mais, voyons, ils ne comprennent pas…
LA FEMME.
Ils ne comprennent pas, alors là ! Ils comprennent tout ! Ils
sont comme les humains ! Ils sont meilleurs que les humains !
Crois-tu que ta Gargouille t’abandonnerait pour un morceau de gras ?
Crois-tu qu’elle t’enverrait à la mort pour son bien-être ?
Elle, elle sacrifierait sa vie pour toi… Alors que toi…
Ayant saisi sur la
chaise la veste posée par L’HOMME, LA FEMME se jette sur lui et l’en
frappe sur la tête. L’HOMME se défend sans conviction. Le chiot,
ayant commencé à grogner, se jette bravement au secours de son
maître, saute, tentant de s’accrocher au bras de LA FEMME, saisit la
robe, essaie de l’entraîner de côté. LA FEMME, sans
prêter attention au chien, continue à charger L’HOMME.
Ce n’est pas ton chien, que tu
condamnes, c’est ton âme ! Moi, j’aurais plutôt porté
la main sur moi… Dégage d’ici, dégage ! (Elle pousse
L’HOMME au-dehors et lui lance la veste.)
Respirant avec
difficulté, LA FEMME retourne à sa place, derrière son
bureau. Gargouille, n’ayant pas remarqué dans le feu de l’action que son
maître avait disparu, renifle, inquiète, la pièce,
s’approche de la porte d’entrée et la gratte doucement. LA FEMME, ne
croyant pas ce qu’elle dit, répète tout étonnée et
décontenancée :
Il est parti… Il est quand même
parti… Serait-il vraiment parti ?
De derrière la
paroi, le hurlement étouffé des chiens continue de parvenir avec
des accents de requiem. LA FEMME soupire, prend la quittance laissée par
L’HOMME, approche le registre et y met une croix. Ensuite, elle met des gants
en caoutchouc, ouvre grand la porte qui donne dans la cour intérieure et
aussitôt dans la pièce s’engouffre le hurlement assourdissant,
à fendre l’âme, des chiens condamnés à mort. LA
FEMME s’approche de Gargouille, celle-ci s’aplatit par terre. LA FEMME la prend
par la laisse et la tire vers la sortie. La bête résiste.
Allons, Gargouille, viens ! Mais
viens ! Je dois le faire, c’est comme ça !
GARGOUILLE
résiste. LA FEMME tire plus fort. Le chiot résiste des quatre
pattes, mais il est trop petit pour s’opposer à la poigne de la femme et
la corde l’entraîne vers l’embrasure sombre de la porte. LA FEMME arrive
à traîner le chien quasiment jusqu’à la sortie, mais ayant
jeté un regard sur lui, donne du mou à la corde et,
fatiguée, se laisse tomber par terre. Gargouille, après
hésitation, s’approche, indécise, de la femme et, lui
léchant délicatement le visage, s’assoit tout près d’elle.
FIN