Valentin Krasnogorov

 

 

 

 

 

 

 

 

LE CHANT DU CYGNE

Лебединая песня

 

Pièce en deux actes

 

 

Traduit du russe par Daniel Mérino

 

 

 

 

 

ATTENTION ! Tous les droits d’auteur de la pièce sont protégés par les lois de la Russie, le droit international et appartiennent à l’auteur. Il est interdit d’éditer et rééditer, de reproduire, de jouer en public, de mettre sur Internet des représentations de la pièce, toute adaptation cinématographique, toute traduction en langue étrangère, d’apporter des modifications au texte de la pièce lorsqu’elle est mise en scène (y compris une modification du titre) sans autorisation écrite de l’auteur.

 

Contacts :

 

Valentin Krasnogorov

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Daniel Mérino

merinorus@gmail.com

 

 

 

 

 

© Valentin Krasnogorov


 

 

À propos de l'auteur

Le nom de Valentin Krasnogorov est bien connu des amateurs de théâtre en Russie et dans de nombreux pays. Ses pièces “Chambre de la mariée”, “Chien”, “Passions chevaleresques”, “Les charmes de la trahison”, “L’amour à perte de mémoire”, “Aujourd’hui ou jamais”, “Allons faire l’amour !”, “Les rendez-vous du mercredi”, “Sa liste à la Don Juan”, “Leçon cruelle”, “Rencontre facile”, “Les trois beautés”, et d’autres encore, mises en scène dans plus de 500 théâtres, ont été chaleureusement accueillies par les critiques et les spectateurs. Le livre de l’écrivain “ Fondamentaux de la dramaturgie. Théorie, technique et pratique du théâtre " sur l’essence du drame comme genre de la littérature a mérité les éloges de personnalités en vue du théâtre. Des réalisateurs exceptionnels, tels que Gueorgui Tovstonogov, Lev Dodine et Roman Viktiuk ont travaillé sur la mise en scène de certaines de ses pièces. 

Valentin Krasnogorov, docteur ès sciences techniques, est l’auteur de monographies et d’articles dans les domaines de sa spécialité. Qu’il s’adonne au genre dramatique témoigne de ce qu’il a quelque chose à dire avec ses pièces. C’est avec la même habileté, qu’il crée des pièces en un ou plusieurs actes dans des genres divers : comédie, drame, tragédie. La tension et les conflits de ses pièces trouvent leur résolution dans des dialogues animés et une action rapide. L’auteur utilise des situations paradoxales et des intrigues inhabituelles pour entraîner les lecteurs et les spectateurs dans des mondes créés par son imagination. Satire acérée, sens de l’humour subtil, grotesque, absurdité, lyrisme, art de saisir dans ses profondeurs la nature humaine, telles sont les principales caractéristiques des œuvres de Krasnogorov.

Les pièces du dramaturge sont fermement ancrées dans le répertoire des théâtres, passant le cap de centaines de représentations. Les critiques soulignent que “les pièces de Krasnogorov traversent facilement les frontières” et qu’elles appartiennent aux meilleures pièces modernes”. Nombre d’entre elles sont traduites, mises en scène dans les théâtres, radiodiffusées, adaptées pour la télévision dans divers pays (Australie, Albanie, Angleterre, Bulgarie, Allemagne, Inde, Chypre, Mongolie, Pologne, Roumanie, Slovaquie, Etats-Unis, Finlande, Monténégro, République tchèque). L’auteur a remporté plusieurs prix dans des festivals de théâtre à l’étranger, notamment le “Prix du meilleur drame” et le “Prix du spectateur”. 

Valentin Krasnogorov est également écrivain et publiciste, auteur d’articles sur le théâtre et la dramaturgie, auteur de nouvelles, d’histoires brèves et d’essais publiés dans diverses publications.

Valentin Krasnogorov est membre de l’Union des écrivains et de l’Union des gens du théâtre de Russie, lauréat du prix Volodine. Il a fondé la Guilde des dramaturges de Saint-Pétersbourg et est l’un des fondateurs de la Guilde de Russie. Sa biographie figure dans de prestigieux ouvrages de référence du monde : “Who’s Who in the World” (USA), “International Who’s Who in the Intellectuals” (Angleterre, Cambridge), etc.

 

À propos du traducteur

Daniel Mérino est né au milieu des années 50 dans le département des Pyrénées Orientales, en France. Il a étudié la langue russe au lycée de Perpignan avec un remarquable professeur, Charles Weinstein, et à l’université d’Aix-en-Provence, période, durant laquelle il fit des stages de longue durée à Moscou et à Voronèje. Il deviendra instituteur et enseignera pendant près de sept ans la langue française à des élèves en difficulté ou des élèves non francophones. Il passera ensuite le concours interne du CAPES de russe et fera une carrière de professeur de russe, au lycée Paul Cézanne d’Aix-en-Provence. 

Abordant des auteurs russes, Tchékhov notamment, Daniel Mérino se plonge dans le texte original, retraduisant le texte du personnage qu’il joue lui-même en scène.

En 2020, il lit une pièce de Valentin Krasnogorov, qu’il découvre sur le site internet de ce dernier, « RENCONTRE FACILE », et décide de la traduire. Puis l’envie de la mettre en scène devenant de plus en plus forte, il se décide à écrire à l’auteur pour obtenir l’autorisation de la mettre en scène. Ce moment fut le point de départ d’une collaboration fructueuse avec Valentin Krasnogorov, pour lequel Daniel Mérino a traduit d’autres pièces.

Outre le russe, Daniel Mérino a une connaissance assez poussée de l’espagnol et parle assez couramment le catalan. Il utilise aussi ses connaissances en latin pour traduire des textes philosophiques tels que l’Ethique de Spinoza.

À 35 ans, il découvre la scène théâtrale dans le cadre du théâtre amateur, dans le joli théâtre de Port-de-Bouc. La curiosité initiale se transforme, au fil des ans et des rôles, en une forme d’amour pour cet art.

En 1998 il crée avec deux amis le groupe théâtral Atelier 20_21, qu’il dirige. Principalement acteur, il met aussi en scène, notamment « L’INCONNUE DU BANC », texte qu’il a lui-même écrit.

 

 


 

Annotation

« Le chant du cygne » est une synthèse de mélodrame et de comédie paradoxale ironique. Dans la pièce se développent deux lignes d’action. Le personnage principal de l’une d’elles est un metteur en scène qui cherche un moyen de sortir d’une crise de la création. Le personnage principal de l’autre ligne d’action est une artiste célèbre qui vit son dernier amour. Les héros de la pièce sont dans cette période de leur vie où vient le temps de faire le point. Malgré une fin triste, la pièce est drôle et théâtrale. Elle contient une dizaine de rôles « solo » pour des actrices de tous âges et ayant des emplois divers.

2 rôles masculins, 10 rôles féminins. Intérieur.

Les personnages principaux de la pièce (deux hommes et une femme) ont environ 55-60 ans, le reste des personnages féminins ont entre 25 et 55 ans.

Si nécessaire, une actrice peut jouer plusieurs rôles.

 

 

 

 

 

 

Personnages :

 

Roman

Anna

Irina

La Dame

Des Femmes* :

« La Femme pudique »

« La Femme osée »

« La Femme cérébrale »

« La Femme mûre »

« La Femme maladroite »

« La Femme sans imagination »

« La dernière Femme »

 

*Remarque : Les épithètes accolées à ces sept femmes sont arbitraires, afin de permettre de les distinguer lors du travail sur le plateau. Elles sont citées dans l’ordre d’apparition en scène. En cas de nécessité leurs rôles peuvent être joués par deux ou trois comédiennes.

     L’âge approximatif des personnages principaux : Roman et Victor, 60-65 ans, Anna, aux alentours de 55 ans.

     La Dame est un personnage sans parole.

 


 

 

 

 

ACTE I

 

Premier tableau

Pièce assez grande, dans laquelle sont disposés sans quelque apparente intention quelques meubles : un tabouret, un ou deux bancs, une chaise longue, un fauteuil, deux ou trois chaises. Tout est ancien, usé, sale, douteux. L’on comprendra plus tard à quoi est assignée cette pièce.

ROMAN est assis à une petite table. Il a soixante ans passés. On sent qu’il est très las. Il ne se départit pas dans la conversation de son ironie et de sa réserve, ce qui n’empêche pas que son tempérament éruptif, par moments, se manifeste par jaillissements.

Entre une FEMME, extrêmement timide et pudique.

ROMAN. Déshabillez-vous.

La FEMME ôte sa jaquette.

      Enlevez tout.

LA FEMME. Tout ?

ROMAN. Vous pouvez garder les boucles d’oreille. (Et, comme la Femme hésite, il continue.) Eh bien ! Qu’attendez-vous ? Déshabillez-vous !

LA FEMME. Carrément maintenant ?

ROMAN. Carrément, pas forcément, mais maintenant.

LA FEMME. Carrément ici ?

ROMANT. Pas forcément carrément, mais ici.

LA FEMME. Devant vous ?

ROMAN. Vous voulez vous déshabiller devant quelqu’un d’autre ? Je peux faire venir le pompier.

LA FEMME. Ce n’est pas la peine. Déjà que je n’ose pas.

ROMAN. Pourquoi n’osez-vous pas ?

LA FEMME. Je… je suis quand même une femme.

ROMAN. Alors, prouvez-le-moi.

LA FEMME. À vrai dire, je ne m’attendais pas à ça.

ROMAN. Il m’est d’autant plus agréable de vous faire une telle surprise.

LA FEMME. (Après avoir hésité.) Mais pourquoi avez-vous besoin que je me déshabille ?

ROMAN. Pour voir votre âme. Eh bien ?

LA FEMME. Il me semble, que vous voulez, néanmoins, voir non pas mon âme, mais mon corps.

ROMAN. Et c’est pourquoi vous n’osez pas.

LA FEMME. Oui.

ROMAN. Vous avez honte de mettre à nu votre corps, mais vous n’auriez pas honte de mettre à nu votre âme ?

LA FEMME. Oui.

ROMAN. Mais pourquoi ?

LA FEMME. Je ne sais pas. Sans doute, parce que c’est ce qui est admis.

ROMAN. Mais les parties du corps sont les mêmes chez toutes les personnes et en cela il n’y a aucun mystère. Mais les âmes sont si diverses, si intéressantes, si obscures, si énigmatiques que nous ne pouvons même pas nous comprendre nous-mêmes.

LA FEMME. Alors, pourquoi ne pas vous intéresser à mon âme sans passer par le déshabillage?

ROMAN. L’âme ne peut pas se dire par des mots. Tous ses mouvements s’expriment seulement par le corps. Un geste de la main, un battement de cils, des épaules affaissées, les commissures des lèvres que le chagrin abaisse, un sourire, un hochement de tête, une démarche titubante, un balancement des hanches engageant, des mains ouvertes tremblantes, nous aurions là des manifestations du corps et non de l’âme ?

LA FEMME. Au vrai, je ne sais pas… (Réticente, elle défait un ou deux boutons et s’arrête.)

ROMAN. Besoin d’aide ?

LA FEMME. Besoin de personne ! Ne me touchez pas !

ROMAN. Mais je n’y songeais même pas.

LA FEMME. Et comment comptiez-vous m’aider ?

ROMAN. Moralement. Je peux vous apprendre à vous dévêtir sans la moindre gêne.

LA FEMME. Comment ça ?

ROMAN. Imaginez que vous n’êtes pas vous.

LA FEMME. Comment ça, je ne suis pas moi ?

ROMAN. Imaginez, par exemple, que vous êtes Cléopâtre.

LA FEMME. Et ?

ROMAN. Alors, c’est Cléopâtre qui va se déshabiller, pas vous. Vous comprenez ?

LA FEMME. Je comprends. Mais vous, qui êtes-vous ?

ROMAN. Et moi, je suis Antoine.

LA FEMME. Pardon, mais vous n’êtes pas tout à fait ressemblant à Antoine.

ROMAN. Imaginez.

LA FEMME. J’essaie. Mais vous ne lui ressemblez pas.

ROMAN. Vous croyez que vous ressemblez à Cléopâtre ?

LA FEMME. Vous me vexez. Pourquoi ?

ROMAN. Croyez-moi, je vous respecte profondément. Allez-y. Plus vite vous vous déshabillerez, plus vous ressemblerez à Cléopâtre.

LA FEMME ôte son chemisier sans conviction.

LA FEMME. Et Antoine va rester assis comme ça, habillé ?

ROMAN. Ça vous gêne ?

LA FEMME. Se déshabiller à deux, quelque part, c’est normal. Mais quand l’une se déshabille et que l’autre reste assis à la regarder, complètement habillé, c’est quelque part… Et en plus, excusez-moi, à le regarder sans flamme.

ROMAN. Mais déshabillez-vous de telle sorte qu’il ait lui aussi envie de se déshabiller.

LA FEMME. Qui « lui » ?

ROMAN. Antoine. Et qu’il ait une flamme dans les yeux.

LA FEMME. Au contraire : Antoine doit regarder de telle sorte que j’aie envie de me déshabiller.

ROMAN. S’ils se mettent à se disputer pour savoir qui des deux commencera, leur affaire n’ira pas loin. Quelqu’un doit prendre l’initiative.

LA FEMME. Pas moi, tout de même.

ROMAN. Pourquoi ?

LA FEMME. Parce que je suis une femme. Et c’est l’homme qui doit faire preuve d’initiative.

ROMAN. Opinion passée de mode et erronée. C’est la femme qui le plus souvent fait preuve d’initiative. Ne vous semble-t-il pas que vous êtes trop coincée ?

LA FEMME. Même un peu trop décomplexée, selon moi.

ROMAN. Merci, et au revoir.

LA FEMME. Comment ? Rien d’autre ?!

ROMAN. Rien d’autre. Je ne vous retiens plus.

LA FEMME. Mais, je suis prête à me déshabiller !

ROMAN. Je vous remercie, mais « l’heure, c’est l’heure ; avant l’heure c’est pas l’heure ; après l’heure c’est plus l’heure. » (Il raccompagne la Femme vers la sortie.)

LA FEMME pudique part. ROMAN consulte le cahier posé devant lui sur la table. Entre une autre FEMME.

ROMAN. Déshabillez-vous.

LA FEMME ôte instantanément sa robe.

LA FEMME. (Parcourant la pièce du regard.) Où dois-je me coucher ?

ROMAN. Vous ai-je demandé de vous coucher ?

LA FEMME. Mais vous allez le faire.

ROMAN. Vous avez une riche expérience. Ou un tempérament de feu.

LA FEMME. Vous allez le faire, je le sais.

ROMAN. Vous me surestimez.

LA FEMME. Et pourquoi, alors, me suis-je déshabillée ?

ROMAN. Est-ce une question rhétorique ou bien cette question m’est-elle adressée ?

LA FEMME. (Désarçonnée.) Je ne vous comprends pas tout à fait.

ROMAN. Asseyez-vous, nous allons causer. (Il lui tend un plaid.) Prenez le plaid.

LA FEMME. Pour quoi faire ?

ROMAN. Couvrez-vous. Imaginez que vous avez froid.

LA FEMME se serre contre ROMAN.

      Que faites-vous ?

LA FEMME. Voyons, vous m’avez demandé d’imaginer que j’avais froid.

ROMAN. Veuillez comprendre, que vous êtes déjà la douzième femme, aujourd’hui, qui se déshabille devant moi. Croyez-vous que j’aie un intérêt, du temps, des forces et le désir de faire avec vous, ce que vous aimeriez faire avec moi ? Nous sommes dans une institution officielle et je ne voudrais pas faire une tache à sa réputation. Rhabillez-vous !

LA FEMME. (S’habillant.) Vous auriez pu, comment, me dire tout de suite que, comment, vous ne vouliez pas et alors, je ne me serais pas, comment, mais vous-même vouliez que…

ROMAN. Tout doux ! Vous auriez dû, comment, vous comporter décemment, et faire, comment, ce qu’on vous dit, vous entendez ?

LA FEMME. Oui.

ROMAN. Vous êtes habillée ?

LA FEMME. Oui.

ROMAN. Alors, reprenons tout du début. Déshabillez-vous.

LA FEMME. Pardon, mais vous êtes un peu anormal. J’étais déjà déshabillée, pourtant.

ROMAN. L’important pour moi, dans le déshabillage, ce n’est pas le résultat, mais le processus. Déshabillez-vous en faisant en sorte que je vous regarde avec intérêt.

LA FEMME. Quand je me déshabille, vous ne me regardez pas avec intérêt ?

ROMAN. Comment vous dire…

LA FEMME. Selon moi, l’intérêt dépend de ce que l’homme perçoit du résultat. Si le résultat n’est pas intéressant, alors le processus perd tout sens.

ROMAN. Voilà une pensée peu standard.

LA FEMME. (Sur un ton de défi.) Mais, principalement, cela dépend du fait que l’homme est encore capable d’être intéressé.

ROMAN. Très chère, je ne suis pas disposé, maintenant, à prouver de quoi je suis capable ou incapable. Voyons plutôt de quoi vous êtes capable. Que voulez-vous me montrer ?

LA FEMME. Ce que… ? Mais moi. C’est vous qui l’avez demandé.

ROMAN. Je vous ai demandé de vous déshabiller. Mais il y a diverses façons de se déshabiller, vous comprenez ? Façon aguichante, façon désespérée, provocante, précipitée ou, au contraire, façon lente et pudique.

LA FEMME. « Pudique », c’est-à-dire ?

ROMAN. Ça m’est un peu difficile à expliquer. Surtout à vous.

LA FEMME. Je préfère la façon précipitée. Je peux ?

ROMAN. Pas la peine. Vous m’avez déjà fait une démonstration. Essayez, disons, la façon coquette.

LA FEMME. Coquette ? Bon, entendu. (Elle tourne le dos à Roman. D’une voix enjouée.) Aidez-moi, s’il vous plaît, à déboutonner ma robe.

ROMAN. (Approbateur.) Bien, pas mal. (Il défait les boutons.)

En un clin d’œil, LA FEMME laisse tomber sa robe.

      (Déçu.) Et c’est tout ?

LA FEMME. Oui. Et quoi ?

ROMAN. Non, rien. Merci. Rhabillez-vous, s’il vous plaît. Et si possible, aussi vite que lorsque vous vous êtes dévêtue. Ç’a été un plaisir de faire votre connaissance. La sortie se fait par cette porte.

LA FEMME. (Enfilant sa robe.) Je ne comprends pas, vous êtes un maniaque, ou quoi ?

ROMAN. Vous n’êtes pas loin de la vérité.

LA FEMME, extrêmement mécontente, sort. ROMAN fait une annotation dans son cahier. Entre une jeune FEMME, entièrement nue. Elle a dans les mains un paquet avec ses vêtements.

ROMAN. (Continuant à écrire.) Déshabillez-vous.

Pause.

      Déshabillez-vous.

Pause. ROMAN lève la tête et voit que la femme, qui était entrée, est déjà nue.

      Pourquoi êtes-vous nue ?

LA FEMME. À votre avis ?

ROMAN. Pour gagner du temps.

LA FEMME. Non. Je n’avais pas envie de donner l’impression fausse que j’étais disposée à me soumettre à vos ordres irrespectueux, et j’ai décidé de montrer que je me déshabillais de mon plein gré.

ROMAN. (Ayant saisi le caractère de la femme qui venait d’arriver, il adopte aussitôt, avec une ironie à peine perceptible, le style et le ton de son discours.) Ma foi, l’être humain, dès l’origine, a reçu du ciel le libre arbitre. Ainsi, raisonnait, ce me semble, Thomas d’Aquin.

LA FEMME. Non, c’est Saint Augustin qui l’avait prouvé neuf siècles plus tôt. En outre, je me suis dévêtue par manière de décence et pour éviter d’obscènes propositions de votre part.

ROMAN. Vous considérez décent pour une femme de faire une entrée dans cette tenue ?

LA FEMME. Cela va de soi. Vous ne pouvez pas, à présent, me dire « Déshabillez-vous ». Vous serez contraint de me dire « Rhabillez-vous ». Je n’ai plus rien à enlever.

ROMAN. Joli coup. Vous me plaisez. Rhabillez-vous.

LA FEMME. Si je vous plaisais, effectivement, vous n’auriez pas prononcé les derniers mots.

ROMAN. J’apprécie votre originalité et votre tournure d’esprit. Vous m’avez obligé à réfléchir.

LA FEMME. À quoi ?

ROMAN. Vous aviez décidé d’éviter toute la partie déshabillage, qui vous semble quelque peu humiliante. Mais, peut-être, est-il moins humiliant de se rhabiller que de s’habiller ? Car se déshabiller, c’est promettre, titiller, exciter la curiosité, mettre devant l’inconnu, provoquer le désir, éveiller l’attente de quelque nouveauté, c’est le voile ôté du fruit défendu, le don d’une espérance bouleversante et suave. Mais qu’est-ce que se rhabiller ? Ce sont les tâtonnements sur les crochets et les boucles du soutien-gorge, les yeux lourds, c’est le regret, la tentative de masquer sinon la désillusion, du moins la fatigue, c’est un regard en coin jeté sur la montre. L’œil repu de l’homme commence à voir chez la femme tous les défauts de son corps et tous ceux de sa lingerie, sa maigreur et sa rondeur, ses rides et ses grains de beauté. Et ce qui charmait à l’instant et ravissait, enflammait le sang et suscitait de l’impatience, à présent, laisse indifférent ou irrite même. Ça ressemble à un film sur cassette que vous venez de visionner et que vous rembobinez, attendant avec agacement la fin du rembobinage. Voilà pourquoi une femme se déshabille toujours devant nous, mais part se rhabiller quelque part dans la salle de bain ou derrière un paravent. Et elle a raison de faire ça. Une femme, en général, agit toujours avec justesse, si elle se laisse guider par son intuition.

LA FEMME. Vous m’avez fichu une telle angoisse que j’en ai perdu toute envie de me rhabiller. D’autant plus, quand vous regardez. C’est tout bonnement un manque de tact.

ROMAN. Bon, je promets de me retourner, bien que je ne cache pas que vous regarder est agréable.

LA FEMME. Alors, regardez plutôt quand je suis sans habit. Du reste, ne pouvez-vous pas expliquer pourquoi vous adressez aux femmes la demande de se déshabiller, excusez le calembour, sans mettre de gants ? Pourquoi ne pas le faire sous une forme plus douce ? Il vous serait alors plus facile d’atteindre votre but.

ROMAN. Votre idée est intéressante, veuillez expliciter, s’il vous plaît.

LA FEMME. Une seule et même intention, selon la robe de mots qui l’habille, l’intonation et d’autres nuances prend des allures de banalité grossière ou de marque révérencieuse d’intérêt. Par exemple, si une femme a plu à un homme et qu’il l’invite à prendre un café quelque part, elle comprend parfaitement, qu’en réalité il lui propose de faire l’amour. Toutefois, cela ne l’offusque pas, parce que l’homme a recouru à des normes de conduite sous-entendues et à des précautions oratoires, généralement admises et compréhensibles. Et si la femme est disposée à accepter, alors il lui est beaucoup plus commode de recevoir une invitation quand elle est formulée en termes délicats. « Un café ?   ̶ Avec plaisir ! »

ROMAN. Votre manière fine de penser est, sans conteste, juste. Si mon but avait été de voir une femme dénudée, il aurait fallu, effectivement, s’efforcer d’y atteindre non par une injonction brutale, mais par la douceur, le compliment et la persuasion, comme ont accoutumé de faire les hommes bien élevés. Mais qu’en est-il de tout cela si mon vrai but est de lui faire subir un choc et d’observer sa réaction ?

LA FEMME. Quels qu’aient été vos buts, un ordre si catégorique témoigne d’un manque de respect envers la femme et pour cette raison donne prise à la critique d’un point de vue de la moralité, qui elle seule doit servir de critère de tous nos actes. N’allez pas me dire que cela ne vous est pas venu à l’esprit !

ROMAN. Une fois de plus vous avez raison et votre remarque me contraint à méditer sur le côté éthique de ma demande, qui met la femme dans une position si embarrassante. Toutefois, peut-être, la réaction à cette possible humiliation, que vous évoquez, l’aidera-t-elle à se débarrasser des complexes qui pèsent sur elle, réveillera-t-elle les instincts primitifs qui sommeillent en elle, bref, réveillera-t-elle la femme en elle ? Car, convenez-en, la vie contemporaine, avec sa cadence, sa tension, sa surcharge, son poids de tâches professionnelles et domestiques fait oublier à la femme qu’elle est femme, ce qui a une incidence extrêmement négative sur son état d’âme.

LA FEMME. (Elle ne se hâte toujours pas pour se vêtir.) Notre discussion me semble fort fructueuse.

ROMAN. Incontestablement. Mais en attendant, hélas, permettez-moi de prendre congé de vous, car il me semble que la suivante arrive. J’espère, sous peu, vous inviter à prendre un café et à continuer cette conversation prenante.

Entre ANNA, femme qui n’est plus de la première jeunesse, mais attirante et à qui l’habit donne du chien. ROMAN, sans jeter un œil sur elle, donne la consigne habituelle.

ROMAN. Déshabillez-vous.

ANNA. Merci, pour cette proposition flatteuse, mon cher, exprimée certes, sous forme allégorique, mais très raffinée.

ROMAN. Ah, c’est toi, Anna. Excuse-moi. Content de te voir.

Ils se donnent brièvement, comme à l’habitude, un baiser de vieux amis.

ANNA. Fais attention, Roman, ne te salis pas. Je suis fardée.

ROMAN. Tu as bien fait de passer. Il faut que je te parle.

ANNA. Libère d’abord cette jeune fille en tenue légère, sans quoi elle va geler. Je ne vous dérange pas ?

ROMAN. Non, nous avions fini. Assieds-toi, nous boirons un thé, nous causerons.

ANNA. Voyons, tu n’as pas le temps. Des femmes s’agglutinent en une longue file derrière ta porte et toutes attendent après toi.

ROMAN. Quand tu es à mes côtés, les autres femmes n’existent pas pour moi.

ANNA. Et quand je n’y suis pas ?

ROMAN. Tu es toujours avec moi en pensée.

ANNA. Tu me fais des compliments, c’est donc qu’il te faut quelque chose de moi.

ROMAN. Tu es injuste. Je te fais toujours des compliments. Et c’est toi en personne qu’il me faut.

LA FEMME. (Elle est toujours nue. Fort surprise, à Anna.) C’est vous, vraiment ?!

ANNA. Je ne peux le nier. Moi, c’est moi.

LA FEMME. Qui aurait pu penser ! Ou je suis en train de rêver ?

ANNA. Vous pouvez me toucher.

LA FEMME. (Tendant son soutien-gorge à Anna.) Vous voulez bien me donner un autographe ?

ANNA. Ma foi, si vous y tenez tant… (Elle signe à même le soutien-gorge.)

LA FEMME. Merci. Moi, ainsi que tous mes collègues de l’université, nous nous rappelons avec enthousiasme votre incomparable Phèdre. Vous avez joué si divinement ! (Elle déclame avec inspiration, accompagnant la lecture des mouvements de la main qui ne lâche pas l’ « autographe ».)

Je suis humble et pudique, les Dieux m’en soient témoins.

Une femme est plus belle, où l’orgueil est en moins ![1]

      N’est-ce pas que c’est magnifique ? Vous auriez ravi Racine en personne.

ANNA. Vous êtes trop bonne.

LA FEMME. Quelle chance j’ai eue ! Personne ne croira que j’ai vu la célèbre comédienne de si près.

ANNA. De plus, le célèbre metteur en scène aussi vous a vue. Et également de très près. Et de plus près qu’il ne m’a vue.

LA FEMME. (À Roman.) Je peux y aller ?

ROMAN. Bien sûr. (Il appelle.) Irina !

IRINA. (En entrant.) Oui, Roman Anatoliévitch ?

ROMAN. Irina, préparez du thé, s’il vous plaît.

IRINA. Bien.

ROMAN. Pourquoi est-ce que je n’entends pas la scène d’ici ? Les micros sont débranchés, ou quoi ?

IRINA. Je vais voir.

ROMAN. Prenez l’adresse et le numéro de téléphone de cette charmante jeune fille. Il se peut que nous la reconvoquions. Et dites aux autres femmes, là-bas, que pour aujourd’hui l’audition est achevée.

IRINA. Comment ça « achevée » ? Mais vous leur avez, vous-même, fixé une heure.

ROMAN. (D’un ton ne supportant pas de réplique.) Vous ne voyez pas, que je suis occupé ?

IRINA. Excusez-moi. (À la femme.) Allons.

LA FEMME. Au revoir. (Elle se dirige avec Irina vers la sortie.)

ROMAN. N’oubliez pas de récupérer vos vêtements.

LA FEMME et IRINA sortent.

ANNA. Qu’attends-tu, au juste, de ces femmes ?

ROMAN. C’est précisément de cela que je m’apprête à parler avec toi. Comment se déroule le spectacle, aujourd’hui ?

ANNA. C’est dur. Pas moyen de secouer la salle.

ROMAN. Ne fais pas ta modeste. Même ici me sont parvenus les rires et les applaudissements.

ANNA. Quoi qu’il en soit, c’est dur.

ROMAN. Tu es fatiguée ?

ANNA. Je suis fatiguée, mais pas à cause du spectacle. À cause d’une incessante agitation sans queue ni tête. À cause du désir d’une vie autre, laquelle ? je ne le sais pas. À cause des ruminations de mon âge. 

ROMAN. Ne fais pas la coquette et oublie ton âge. Tu sais très bien que tu peux, comme toujours, tourner la tête à n’importe quel homme, et que tu as de l’énergie pour cinq.

ANNA. Merci encore pour ce nouveau compliment.

ROMAN. (L’ayant bien regardée.) Non, visiblement, tu n’es pas dans ton assiette. Il est arrivé quelque chose ?

ANNA. Non. Rien de neuf, juste du vieux. C’est juste que quelque chose ne tourne pas rond, tu comprends ? Nous avons tendance à trop penser à ce qui n’est pas nous et nous ne prenons pas le temps de penser à nous. Nous n’avons jamais le temps. Et quand nous le prenons…

IRINA apporte le thé sur un petit plateau et sort sans dire un mot.

ROMAN. Arrête de broyer du noir. Après ce bon petit thé, tu retrouveras ta gaieté, tu verras. (Il verse le thé.) Avec un peu de cognac, peut-être ?

ANNA. (Se débarrassant soudain de son air pensif.) Non, il faut encore, n’est-ce pas, que j’aille au bout de la pièce.

ROMAN. Eh bien, moi, j’en prendrai une larme. (Il se verse le cognac.)

ANNA. Tout compte fait, verse m’en un peu aussi.

Ils choquent leurs verres et boivent.

ROMAN. Alors ? Tu te sens plus légère ?

ANNA. On dirait. Alors, qu’est-ce que tu attends de moi ?

ROMAN. Moi ? Rien. Mais ce maudit sponsor a besoin que des vedettes fassent partie du spectacle. Sinon, il ne financera pas.

ANNA. Et tu veux que je sois l’une de ces vedettes ?

ROMAN. L’unique vedette. « Je n’ai d’amour que toi, mon cœur, seule toi feras mon bonheur. »

ANNA. Arrête. Quel genre de pièce t’impose-t-on ?

ROMAN. Un mélange de policier et de série télévisée. Dans une maison de prostitution, une des filles se fait tuer. On soupçonne tout le monde : le barman, le videur, les clients, les autres filles… pour être franc, une vraie ineptie, mais, tu le sais, il nous faut remplir la caisse. Le théâtre n’a pas d’argent.

ANNA. Et tu as accepté de monter ça ?

ROMAN. Et alors ? « Si l’inspiration ne se vend pas, on peut vendre un manuscrit ». Le sponsor a promis d’être généreux. Et avec le théâtre, et avec toi et moi en particulier.

ANNA. Tu es sur la mauvaise pente, Roman.

ROMAN. Que faire ? Je ne suis pas le jeune homme romantique que tu as connu il y a trente ans. « Au fil des émotions notre vie va usant, érodant, dégradant désirs et sentiments ».

ANNA. Comment veux-tu que du même coup ta réputation ne se dégrade ? N’es-tu pas connu pour être un metteur en scène d’exception ?

ROMAN. La gloire, c’est bien, mais l’argent, c’est mieux. « Qu’est la gloire ?  ̶ Un divin décor /Masquant les hardes du poète. /C’est de l’or, qu’il nous faut, de l’or ! »

ANNA. Que de vers ! Tu es en verve, aujourd’hui.

ROMAN. Pour ma réputation, ne te fais pas de souci. Elle viendra avec Shakespeare.

ANNA. Ma foi, l’or, voilà qui est alléchant. Et qui dois-je interpréter ?

ROMAN. C’est comme tu veux, tu as le choix. Si tu veux, tenancière, ou commissaire divisionnaire.

ANNA. Videuse, non ?

ROMAN. Ne ris pas ; si tu veux, tu peux aussi jouer le rôle de videuse. Ça n’a aucune importance. Le principal, c’est que ton nom soit sur l’affiche. Les filles, je suis en train, justement de les auditionner. On fait l’affaire ?

ANNA. Je ne sais pas. Je réfléchirai.

ROMAN. Anna, nous sommes seuls, maintenant. Personne ne nous dérange. Une telle occasion ne se représentera pas de sitôt.

ANNA. L’occasion de quoi ?

ROMAN. L’occasion d’une explication.

ANNA. Si c’est pour reprendre ton antienne romantique, épargne-la-moi.

ROMAN. Écoute-moi, d’abord. Tu es libre, et moi je suis seul. Une même occupation et des intérêts communs nous lient depuis trente ans…

ANNA. Mon cher, je sais tout ce que tu veux me dire. Aussi, ne continue pas. Nous n’allons pas couronner notre vieille amitié d’une liaison banale…

ROMAN. Pourquoi « liaison » et pourquoi « banale » ?

ANNA. De quoi d’autre encore ? D’un mariage, peut-être ? Ou d’amour ?

ROMAN. Pourquoi pas ?

ANNA. N’y songe pas. Ça fait déjà longtemps que j’interprète le rôle de mères, et, pour le dire franchement, il est temps de passer à celui de grands-mères. De quel amour peut-il être question ?

ROMAN. D’un amour véritable, dont tu as tant besoin, selon moi.

ANNA. Tu te montres si persévérant que je commence à redouter qu’un jour je n’y tienne plus et finisse par céder.

ROMAN. (Il la prend par le bras.) Ne remets pas à plus tard, accepte dès maintenant. Nous serons bien ensemble, tu verras.

ANNA. Oui ? Alors, pourquoi nous disputons-nous à chaque répétition ?

ROMAN. Parce que tu as un caractère de cochon.

ANNA. On pourrait penser que toi, tu es un ange dispensateur de miel et de bienveillance, avec de petites ailes et un nimbe au-dessus de la tête.

ROMAN. Oui, j’ai des nerfs, j’explose parfois…

ANNA. Très souvent.

ROMAN. …Mais je n’ai pas le centième de ton entêtement inébranlable. Au bout du compte, c’est moi qui ai fait de toi une actrice.

ANNA. Et moi, j’ai fait de toi un metteur en scène… (Elle porte sa main au cœur.) Comme on étouffe ici…

ROMAN. (Il boit son thé impassiblement.) Ne porte pas ta main au cœur. Tu ne m’auras pas avec ce vieux truc. Cesse de jouer la « Dame aux camélias » devant moi. Finis ton thé et va jouer ton spectacle sur la scène, et pas ici. Seulement, fais-le sans ces mauvais poncifs provinciaux.

ANNA se tait. Ses yeux sont fermés.

Anna, tu entends ce que je te dis ?

ANNA reste silencieuse.

(Troublé.) Anna ! Qu’as-tu ?

ROMAN s’approche d’ANNA, la prend par le bras, examine son visage, lâche son bras. Il tombe comme sans vie sur l’accoudoir. ROMAN, paniqué, appelle son assistante.

Irina !

IRINA. (Apparaissant.) Que se passe-t-il ?

ROMAN. Anna Serguéïevna se trouve mal. Appelle les urgences.

IRINA. Ça va faire long… Il doit y avoir le médecin de garde, à la loge trois. Je préfère aller le chercher.

ROMAN. Vas-y, mais fais vite !

IRINA. J’y cours. (Elle disparaît.)

ROMAN, tout en attendant le médecin, essaie sans grand art et sans succès de faire reprendre ses sens à ANNA : il l’asperge d’eau, l’évente avec un éventail. ANNA ne bouge pas. Entrent IRINA et LE MÉDECIN, un homme pas très jeune avec une mallette traditionnelle. Il s’appelle VICTOR.

VICTOR. Où est la malade ?

ROMAN. Ici, dans le fauteuil.  Vous êtes vraiment notre médecin de garde ? Je n’ai pas le souvenir de vous avoir jamais vu.

VICTOR. Aujourd’hui, je remplace Alexandre Gavrilovitch.

ROMAN. Bon, bon, c’est pareil. Faites.

VICTOR, ayant fait le tour de la pièce du regard, trouve un téléphone, s’en approche et prend le combiné.

      Que faites-vous ?

VICTOR. Je veux appeler les urgences.

ROMAN. C’est un accessoire de théâtre, pas un téléphone. À quoi bon les urgences, puisque vous êtes médecin ! Ne perdez pas de temps, occupez-vous de la malade. Si tant est qu’elle est vraiment malade, qu’elle ne nous joue pas la comédie.

VICTOR s’approche d’ANNA et lui tâte le pouls. À côté, ROMAN et IRINA s’agitent.

      Eh bien ?

VICTOR. Je prie les personnes qui ne sont pas de la famille de quitter la pièce. Seul le médecin doit rester avec la malade. Dès qu’il le faudra, je vous appellerai.

ROMAN et IRINA sortent à contrecœur. Le médecin installe plus confortablement ANNA dans le fauteuil et avec précaution déboutonne son chemisier.

ANNA. Pourquoi déboutonnez-vous mon chemisier ?

VICTOR. (Il tressaille de surprise.) Pour que vous respiriez mieux.

ANNA. Merci. Toutefois, j’espère que vous ne pousserez pas trop loin votre sollicitude et que vous vous limiterez à deux boutons.

VICTOR. Je peux les reboutonner.

ANNA. Non, pourquoi ? il m’est plus facile de respirer. Déboutonnez-en un de plus, je vous prie.

VICTOR. Comment vous sentez-vous ?

ANNA. À merveille.

VICTOR. J’appelle tout de suite les urgences.

ANNA. Voyons donc ! Je suis en parfaite santé.

VICTOR. Vous vous remettez tout juste d’un évanouissement.

ANNA. C’était une feinte. N’aviez-vous pas deviné tout de suite ? Je voulais faire s’énerver un peu Roman. Au fait, a-t-il eu peur ?

VICTOR. Si vous faites allusion à l’homme qui tournait autour de vous, il en a été pour une belle frayeur.

ANNA. Et c’est bien fait pour lui. (Elle fait un effort pour se lever.)

VICTOR. Restez dans le fauteuil, vous avez besoin de repos. (Tout en aidant Anna à s’installer et en lui glissant un oreiller sous la tête.) Prenez une position plus confortable. Détendez-vous.

ANNA. Merci. Vous avez les mains douces.

VICTOR. Des mains de médecin.

ANNA. Ainsi, vous êtes médecin ?

VICTOR. Vous ne le croyiez pas ?

ANNA. Je ne crois rien. Mais je me suis toujours représenté les médecins en blouse. Par contre, savez-vous qui je suis ?

VICTOR. (Ayant observé un petit silence.) Non.

ANNA. C’est très étrange. Admettons que vous n’aimiez pas le théâtre, vous avez, au moins, un téléviseur chez vous ?

VICTOR. Oui, mais je ne regarde pas beaucoup la télévision.

ANNA. Et comment expliquez-vous votre présence dans ce théâtre ?

VICTOR. Par ma qualité de médecin de garde. Par la même occasion, c’est vrai, je regardais le spectacle.

ANNA. Mais comment pouvez-vous ne pas me connaître, alors que j’interprète le rôle principal dans ce spectacle ?

VICTOR. (Évasif.) Excusez-moi, je ne vous avais pas reconnue. Sur scène, vous portiez une autre robe. Toutefois, permettez que nous fassions appel aux urgences.

ANNA. Pour quoi faire ? Vous êtes bien docteur, vous-même ?

VICTOR. Je n’ai pas le cardiographe, l’équipement, les médicaments nécessaires. Je ne peux pas prendre sur moi une telle responsabilité.

ANNA.  Aucune importance. Je suis en parfaite santé. Simplement, on a du mal à respirer, ici. La ventilation de cette pièce est défectueuse.

VICTOR. (Enveloppant la pièce du regard.) Très étrange, ce local.

ANNA. C’est la salle de répétition. (Avec de la chaleur dans la voix.) Ici, nous passons nos meilleures heures.

VICTOR. Et pourquoi a-t-on entassé ici tout ce fourbi ?

ANNA. Vous manquez d’imagination. Ne voyez-vous pas que nous nous trouvons dans la Rome antique ?

VICTOR. (Perplexe.) Oui, ça se peut… Quoique, à dire vrai…

ANNA. C’est à peu près comme ça que les pièces du décor de notre futur spectacle seront disposées sur la scène. Ce tabouret figure la chaise curule de César. (Elle s’assoit sur un tabouret minable, prenant le port majestueux du maître de la moitié du monde.) Ces bancs-là, c’est le sénat. Et ça (Elle s’allonge sur une couchette vétuste, usée et, non sans humour, prend la pose ostensiblement picturale de la célèbre séductrice), c’est le lit de Cléopâtre. Sur scène tout sera exactement comme ça, on ajoutera seulement des ors, du velours, des draperies et du contre-plaqué imitant le marbre.

VICTOR. Vous jouerez le rôle de Cléopâtre ?

ANNA. Non, je suis trop vieille pour ça. Je répète le rôle de la femme de César, non pas qu’elle soit âgée, mais… comme on dit, un rôle pour mon âge. C’est la vie. Les Cléopâtre chassent les épouses vieillissantes.

Pause.

VICTOR. Si vous allez mieux, je retourne prendre mon poste dans ma loge.

ANNA. Restez. Si vous partez, je tomberai dans les griffes de Roman, et moi je ne veux pas continuer la discussion avec lui.

IRINA. (Entrant dans la pièce.) Anna Serguéïevna, comment allez-vous ?

ANNA. Très bien, merci.

IRINA. Vous pouvez retourner sur scène ?

ANNA. Bien sûr.

IRINA. Donc, on n’annule pas le spectacle ?

ANNA. Naturellement, non. S’il vous plaît, ne dérangez pas le médecin.

IRINA. Pardon. (Elle disparaît.)

Pause.

ANNA. Vous allez continuer à garder le silence comme ça ?

VICTOR. Vous n’êtes pas non plus très loquace.

ANNA. Vous êtes différents des autres hommes. D’ordinaire, ils me font des compliments, s’extasient devant mon talent, formulent l’espoir d’une nouvelle rencontre et se répandent en absurdités du même acabit. Alors que vous, vous restez assis comme un bouddha, le regard plongé dans votre for intérieur. Enfin, si ce n’est dans votre for intérieur, du moins pas tourné vers moi.

VICTOR. Vous attendez que je me répande aussi en absurdités ?

ANNA. Et pourquoi pas ? L’absurdité aussi a quelque chose d’agréable.

VICTOR. J’ai passé l’âge de commencer à faire semblant de faire la cour à une femme, seulement parce que nous nous sommes trouvés par hasard seul à seule dans une même pièce.

ANNA. Je n’ai pas besoin que vous me fassiez la cour, mais vous pourriez, au moins, observer l’étiquette. Tenez, par exemple, j’ai dit que j’étais trop vieille pour jouer Cléopâtre, et vous n’avez même pas réagi. Votre indifférence peut signifier deux choses : ou bien, je ne suis pas, à vos yeux, une femme, ou bien vous n’êtes pas un homme.

VICTOR. (En souriant.) Mais, peut-être, que ma passivité apparente, n’est, en réalité, qu’un subterfuge, le début de l’attaque lancée contre votre inexpugnable forteresse ?

ANNA. Si c’est un subterfuge, alors il est des plus subtils.

VICTOR. Pourquoi donc ? Je ne fais pas commerce de compliments, pour ne pas être plat ; je ne vante pas votre beauté, pour ne pas ressembler à tout le monde ; je me tais, pour éveiller votre curiosité. En ce qui concerne l’allusion à votre âge, ce n’est que coquetterie de votre part, car vous auriez pu non seulement jouer Cléopâtre mais aussi sa sœur cadette. Comme vous voyez, je peux, moi aussi, me répandre en absurdités.

ANNA. Continuez, continuez, cela ressemble déjà à quelque chose. Autrement, vous vous comportiez comme si vous aviez devant vous un mannequin de vitrine et non une actrice populaire.

VICTOR. Dites… Essayons d’exprimer cela le plus élégamment possible… Pour faire la cour, ou plus exactement, pour la concrétisation finale, est-il donc si important, que la femme soit célèbre ? Peut-être, la beauté, la jeunesse, le tempérament sont-ils plus importants ?

ANNA. Il s’avère que vous savez aussi être, en plus, effronté. Mais votre franchise me plaît.

VICTOR. Je parlais en général, sans penser précisément à vous. Vous concernant en propre, vous avez, naturellement, au moins, deux des qualités citées par moi. C’est-à-dire, la beauté et la jeunesse.

ANNA. Je ne sais pas s’il s’agit là d’une moquerie ou d’un grossier compliment, mais, au moins, avez-vous tenu un langage d’homme. Au fait, j’ai aussi du tempérament.

VICTOR. Heureux, celui qui a eu la possibilité de s’en persuader.

ANNA. N’espérez pas d’en être quelque jour. En ce qui concerne le nombre des années, je ne suis plus de cet âge où on ne le dissimule pas encore et je ne suis pas encore à l’âge où l’on cesse déjà de le dissimuler. Toutefois, je n’essaie pas non plus de jouer les jeunes beautés. Je ne veux pas être ridicule sur scène.  J’ai déjà des enfants et des petits-enfants.

VICTOR. Bon, eh bien, si tous les compliments à dire ou à écouter, l’ont été, pourquoi ne pas maintenant simplement parler ?

ANNA. De quoi ?

VICTOR. Peu importe. « De faucons : lequel vole le plus haut ? De chiens : lequel aboie le plus fort ? D’épées : laquelle a la meilleure trempe ? De coursiers : lequel, au galop, se laisse le mieux diriger ? De filles : laquelle est la plus belle ?... »

ANNA. Oh ! vous connaissez donc si bien Shakespeare ?

VICTOR. Et vous aussi ?

ANNA. Oui mais, c’est ma profession. J’ai joué, je crois, tous les rôles dans toutes ses pièces.

VICTOR. Moi je n’ai fait que les lire.

ANNA. Dites, avez-vous aimé ma façon de jouer, aujourd’hui ?

VICTOR. Voulez-vous entendre la vérité ou un compliment ?

ANNA. Cela va de soi, un compliment seulement !

VICTOR. Dans ces cas-là, tout le monde dit qu’il veut entendre la vérité.

ANNA. Tout en attendant des louanges. Qui aime les pilules amères de la vérité ? « Un leurre qui nous porte aux nues m’est plus cher que mille et une basses vérités. » Des compliments, seulement des compliments et rien d’autre que des compliments !

VICTOR. Votre jeu était divin, admirable, enchanteur, délicieux, incomparable.

ANNA. (Devenue sérieuse.) Bon… Et maintenant, je veux la vérité.

VICTOR. Pourquoi ? Si tu tiens à l’amitié, ne dis pas la vérité.

ANNA. Nous ne sommes pas amis et nous ne le serons pas. Vous n’êtes tenu par rien.

VICTOR. Vous venez d’avoir une crise cardiaque…

ANNA. À ce point ? Il résulte que j’ai si mal joué, que vous craignez que j’aie, à cause de votre vérité, un infarctus ?

VICTOR. (Il se lève.) Il vaut mieux que je parte.

ANNA. (Gagnée par l’impatience.) Parlez, bon sang ! C’était si mauvais ?

VICTOR. (L’air coupable.) Désastreux.

ANNA. (Éteinte.) Pourquoi ? Veuillez m’expliquer.

VICTOR. Eh bien, premièrement, qu’est-ce que c’est que cette pièce ?

ANNA. En quoi est-ce une mauvaise pièce ?

VICTOR. Deux gouttes de Tchékhov dans un verre d’eau.

ANNA. La pièce, effectivement, ne vaut pas tripette. Mais le public aime.

VICTOR. C’est une pièce pour mamies.

ANNA. (Avec froideur.) Vous êtes cruel et partial. Qui êtes-vous pour porter un jugement sur le théâtre ?

VICTOR. Excusez-moi. Je ne suis qu’un dilettante et je n’aurais pas dû vous peiner.

ANNA. Non, pourquoi donc ? Je trouve utile d’entendre cela. Les ennemis disent parfois la vérité, les amis, jamais.

VICTOR. Je ne suis pas votre ennemi… vous m’avez demandé, un peu plus tôt, si je savais qui vous étiez, et j’ai répondu que non. C’est faux. Je vous admire depuis beaucoup d’années, depuis votre tout premier rôle, depuis votre jeune Juliette. Vous vous rappelez ?

« Ô source de ma joie,

Cette nuit nous rapproche, je la crains bien trop courte… »

ANNA. (Elle continue.)

      « Rapprochement trop brusque, trop soudain, imprévu,

      Trop pareil à l’éclair qui aussitôt que vu

      Ne nous laisse le temps de dire : c’est l’éclair ».

VICTOR. Ces mots m’ont alors frappé comme la foudre. Ces mots dans votre bouche comme ils sonnaient… ! Puis, je me souviens de vous en Elmire, et quelle Elmire ! Après ça j’ai appris le « Tartuffe » par cœur.

ANNA. Je vois que vous avez une mémoire prodigieuse.

VICTOR. Et dans quelles pitoyables pièces vous jouez parfois maintenant ! De quels textes vous vous rassasiez ! Mon Dieu, mais qu’est-ce que c’est que ces textes !

ANNA. (Avec froideur.) Très estimé critique, veuillez, au moins, révéler votre nom !

VICTOR. Victor Pavlovitch.

ANNA. Eh bien, mon cher Victor, cela ne vous trouble-t-il pas d’être le seul à qui je ne plaise pas ? Toute la compagnie marche d’un pas désuni, vous seul marchez au pas, c’est bien ça ? Les spectateurs me comblent de fleurs et d’applaudissements et vous… vous permettez…

VICTOR. Oui, je sais, on dit de vous que vous êtes une légende vivante. Mais il vaudrait mieux que vous restiez une actrice vivante. Mais vous êtes morte voilà cinq ou dix ans. De rôle en rôle, de spectacle en spectacle, de série en série, vous allez trimballant une toujours même voix légèrement enrouée et une intonation ironique, un toujours même cliché que le public un jour se mit à aimer et dont vous ne vous séparez pas désormais. Vous avez enfourché votre popularité et vous ne voulez pas en descendre, vous… (Ayant jeté un regard sur Anna, il s’arrête net.) Pardon. Tout ça, à vrai dire, ne me regarde pas.

ANNA. (Les yeux étincelant d’une fureur à peine contenue.)  Voilà qui s’appelle passer les bornes… Alors ? Qu’avez-vous à dire encore de bien ?

VICTOR. (Très sincèrement.) Qu’à l’instant, vous êtes belle comme une rose rouge de colère.

ANNA. Vous comptez racheter votre faute par la flatterie ? (S’étant tue, et sur un autre ton.) Du reste, vous n’êtes en rien coupable. Vous avez raison. Je le sentais moi-même, mais voilà, je ne me décidais pas à me l’avouer.

Pause.

VICTOR. Vous vous sentez mieux ?

ANNA. Mais je n’allais pas mal.

VICTOR. Vous savez quoi ? Laissez-moi quand même vous conduire à l’hôpital ou, au moins, chez vous et j’appellerai votre médecin.

ANNA. Premièrement, je n’ai pas de médecin. Deuxièmement, vous ne savez pas, ce qu’est le théâtre : une artiste préfèrera mourir plutôt que de ne pas aller au bout du spectacle. Et troisièmement, quand comprendrez-vous que je jouis d’une excellente santé ?

IRINA. (Entrant dans la pièce.) Anna Serguéïevna, excusez-moi. Vous êtes prête ? C’est bientôt à vous.

ANNA. J’arrive. (À Victor.) Il me reste en tout trois ou quatre répliques et les saluts. Attendez-moi ici, s’il vous plaît. Il faut que je vous dise une ou deux choses.

ANNA sort. Entre ROMAN. Il s’est changé pour aller sur la scène. Son costume est pittoresque et un brin négligé.

ROMAN. Eh bien, qu’était-ce ? Rien de grave, à ce que je vois ?

VICTOR. (Restant dans le flou.) Difficile à dire. Il faut lui faire passer un examen.

ROMAN. Comme toute artiste douée, elle m’a gratifié durant les répétitions d’un si grand nombre de crises cardiaques, authentiques ou simulées, qu’on en eût pu faire tout un spectacle. Au fait, et si nous faisions connaissance ? (Tendant la main.) Roman Anatoliévitch, timonier en chef de ce vaisseau qui prend l’eau.

VICTOR. Pourquoi tant de morosité ?

ROMAN. Le théâtre, comme l’art en général, sent le sapin. C’est la télévision, la direction et un public n’ayant même pas la plus petite idée de ce qu’est la culture, qui sont en train de le tuer. N’y vont pour s’ennuyer que ceux qui pensent à tort que le théâtre est encore à la mode, ainsi que ceux qui espèrent, ce faisant, se donner l’image d’une personne ayant de la culture. Du reste, ne faites pas attention à mes geignements. Metteurs en scène et critiques prédisent la mort du théâtre depuis Euripide et Sophocle, et, on ne sait pourquoi, il est toujours vivant.

On entend très clairement un air de bravoure et le bruit des applaudissements.

      Ah ! le spectacle est fini. Vous entendez ces applaudissements ? Vous croyez qu’ils ont trouvé le spectacle bon ? Rien de tel. C’est nous qui rythmons les saluts avec une musique à deux temps. (Il frappe dans ses mains au rythme de la musique.) Un, deux, un, deux… c’est un truc vieux comme le monde. Si vous saviez comme tout ça m’exaspère.

IRINA. (En entrant.) Roman Anatoliévitch, c’est votre tour d’aller saluer.

ROMAN. J’arrive. (À Victor.) C’est Irina, mon adjointe aux intrigues. Que voulez-vous, elle est l’assistante du metteur en scène, autrement dit, elle fait tout le sale boulot. Ne croyez pas que ce soit peu de chose. Dans un théâtre il n’y a pas d’autre boulot que du sale boulot.

VICTOR. Victor Pavlovitch.

IRINA. Enchantée.

ROMAN, après avoir jeté un regard sur le miroir et s’être donné une contenance assurée, sort, IRINA le suit. La musique et les applaudissements se font toujours entendre, puis ils faiblissent progressivement. ANNA apparaît. Elle a un bouquet dans les mains.

ANNA. Vous n’êtes pas parti ?

VICTOR. Vous aviez encore quelque chose à me dire, je crois.

ANNA. Oui. Vous demander, avant toute chose, pardon. J’ai été un peu cavalière avec vous, je n’ai parlé que de moi, j’ai minaudé comme une vieille coquette et je vous ai assommé de banalités. Je me répugne à moi-même.

VICTOR. À moi, pas du tout.

ANNA. Cela ne se reproduira plus. Et, à présent, si vous m’y autorisez, je vais vous dévoiler un secret. Peut-être, suis-je effectivement malade. Et j’ai besoin d’avoir en permanence mon propre médecin. Vous comprenez, pourquoi c’est à vous, précisément, que je dis cela ?

VICTOR. Je comprends. Voulez-vous que je vous dévoile, moi aussi, un secret ? Je ne suis pas médecin.

ANNA. Vous plaisantez !

VICTOR. Le docteur qui habituellement est de garde, ici, est mon ami, et il m’a demandé de le remplacer.

ANNA. Et, sans rien comprendre à la médecine, vous avez dit oui ?

 VICTOR. Ce fut un acte imprudent et irresponsable. Mais mon ami m’avait assuré qu’en dix ans de garde au théâtre pas une fois on n’a eu besoin de son aide et que ce soir non plus il ne se passerait rien. Je n’avais qu’à prendre sa place et du même coup goûter au plaisir d’une première représentation.

ANNA. Mais au plaisir de la représentation, justement, vous n’y avez pas goûté. Je vous plains.

VICTOR. Vous n’imaginez pas la frayeur qui fut la mienne, lorsqu’on est venu me chercher pour que je me rende auprès de vous. C’est que j’étais dans l’incapacité de vous aider.

ANNA. Ceci dit, grâce à ça, nous avons fait connaissance.

VICTOR. De sorte que, même si je le désire fortement, je ne pourrai pas être votre médecin.

ANNA. Et c’est très bien, que vous ne puissiez pas. Je n’aimerais pas du tout que vous vous intéressiez à ma digestion, que vous procédiez à toutes sortes d’analyses et que vous auscultiez d’un air professionnel mon corps à la recherche d’inflammations ou d’œdèmes. De plus, je ne suis pas du tout malade, j’avais simplement envie que vous me rendiez visite parfois. Et si vous venez en qualité de… d’hôte… Pour…me faire la conversation… Bref, téléphonez-moi, s’il vous en prend l’envie. (Elle écrit son numéro de téléphone sur une petite feuille de papier et le donne à Victor.) Au revoir. Pardon, si vous n’avez pas vu le spectacle jusqu’au bout, à cause de moi, et merci de m’avoir consacré la soirée. (Elle lui donne son bouquet.)

VICTOR. Au revoir.

VICTOR part. Entre ROMAN.

ROMAN. Encore un succès, encore des fleurs. Félicitations. (Il enlace Anna et l’embrasse.)

ANNA. Merci.

ROMAN. Comment te sens-tu ?

ANNA. À merveille.

ROMAN. Les applaudissements sont le meilleur remède, n’est-ce pas ?

ANNA. Et le meilleur poison.

ROMAN. Si nous allions quelque part fêter ta réussite ?

ANNA. De quelle réussite parles-tu ? Je suis devenue une mauvaise actrice.

ROMAN. Ce n’est pas vrai.

ANNA. Si tu ne le vois pas, c’est que même toi tu es devenu un mauvais metteur en scène.

ROMAN. Tu n’es pas d’humeur, c’est tout.

ANNA. (Après avoir gardé le silence un court instant.) Roman, j’ai réfléchi et voici ce que j’ai décidé : je ne jouerai pas dans ton nouveau spectacle.

ROMAN. Tu dis ça sérieusement ?

ANNA. Tout à fait.

ROMAN. Eh bien, j’espère que tu reviendras sur ta décision.

ANNA. Non.

ROMAN. Mais pourquoi ?

ANNA. Je ne veux plus de ces textes indigents et anémiés, dans lesquels il n’y a ni sens ni beauté. J’ai honte rien qu’à les prononcer. Et je ne parle pas du vocabulaire obscène, bien que, du reste, tout soit autorisé désormais. Cela me donne la nausée.

ROMAN. Mais c’est comme ça que tout le monde parle de nos jours.

ANNA. Qu’est-ce que j’en ai à faire de savoir comment on parle maintenant ? Du temps de Shakespeare la population dans son ensemble était analphabète, les mœurs grossières, l’ignorance effrayante, mais alors pourquoi ses héros s’expriment-ils dans un style si beau, et leurs sentiments sont-ils si forts, si effrénés, si élevés ?

ROMAN. Laissons de côté les envolées sur l’art.  J’ai signé un contrat, je ne peux pas revenir en arrière. Et je comptais sur toi. Dis oui, j’ai besoin d’une vedette.

ANNA. Prends une autre actrice. Les vedettes de nos jours sont pléthore.

ROMAN. Mais je ne veux pas d’une autre. C’est toi que je veux.

ANNA. Excuse-moi, je suis fatiguée, je dois rentrer.

ROMAN. Tu as encore le temps d’y réfléchir. Pendant trois mois je serai occupé à faire des prises et je me mettrai au spectacle seulement après.

ANNA. Je crains de ne pas changer d’avis.

ROMAN. (En colère.) Bon, eh bien, soit ! Mais tu sais, que je vais toujours au bout de ce que j’ai entrepris. Je formerai une équipe. Je trouverai une vedette. Je ferai le spectacle. Et ce n’est pas toi que l’on y applaudira.

ANNA. Je t’offre ma part d’applaudissements. (Elle part.)

 

 

Deuxième tableau

 

Deux mois après. ANNA reçoit VICTOR chez elle.

ANNA. Que s’est-il passé ensuite ?

VICTOR. (Continuant son récit.) Le roi contraignit son fils et héritier Pedro à épouser la princesse espagnole Constance. Il faisait le calcul que cela donnerait au Portugal des droits sur le trône de Castille. Mais le destin en disposa autrement. Constance arriva au Portugal, amenant aussi, dans sa suite, Inès de Castro, sa dame d’honneur. Elle n’était pas de famille très illustre, mais elle était belle, intelligente et bonne, et le prince s’attacha à elle de tout son cœur. Constance eut bientôt fait de mourir, et Pedro épousa en secret Inès. Cette mésalliance déplut aux hauts dignitaires du royaume du Portugal. Ils calomnièrent Pedro devant son père, machinèrent un complot et tuèrent Inès ainsi que ses enfants. C’était en 1355. Deux ans après, Pedro accéda au trône, prouva la légitimité de son mariage avec Inès, la déclara reine et se vengea de ses assassins.

ANNA. Comment ?

VICTOR. Il fit exhumer le corps de sa bien-aimée, la fit revêtir d’une somptueuse robe et asseoir à ses côtés sur le trône. Lorsque ce fut fait, le roi ordonna à tous les comploteurs d’approcher à tour de rôle du cadavre d’Inès et de lui baiser la main.

ANNA. Quelle histoire incroyable. Un vrai conte.

VICTOR. La réalité souvent dépasse la fiction. Dix ans après, Pedro mourut, ses dernières volontés étant qu’il fût inhumé aux côtés de sa bien-aimée. Sur sa tombe on peut lire, encore de nos jours, la promesse de fidélité qu’il avait donnée à Inès « Jusqu’à la fin du monde ».

ANNA. (Elle répète.) « Jusqu’à la fin du monde »… J’aurais aimé vivre à cette époque-là. Ou, tout du moins, jouer dans une telle pièce… Cela fait déjà deux mois que nous nous voyons, mais je ne me lasse pas de vous écouter. Vous m’avez raconté un nombre incalculable d’histoires intéressantes. À propos de peinture, de musique, de littérature, d’Alice et du lapin blanc. Bref, de tout, sauf de vous.

VICTOR. C’est parce que je me suis efforcé de vous parler seulement de choses intéressantes.

ANNA. Ne bottez pas en touche, vous ne vous en tirerez pas comme ça. Je vous connais suffisamment bien comme ça aussi, mais peut-être, voulez-vous, vous-même, dire quelque chose sur vous ? Veuillez me croire, pour moi, c’est le sujet le plus intéressant.

VICTOR. Et que voulez-vous savoir ?

ANNA. Tout ce que vous voulez. Par exemple, que faites-vous de toutes vos journées ?

VICTOR. Rien de particulier, ma foi. Je suis à la retraite.

ANNA. Et que faisiez-vous avant ?

VICTOR. Je n’étais ni cosmonaute, ni académicien. Ni une légende vivante.

ANNA. Il ne faut pas se moquer de moi, je me suis déjà corrigée. Mais quand même, à quoi vous occupez-vous ?  Vous n’allez pas me faire croire que vous vous contentez de manger du fromage blanc et de regarder la télévision.

VICTOR. En gros, ma spécialité est la théorie mathématique.

ANNA. Mais, d’habitude, on n’est pas payé pour des théories.

VICTOR. C’est on ne peut plus vrai.

ANNA. Peut-être, faut-il que vous trouviez un travail ? Ne soyez pas gêné, je serais heureuse de vous aider. J’ai de nombreuses relations.

VICTOR. Merci. Je n’en ai pas besoin.

ANNA. De quoi vivez-vous ?

VICTOR. Je compte parfois l’argent des autres.

ANNA. Et votre argent vient de là ?

VICTOR. Oui, parfois, on me paye pour ça.

ANNA. Pour compter l’argent des autres ?

VICTOR. Eh bien, imaginez que vous possédiez une banque avec un fonds de roulement de plusieurs milliards. Des centaines de milliers d’investisseurs et de clients, quelqu’un est votre débiteur, vous êtes le débiteur de quelqu’un, les dépôts et les prêts se font pour tous dans un délai différent et à des taux différents, des millions d’opérations, le cours des valeurs en constante fluctuation… comment concilier tout cela et le garder sous contrôle ? C’est là que mes théories trouvent justement une application pratique.

ANNA. Pour ça, effectivement, la rémunération ne doit pas être faible.

VICTOR. Si je faisais ça sérieusement et en permanence, peut-être, possèderais-je moi-même déjà une telle banque. Mais je n’y consacre que très peu de temps. Juste ce qu’il faut pour être indépendant et libre. Dans la vie, on ne compte pas le nombre de choses qui ne sont pas moins agréables à faire que de faire de l’argent.

ANNA. Voyez comme c’est intéressant. Et vous ne disiez rien.

VICTOR. (Se levant.) Je dois y aller.

ANNA. Vous voulez déjà partir ?

VICTOR. Pour être honnête, non.

ANNA. Alors, pourquoi devriez-vous partir ?

VICTOR. Vous êtes sérieuse ?

ANNA. Tellement sérieuse que cela me fait à moi-même peur. (Essayant de prendre un ton dégagé.) Vous voyez à quel point je suis impudiquement franche ?

« Quelque raison qu’on trouve à l’amour qui nous dompte,

On trouve à l’avouer, toujours un peu de honte ;

On s’en défend d’abord ; mais de l’air qu’on s’y prend,

On fait connaître assez que notre cœur se rend ».

      C’est ainsi, je crois, que s’exprimait votre chère Elmire ?

VICTOR. Anna, comprenez-vous, vous-même, ce que vous dites ?

ANNA. Bien sûr. C’est la première fois de ma vie que je fais le premier pas pour avouer mon amour, qui plus est, sans espoir d’être aimée en retour. Toutes les fois que nous nous séparons, je veux vous dire : « Mais où vas-tu ? Ne pars pas ! Pourquoi ne nous sommes-nous pas rencontrés plus tôt ? Nous sommes si bien ensemble ! »

VICTOR. Nous ne pourrons pas être ensemble.  À mon âge il est difficile de changer un style de vie, des habitudes, un emploi du temps…

ANNA. C’est toujours comme ça… Les jeunes ont toute la vie devant eux, mais ils sont pressés, allez savoir pourquoi. Les gens qui ont vécu n’ont plus beaucoup de temps devant eux, mais ne se hâtent pas, allez savoir pourquoi, et réfléchissent à tout moment.

VICTOR. Parce que chacun de nous s’est déjà  brûlé les ailes plus d’une fois et que chacun a dans sa vie accumulé les erreurs. Cela ne vous fait-il pas peur ?

ANNA. Oui. Mais je sais une chose : je ne veux pas m’éloigner de vous, pas même une minute.

VICTOR. Anna, je suis plus âgé que vous et je ne suis pas d’une santé solide. Aujourd’hui, c’est vrai, je suis dispos et plein d’allant. Mais qui sait comment je serai dans un an et même dans un mois, et si, pour faire court, je serai vivant ? Que se passera-t-il alors ?

ANNA. Mon cher, qui sait de quoi sera fait demain ou après-demain ? À quoi bon jouer les devins ? Et pourquoi penser à la mort ?

VICTOR. Qu’on y pense ou qu’on n’y pense pas, on n’échappe pas à cette vieille Faucheuse.

ANNA. Je suis morte tant de fois sur scène d’une belle mort théâtrale, que je n’aurai pas peur de partir vraiment pour de bon sans peur.

VICTOR. Dans la réalité, ce n’est pas aussi beau que sur la scène.

ANNA.  Et pourquoi pensez-vous qu’elle soit vieille ? (Pensive.) Je crois l’avoir vue une fois.

VICTOR. Qu’est-ce à dire « vue » ?

ANNA. Il s’est trouvé qu’à l’hôpital, un jeune homme se mourait sous mes yeux. Il souffrait tant, il ne voulait tellement pas quitter cette vie… Et à cet instant une dame est entrée dans la chambre. Elle portait une robe de velours noir, fermée par une broche d’argent, des cheveux noirs encadraient son beau visage. Ses yeux noirs brillaient, son cou et ses épaules étaient d’un blanc d’ivoire éclatant.  Elle s’est approchée de lui, lentement, avec grâce, d’une démarche légère, tenant en ses mains un bouquet de roses blanches. Et elle les lui tendit pour qu’il en respirât le parfum. Et ce parfum apportait consolation, oubli de tous les malheurs, de tous les soucis et chagrins, promesse de repos et de tranquillité, de longue, très longue tranquillité… Et il comprit qu’il ne faut pas la craindre, qu’elle n’est pas terrible, qu’elle est comme l’amour, auquel il ne faut pas résister et auquel il faut se donner. Et elle lui donna la main, et il la prit et la suivit dans la joie… Mais, peut-être, cela n’était-il qu’un rêve…

VICTOR. Et vous n’auriez pas peur de suivre cette dame ?

ANNA. Sans doute pas. Mais qu’avons-nous à aborder un si sombre sujet ? Oubliez cela. L’important est que nous nous sommes trouvés. Tenez-vous vraiment à continuer à être seul ?

VICTOR. Qui est seul ne s’expose point à être quitté.

ANNA. Je ne vous quitterai jamais. Vous entendez ? Jamais !

 

FIN DE L’ACTE I

 

 


 

 

ACTE II

 

Troisième tableau

 

Même cadre que le premier tableau. Trois mois ont passé. ROMAN est assis à son bureau, continuant la sélection des participantes au futur spectacle. Entre une FEMME d’un âge très mûr.

ROMAN. Déshabillez-vous.

LA FEMME. Quoi ?

ROMAN. Je dis, déshabillez-vous.

LA FEMME. Vous êtes fou !

ROMAN. Oui, je n’y ai pas échappé. Mais on m’a déjà guéri.

LA FEMME. Vous en êtes sûr ?

ROMAN. Pas tout à fait. Pas tout à fait sûr et pas tout à fait guéri. Du reste, se déshabiller devant un malade mental doit être encore plus facile, vu qu’il ne comprend rien.

LA FEMME. Non !! Vous êtes peut-être détraqué, vous n’en êtes pas moins homme.

ROMAN. Merci. Et que faut-il en déduire ? Vous vous déshabillez bien devant un médecin, par exemple.

LA FEMME. Oui, mais…

ROMAN. Eh bien le metteur en scène est ce même médecin.

LA FEMME. Ah, oui ? J’avais dans l’idée, je ne sais pas pourquoi, que c’étaient deux professions différentes.

ROMAN. Les deux ont affaire avec du matériau humain.

LA FEMME. Un médecin est un médecin, alors que vous êtes quand même un artiste…

ROMAN. Bien, alors déshabillez-vous comme un modèle devant le peintre.

LA FEMME. Et comment se déshabille-t-on devant un peintre ?

ROMAN. Bien évidemment, comme devant un médecin : on ôte simplement ses vêtements.

LA FEMME. Cela n’était pas notifié dans votre annonce.

ROMAN. Vous êtes bien venue vous montrer, alors montrez-vous.

LA FEMME. Je n’avais pas compris cela dans un sens si littéral.

ROMAN. (Avec un léger dépit.) Mon assistante vous a-t-elle dit que mon temps était limité ?

LA FEMME. Je ne suis plus à un âge où les préjugés accablent les femmes et il ne me coûte rien de me déshabiller, mais…

ROMAN. Alors, où est le problème ?

LA FEMME. Habillée, j’ai meilleure allure.

ROMAN. Toutes les femmes ont meilleure allure habillées.

LA FEMME. Et néanmoins, les unes perdent moins au déshabillage et les autres plus.

ROMAN. Et pourquoi craignez-vous de vous montrer devant moi telle que vous êtes en réalité ?

LA FEMME. En réalité, je suis toujours habillée.

ROMAN. Donc, vous renoncez à participer au spectacle ?

LA FEMME. Et quel rôle voulez-vous me donner ?

ROMAN. Supposons que je cherche une artiste pour le rôle de Juliette. Voulez-vous avoir ce rôle ?

LA FEMME. Oui, naturellement. Seulement, je ne saisis pas pourquoi il faut absolument se déshabiller pour cela.

ROMAN. Chez Shakespeare, Juliette passe la nuit de noce avec Roméo. Et, d’ailleurs, son unique et dernière nuit. Je veux que cela soit beau. Montrez-moi, comment vous ferez cela.

FEMME. Je vous dirai honnêtement que ma nuit de noce a eu lieu il y a assez longtemps. Je ne suis pas sûre de pouvoir vous la montrer. Je ne me souviens de rien. La deuxième, il est vrai, a été relativement récente.

ROMAN. J’ai peur de ne pas comprendre tout à fait. Comment s’explique un si long intermède entre deux nuits ?

LA FEMME. J’ai en vue la nuit de noce avec le deuxième mari.

ROMAN. Et combien de nuits de noce avez-vous eues ?

LA FEMME. Trois.

ROMAN. Essayez de vous rappeler la dernière.

LA FEMME. La dernière ? Pour être honnête, il n’y a rien de marquant.

ROMAN. Peut-être, vous orienterons-nous plutôt sur le rôle de la nourrice ?

LA FEMME. Mais elle est vieille, voyons.

ROMAN. Qui vous l’a dit ? La nourrice de Shakespeare, bien qu’elle soit traditionnellement représentée sous les traits d’une vieille femme, a en réalité quelque trente-cinq ans. Je ne vous demande pas l’âge que vous avez. Bien sûr, vous êtes plus jeune. Et donc ?

LA FEME. (Après quelques hésitations.) Non, ce rôle n’est pas pour moi.

ROMAN. Pourquoi ?

LA FEMME. La nourrice est une femme qui allaite, n’est-ce pas ?

ROMAN. Oui. À la différence du père nourricier.

LA FEMME. Ma poitrine n’est pas telle que je puisse me dévêtir.

ROMAN. Et comment est-elle votre poitrine ?

LA FEMME. Je vous l’ai dit, pas telle.

ROMAN. Et quelle poitrine, selon vous est « telle » ?

LA FEMME. Je vous aurais bien montré, mais la mienne, justement, n’est pas « telle ».

ROMAN. Et que voulez-vous faire avec votre poitrine ?

LA FEMME. Moi ? Absolument rien. Mais j’ai pensé que vous en aviez besoin.

ROMAN. Je ne veux pas paraître incorrect, mais les discussions sur votre poitrine m’ennuient quelque peu.

LA FEMME. Mais, convenez qu’il n’est pas si simple de se retrouver, tout à coup, sans rien devant un homme.

ROMAN. Si vous êtes si gênée, gardez votre soutien-gorge. Ainsi, votre poitrine qui n’est pas « telle » sera dissimulée à mon regard avide.

LA FEMME. Je ne peux pas.

ROMAN. Pourquoi donc ?

LA FEMME. Il ne m’est pas venu à l’esprit de mettre de la lingerie fine. Je ne savais pas que je pourrais en avoir besoin.

ROMAN.  Alors, je propose la solution suivante. Je vous donne une parure de lingerie très fine. Vous passez dans la pièce voisine, vous vous déshabillez à la hâte, remplacez vos sous-vêtements par la lingerie fine, vous vous habillez, revenez ici, ici, vous vous déshabillez lentement, tranquillement et artistiquement, puis vous sortez, vous vous rhabillez, revenez ici et me rendez la lingerie. D’accord ?

LA FEMME. Excusez-moi, je suis perdue.

ROMA. Je répète. Je vous donne une parure de lingerie très fine. Vous passez dans la pièce voisine, vous vous déshabillez, changez vos sous-vêtements…

LA FEMME. (L’interrompant.) Stop ! Tout cela est très compliqué. Faisons plutôt comme ceci : je me déshabille simplement et vous, pendant ce temps, vous vous retournez.

ROMAN. Ce qui compte pour moi, c’est le processus, pas le résultat.

LA FEMME. Et combien comptez-vous me payer ?

ROMAN. Pour quoi ?!

LA FEMME. J’ai en vue le moment où vous me prendrez pour le rôle de Juliette.

ROMAN. Il est encore tôt pour parler de ça.

LA FEMME. Pour moi, cette question est très vitale. J’ai deux petits-fils à ma charge.

ROMAN. Nous trancherons cette question. Mais pour l’heure, malheureusement, notre temps est écoulé. Vous êtes libre.

LA FEMME. Mais, je n’ai encore rien eu le temps de vous montrer !

ROMAN. Vous m’avez montré tout ce qui m’intéressait.  (Il la pousse poliment vers la sortie.)

LA FEMME. Je pourrai jouer Juliette non moins bien que les autres. Car nulle part il n’est dit que Roméo a été son premier mari. Il pouvait être et son deuxième, et son troisième. N’est-ce pas ?

ROMAN. C’est une interprétation très intéressante. J’y réfléchirai. Bonne continuation.

LA FEMME ne se résout aucunement à partir. ROMAN appelle son assistante.

      Irina !

Entre IRINA.

IRINA. Oui, Roman Anatoliévitch ?

ROMAN. Accompagnez cette dame.

Ensemble, ils raccompagnent vers la sortie, non sans difficulté, la FEMME, qui continue à expliquer sa vision de Juliette.

IRINA. J’appelle la suivante ?

ROMAN. Il en reste beaucoup encore ?

IRINA. Pas mal.

ROMAN. On n’a pas le choix, fais venir.

IRINA sort. Entre une FEMME d’âge moyen, de petite taille, au physique ingrat et gauche. Elle a un sachet dans ses mains.

ROMAN. Déshabillez-vous.

LA FEMME. C’est à moi que… ?

ROMAN. Non, je me fais la conversation. Une habitude. De plus, je me vouvoie toujours. Il faut respecter les gens bien.

LA FEMME. J’ai compris. Donc, je me déshabille ?

ROMAN. Cela vous gêne ?

LA FEMME. Non, pourquoi donc ? Je me déshabille tout à fait ?

ROMAN. On verra. Commencez, et je vous dirai quand vous arrêter.

La FEMME pose le sachet par terre et commence, malhabile et maladroite, à se déshabiller.  Les boutons lui résistent, les fermetures éclair se coincent, les bottes trop étroites ne s’enlèvent pas, le fermoir du collier est introuvable. Elle s’affaire assez longtemps. ROMAN l’observe avec intérêt et pitié.

LA FEMME. Excusez-moi, je vous retarde, sans doute ?

ROMAN. Pas du tout. (Avec compassion.) De l’aide ?

LA FEMME. Non, merci… Quoique… Vous ne pourriez pas m’aider à enlever cette botte ?

ROMAN essaie d’enlever la botte, mais après des efforts infructueux il met fin à cette tentative.

ROMAN. Je pense que nous pouvons arrêter là.

LA FEMME. Mais, je ne suis pas encore tout à fait déshabillée.

ROMAN. Vous n’êtes pas du tout déshabillée. Mais cela me suffit.

LA FEMME. Je ne vous conviens certainement pas ?

ROMAN. Non, au contraire, vous me convenez beaucoup. J’aime beaucoup votre disponibilité et votre naturel.

LA FEMME commence à se rhabiller, toujours avec ses mêmes efforts héroïques : pas moyen d’enfiler la botte, de décoincer la fermeture éclair etc.

LA FEMME. Excusez-moi, je vous retarde à nouveau.

ROMAN. Ne vous inquiétez pas et habillez-vous tranquillement. Je vous observe avec intérêt.

LA FEMME. Vous cherchez, certainement, des filles pour un striptease, dans un club de nuit ?

ROMAN. Ça vous choque ?

LA FEMME. Non, pourquoi donc ? Je le fais avec plaisir.

ROMAN. Pour le dire vite, je sélectionne des filles non pas pour un striptease, mais pour un spectacle théâtral.

LA FEMME. Et vous me donnerez un rôle dans ce spectacle ?

ROMAN. Ça va de soi.

LA FEMME. Vraiment ?

ROMAN. Vraiment.

LA FEMME. Et je jouerai quel rôle ?

ROMAN. Celui d’une prostituée.

LA FEMME. Super !

ROMAN. Ça vous convient ?

LA FEMME. Et comment ! Vous ne serez pas déçu, vous verrez.

ROMAN. Je n’en doute pas. Un client viendra vous voir et vous vous déshabillerez devant lui. Et si vous le faites comme aujourd’hui, votre succès est assuré. Si ce n’est aux yeux du client, du moins aux yeux du public.

LA FEMME. Merci !

ROMAN. En attendant, je vous prierai de finir de vous habiller dans le bureau de mon assistante. Et laissez-lui votre adresse et votre numéro de téléphone.

LA FEMME. Merci. Au revoir. (Elle se dirige vers la sortie, portant dans une main une botte, dans l’autre sa jaquette, son chemisier etc., laissant échapper de ses mains tantôt une chose, tantôt une autre.)

ROMAN. Vous oubliez votre sachet.

LA FEMME. Oh, pardon.

LA FEMME au sachet sort. En sens contraire, entre, ou plutôt il semble qu’elle vole, ANNA, élégante et joyeuse.

ANNA. (Embrassant Roman.) Bonjour, mon cher !

ROMAN. Il y a belle lurette qu’on ne s’était vus. Comment va notre « légende vivante » ?

ANNA. À merveille ! Je suis vivante maintenant, et pour de bon. Pas une légende, vivante, simplement !

ROMAN. Je vois.

ANNA. Tu es toujours dans ton éternelle recherche ? Tu t’ingénies encore et toujours à constituer ton équipe de femmes ?

ROMAN. Tu sais bien, j’ai été pris par trois mois de tournage. Mais je suis au courant de tous tes succès.

ANNA. Alors, as-tu trouvé ta vedette ?

ROMAN. Pour l’instant, je n’ai même pas cherché. Je n’avais d’espoir qu’en toi.

ANNA. Et vainement.

ROMAN. Maintenant, je le sais.

ANNA. À part ça, comment vont les affaires ?

ROMAN. Pour être honnête, ces derniers temps, pas très bien.

ANNA. Ne sois pas triste, tout va s’arranger. Une banale crise sur le plan créatif. Ce n’est pas la première fois, non ?

ROMAN. Oui mais, elle dure trop. (Après avoir gardé un court silence.) Tu as changé.

ANNA. En mieux, j’espère !

ROMAN. Oui. Tu as rajeuni, embelli. Et tu joues mieux. Ce n’est pas sans raison que les journaux parlent de nouvelles couleurs, de second souffle, d’épanouissement lumineux et j’en passe.

ANNA. Je suis amoureuse, tout simplement.

ROMAN. Ta passion n’a pas encore pris fin ?

ANNA. Elle ne prendra jamais fin.

ROMAN. Qu’est-ce qui te charme tant chez lui ?

ANNA. Tout. Tu comprends, nous sommes tout le temps en train de rire… Avec lui on ne s’ennuie jamais. Il sait tout, se souvient de tout, ressent tout… Et il ne reste jamais sans rien faire. Je l’aime.

ROMAN. (Se forçant.) Je suis heureux pour toi.

ANNA. Et, tu sais, en moi est née la sensualité. Le seul timbre de sa voix m’étourdit. Je rougis avant même que sa main ne m’effleure… Mais cela n’est pas le plus important dans nos rapports. Pardon, si je te raconte tout ça.

ROMAN. Et oui, ne suis-je pas ton vieil et fidèle ami…

ANNA. Ça n’a pas changé, n’est-ce pas ?

ROMAN. Non, bien sûr… Cela fait combien de fois que tu tombes amoureuse ? La quatrième ? La huitième ?

ANNA. La première. Il ne peut y avoir d’amour qu’une première fois, comment ne le comprends-tu pas ? Il ne peut y avoir un deuxième ou un quatrième amour. Oui, j’ai été mariée, j’ai eu des enfants, mais peut-on comparer ce qui fut avec ce qui est maintenant ? Tout ce qui est du passé a perdu son sens, le passé n’a simplement pas existé. Tout a lieu maintenant pour la première fois.

ROMAN. Tu n’as pas l’impression que tu es un peu dérangée ?

ANNA. Ce n’est pas une impression, je le suis effectivement. Mais c’est si suave d’être folle… Jamais je ne me suis sentie si jeune.

ROMAN. Ma chère, tu as déjà, pas pour la presse, seulement entre nous, cinquante ans passés, voyons. N’est-il pas un peu tard pour tomber amoureuse dans ta sixième décennie ? Ne deviens pas la risée des gens.

ANNA. Doucement ! n’est-ce pas toi qui m’as déclaré ta flamme je ne sais depuis combien d’années ? Et pourtant, toi aussi, entre nous, tu as soixante-cinq ans ou quelque chose dans le genre.

ROMAN. (À peine déstabilisé.) Oui mais, je suis un homme moi, quand même…

ANNA. Donc, les hommes peuvent tomber amoureux à n’importe quel âge, mais cela est interdit aux femmes ? Non, mon cher. rappelle-toi ces mots de Madame de Sévigné : « Le coeur n'a pas de rides ».

ROMAN. C’est beau, certes, mais les années sont les années. Et si tu veux les oublier, tu n’y arriveras pas.

ANNA. Avant, je pensais, moi aussi, qu’à cet âge tout s’achève depuis longtemps, et là je sens que ce n’est qu’à présent que j’ai commencé à vivre. Même si c’est l’automne de ma vie, c’est un automne doré. Saison brève, mais divine.

ROMAN. J’ignore si elle est divine, mais ce qui est sûr, c’est qu’elle est brève.

ANNA. Eh bien, soit ! Je ne sais pourquoi, on a coutume de considérer qu’entre deux âges on n’est pas censé aimer, surtout une femme, que tout est déjà gaspillé à l’intérieur, tout a été expérimenté, tous les vaisseaux ont été brûlés. En réalité mes sentiments sont plus profonds à présent que dans ma jeunesse. Car, c’est seulement après que tu as vécu ta vie, que tu commences à véritablement comprendre ce que sont les gens, à mépriser la bassesse, à apprécier l’intelligence et la grandeur d’âme, à comprendre pour quoi et pour qui ton cœur bat.

ROMAN. Tu l’aimes tellement ?

ANNA. Il est tout pour moi : le passé, le présent, le futur. Je regrette que nous nous soyons rencontrés si tard. Voilà pourquoi tu chéris chaque minute passée ensemble, pourquoi tu as tout le temps envie de lui faire don de chaleur, de jouir de chacune de ses paroles… (Ayant enfin prêté attention que Roman ne se réjouit pas forcément d’entendre cela.) Excuse-moi, je t’ai assommé avec mes bavardages. Au revoir, mon cher, il est temps que j’aille en scène. L’entracte est fini et je ne me suis pas changée pour le dernier acte.

ROMAN. Cours. Vole.

ANNA. Tu ne m’en veux pas trop de ne t’avoir parlé que de lui seul ?

ROMAN. Non. Car tu ne m’as jamais donné l’occasion d’espérer, aussi ne suis-je privé de rien.

ANNA. Pardon. Veille sur toi, tu as une petite mine. À bientôt.

ROMAN. Je te souhaite du succès. Évite seulement de mettre dans le jeu autant de forces, gardes-en un peu pour toi.

ANNA. Je ne peux pas, tu le sais bien. Et puis, je ne veux pas, surtout maintenant. Quand je joue, je joue, quand je vis, je vis, quand j’aime, j’aime… Au revoir.

ANNA l’embrasse et part. ROMAN, resté seul, reste longtemps assis à brasser de sombres pensées. Puis il prend une bouteille de cognac, et après hésitation, la recache à sa place et appelle son assistante.

      Irina !

IRINA. (En entrant.) Vous m’avez appelée ?

ROMAN. Fais venir la suivante.

IRINA. (Après avoir regardé attentivement son chef.) Roman Anatoliévitch, selon moi, vous n’êtes pas tout à fait en forme, en ce moment. Nous pouvons reporter à demain.

ROMAN. J’ai une forme splendide.

IRINA. Voyons, je vous connais très bien. Je ne vous autorise pas à travailler plus.

ROMAN. Ah, c’est comme ça ? Qui dirige, ici, vous ou moi ?

IRINA. Moi.

ROMAN. Je vous licencie.

IRINA. Vous savez parfaitement que vous ne me licencierez pas. Je m’occupe tout de suite de renvoyer ces femmes chez elles.

ROMAN. (Doux et très sincèrement.) Si vous me connaissez effectivement, vous devez savoir qu’il faut que je me change les idées par tous les moyens. Par le travail, l’alcool, les femmes, peu importe le moyen.

IRINA. Ça n’est pas bon de toujours se démener jusqu’à l’épuisement. La sélection de personnages occasionnels, qui plus est des seconds rôles, vaut-elle qu’on y consacre tant de temps et d’efforts ?

ROMAN. Il n’y a pas de seconds rôles, au théâtre. Faites venir la suivante.

IRINA. (À contrecœur.) Eh bien, soit. (Elle sort.)

ROMAN ressort sa bouteille. Entre VICTOR, dispos, très bien mis, débordant d’énergie.

VICTOR. Bonsoir. Excusez-moi, Anna n’est pas là ?

ROMAN. Elle se prépare pour sa dernière entrée.

VICTOR. Alors, je pense que j’irai dans la salle.

ROMAN. (Une bouteille à la main.) Restez. De toute façon, elle n’est pas encore entrée en scène. Ça vous dit ?

VICTOR. Je ne crois pas, non.

ROMAN. Eh bien, moi je crois que oui. (Il se verse un verre.) Et donc, vous n’êtes pas médecin, mais mathématicien ? Laissez-moi vous observer.

VICTOR. Dois-je me déshabiller ?

ROMAN. Évitons les sarcasmes. Ce n’est pas drôle.

VICTOR. Mais alors, comment déterminerez-vous mon aptitude pour le métier d’artiste ?

ROMAN. Vous avez un talent de dissimulateur. Lorsque j’aurai besoin d’un acteur pour un rôle de médecin, je ferai appel à vous.

VICTOR. Je ne me présenterai pas. Car, dit-on, vous cherchez maintenant seulement des femmes, qui plus est, de manière originale.

ROMA. C’est juste, mais pas tout à fait. Par ce procédé, je cherche, en vérité… moi-même je ne sais pas quoi. Un autre moi… Un autre style de mise en scène, d’autres acteurs, d’autres principes dramaturgiques… Les acteurs ont sombré dans les clichés, et les metteurs en scène dans le narcissisme et les trucs. Ce n’est pas le talent qui crée les vedettes, mais la publicité. Les pièces sont écrites dans la langue des halles. Il faut tout changer. Je sens intuitivement ce que doit être le nouveau théâtre, mais je ne peux nullement discerner les chemins qui y mènent.

VICTOR. Mais y a-t-il déjà, malgré tout, des résultats ?

ROMAN. Un seul : mes nuits d’insomnie. C’est toujours ainsi, quand on cherche ce qui n’est pas encore là. « Va, je ne sais où, cherche, je ne sais quoi… » Parfois, il me semble que, encore un peu, et ça va faire tilt dans mon cerveau, mais ce « encore un peu » ne vient jamais…

VICTOR se lève pour partir.

      Ne partez pas, je veux vous parler. Seulement, d’abord, il me faut auditionner une autre femme.

VICTOR. Est-ce que je peux, en attendant, regarder comment vous les sélectionnez ?

ROMAN. (Haussant les épaules.) Faites… seulement, mettez-vous quelque part dans un coin, pour ne pas les mettre mal à l’aise.

Entre une FEMME, déjà plus de la première jeunesse, mais, du reste, pas si vieille que ça.

ROMAN. Déshabillez-vous.

LA FEMME. Dans quel but ?

ROMAN. Sans aucun but.

LA FEMME. Alors, je ne me déshabillerai pas.

ROMAN. Et s’il y a un but ?

LA FEMME. Il faut voir lequel.

ROMAN. Le plus pur et le plus élevé.

LA FEMME. À plus forte raison, je ne le ferai pas.

ROMAN. Pourquoi ?

LA FEMME. Je n’ose pas.

ROMAN. Qu’y a-t-il de honteux dans la nudité ? Prenez, par exemple, la Vénus de Milo. Des hommes, des femmes, des enfants la regardent attentivement et personne n’y voit quoi que ce soit d’indécent. Ses photographies sont imprimées dans des albums et les critiques d’art écrivent des articles enthousiastes sur la beauté et l’éternel mystère du corps féminin.

LA FEMME. Oui, mais je ne suis pas Vénus. Tout est là.

ROMAN. Et en quoi êtes-vous moins bien ? Vous devez être sûre de vous. Répétez en vous-même : « je ne suis pas moins bien que Vénus, je ne suis pas moins bien, je ne suis pas moins bien, je ne suis pas moins bien », et déshabillez-vous.

LA FEMME. (Les lèvres tressaillent longtemps.) Non, je n’y arrive pas.

ROMAN. Eh bien, voulez-vous, que je vous montre, en guise d’exemple, et que moi-même je me déshabille ?

LA FEMME. Vous, vous êtes un homme d’art, vous êtes habitué à tout.

ROMAN. Et vous non ?

LA FEMME. Je suis habituée, mais pas encore à tout. Une femme sans ses vêtements se sent sans défense et humiliée.

ROMA. Vous vous trompez. Un contemporain a du mal à comprendre les aspects moraux et spirituels qu’implique le fait de regarder un corps dénudé. Cependant, dans l’Antiquité et à l’époque de la Renaissance on a estimé hautement la nudité. On l’appelait « la vérité nue » et on la plaçait plus haut que « la vérité maquillée », c’est-à-dire que la beauté fausse, artificielle, empruntée, d’une personne habillée. La nudité des Vénus de Giorgione ou de Botticelli est chaste, elle s’apparente plutôt à une cuirasse impénétrable qu’à une incarnation de la volupté et elle est l’objet d’un culte, non l’objet d’une vulgaire sensualité. Sa contemplation n’éveille pas du tout dans notre imagination les images impudiques des jeux de l’amour.

LA FEMME. (Perplexe.) Je ne sais pas, pour ce qui est d’un tableau, mais pour une personne bien en vie la nudité est honteuse.

ROMAN. C’est selon. Les savants de l’École, à cette époque-là, distinguaient cinq types de nudité : la nudité naturelle, comme celle, disons, de ceux qui dorment ou se baignent dans un fleuve ; la nudité de l’ignorance ou de la naïveté, comme, par exemple, la nudité de l’enfant ou de notre mère à tous Ève ; la nudité de la pauvreté, lorsqu’un être n’a rien à se mettre ; la nudité comme expression idéale de la beauté humaine ; et enfin, la nudité impudique qui porte à la luxure et réclame des jouissances. De là s’ensuit qu’il convient d’estimer dépravée la nudité impudique seulement. Et encore avec des réserves, seulement dans le cas où nous admettons que l’amour terrestre est un péché. Bref, n’est honteuse que la nudité impudique. Je me trompe ?

LA FEMME. (Définitivement déstabilisée par la sophistique logorrhéique de Roman.) Non.

ROMAN. Votre nudité, cependant, n’est pas impudique. Vous êtes timide, c’est ça ?

LA FEMME. Oui, en effet.

ROMAN. Si c’est ça, vous pouvez vous déshabiller sans complexe.

LA FEMME, confuse, fait quelques mouvements hésitants.

      Moins de retenue ! L’important, c’est de commencer. Après, ça vient tout seul.

LA FEMME. (Hésitant.) Je commence par quoi ? Les chaussures ? ou le bracelet ?

ROMAN. Commencez par ce que, selon la méthode Stanislavski, vous déterminerez pour vous-même être les conditions proposées pour vous déshabiller.

LA FEMME. Excusez-moi, je ne comprends pas.

ROMAN. Les gens ont des façons très différentes de se déshabiller, en fonction des circonstances. Par exemple, au travail : telles les modèles devant le peintre ou le photographe, les prostituées devant leur client ou les artistes devant le public. On ôte aussi ses vêtements avant la douche, avant de se baigner dans un fleuve, avant le sommeil, devant un médecin, devant la personne aimée… Vous noterez, en outre, que la première fois on ne se déshabille pas devant l’être aimé comme lors de la deuxième ou de la quatorzième fois. Maintenant, dites-moi, devant qui ou quoi vous vous déshabillez. Avant de dormir, avant la douche, devant le médecin ou devant votre amant ?

LA FEMME. Je… je ne sais pas.

ROMAN. (Avec dépit.) Bon, je vais vous aider. Nous allons nous déshabiller devant un cambrioleur. Et pour vous faciliter la chose, je joue le cambrioleur. Et donc, un bandit à la mine patibulaire, la nuit, dans une rue déserte, vous barre le passage. (Il avance vers la Femme avec un air effrayant.) Haut les mains !

LA FEMME effrayée lève les mains.

      Déshabille-toi ! Et vite ! Mets-toi à poil !

LA FEMME. Comment puis-je me déshabiller, si j’ai les mains en l’air ?

ROMAN. Ferme-la ! La pelisse, enlève la pelisse !

LA FEMME. Quelle pelisse ? Je ne porte pas de pelisse !

ROMAN. Ferme-la ! La pelisse, enlève-la, je te dis ! Et l’or à tes mains et à tes oreilles ! Vite ! Ou je t’arrache les mains et les oreilles !

LA FEMME. (S’éloignant, apeurée, de Roman.) Excusez-moi, mais vous me faites peur.

ROMAN. (Cesse le jeu, soupirant.) Qu’est-ce que je vais faire de vous ? Bon, eh bien, si ce n’est pas devant un cambrioleur, devant qui alors ?

LA FEMME. Comment ça « devant qui » ? Devant vous.

ROMAN. (Ayant perdu tout espoir.) Devant moi ? Alors devant moi.

Pause. La FEMME ne se déshabille pas.

ROMAN. Eh bien ? Pourquoi restez-vous assise ?

LA FEMME. Mais je vous l’ai déjà dit : je n’ai pas l’habitude d’ôter mes vêtements devant un homme que je ne connais pas. Seulement devant un médecin.

ROMAN. Bon. Revenons à notre point de départ. (Il soupire, fatigué, mais après une brève pause il se lance à nouveau dans un discours plein d’éloquence avec la même ferveur que précédemment.) Imaginez-vous que je ne sois pas un étranger pour vous. Que nous nous connaissions depuis longtemps. Que nous ayons grandi ensemble. Que je sois votre vieil ami. Votre mari. Qui plus est, amoureux ! Alors d’elles-mêmes vos mains iront chercher les boutons. Alors ?

LA FEMME. Oui, c’est mieux amoureux. (Décidée, elle commence à défaire les boutons de la robe.)

ROMAN. Seulement, ne perdez pas de vue que même devant un amant on peut se déshabiller de mille façons : à la hâte, à contrecœur, en experte, en minaudant, avec pudeur, l’air désespéré, avec des manières aguichantes, avec timidité… On peut le faire de sorte que boutons et crochets volent à droite et à gauche, que le soutien-gorge crisse, que la robe craque, mais pas seulement aux coutures.  On peut jeter ses vêtements de sorte qu’il faudra ensuite les chercher parterre dans tous les coins de la pièce, et on peut ranger sur une petite chaise une petite pile de vêtements soigneusement pliés, afin que rien ne se froisse. Vous me comprenez ? Tout dépend de la situation, du temps que vous avez, de l’endroit où cela se passe, à l’hôtel, sur le banc d’un parc ou dans l’appartement de votre amie, de son humeur à lui, de votre humeur, du degré de votre désir et de votre impatience, bref, de mille raisons. Imaginez tout cela et agissez.

LA FEMME, au lieu de se déshabiller, sort un mouchoir et essuie des larmes.

      Qu’avez-vous ?

LA FEMME. Vous m’avez complètement déstabilisée.

ROMAN. Comment ?

LA FEMME. (À travers les larmes.) Je n’ai pas et je n’ai jamais eu d’amant. Et il se trouve que j’aurais pu avoir tant d’occasions !

ROMAN. Calmez-vous… Buvez… Eh bien, soit, c’est bon, déshabillez-vous devant un médecin, si vous y êtes plus habituée. Comment vous déshabillez-vous devant votre médecin ?

LA FEMME. Eh bien, d’habitude… Je me mets derrière le paravent et je me déshabille.

ROMAN. Très bien. Veuillez commencer.

LA FEMME. (Perplexe.) Mais je ne vois pas de paravent, ici.

ROMAN. Imaginez-le. Faites fonctionner un peu votre imagination. Imaginez qu’un paravent nous sépare. Un magnifique paravent en soie de Chine, brodé d’iris et de hérons. Je ne vous vois pas, vous ne me voyez pas. Ça y est ? Sentez-vous comme tout vous devient plus facile et plus simple ? Déshabillez-vous !

LA FEMME. Mais… En réalité, le paravent n’existe pas et vous me voyez.

ROMAN. Bon sang, que signifie « en réalité » ? L’imagination n’est-elle pas aussi réelle que la réalité méprisable ? Voyons, au théâtre, la scène est également séparée de la salle par un paravent invisible, le fameux quatrième mur, et les artistes jouent comme si les personnages ne savaient pas que les spectateurs les voient. Ils se déclarent leur amour, se disputent, mettent leur âme sens dessus dessous et dénudent leur corps, comme s’ils étaient seuls, comme s’il n’y avait pas un public curieux et exigeant, qui suit chacun de leurs gestes et de leurs mots. Et vous, vous ne pouvez pas avec votre imagination vous protéger de moi qui suis seul. Rentrez chez vous et répétez. Répétez et répétez tant que vous n’aurez pas appris à vous déshabiller de toutes les manières. Je ne vous retiens plus.

LA FEMME. Quoi ! c’est tout ?

ROMAN. Oui, tout. Votre pudeur et votre chasteté me rendent admiratif. Au revoir.

LA FEMME. Mais je veux me montrer !

ROMAN. Je n’ai pas remarqué chez vous un tel désir.

LA FEMME. Je dois partir, alors ?

ROMAN. Oui.

LA FEMME. Non. Je suis prête à faire ce que vous demandez.

ROMAN. Vous êtes prête, vraiment ?

LA FEMME. Parole !

ROMAN. (Après brève réflexion.) Bon. Allons-y pour un dernier essai. Mettons-nous dans la situation. Nous sommes à nouveau dans le cabinet du médecin. Vous êtes malade. Je suis un docteur renommé. Médecin consultant. Professeur. Âgé, mais très renommé. Très décati, vous comprenez ? (Il mime la décrépitude.) Il n’y a aucune raison de me craindre et d’être intimidée par moi. (Montrant Victor.) Et voici mon assistant, également âgé, mais pas renommé. Ma secrétaire vous a déjà prévenue qu’il ne vous est pas imparti plus de dix minutes pour la visite.  Vous êtes très pressée, trois minutes vous ont suffi pour faire état de vos plaintes, et donc, le médecin vous dit : « Déshabillez-vous ! »

LA FEMME. Et quelle sorte de médecin êtes-vous ? Je veux dire, quelle est votre spécialité ?

ROMAN. Sûrement pas ophtalmologue ! Et les oreilles, la gorge, le nez, non plus.

LA FEMME. Alors, quelle spécialité ?

ROMAN. Vous ne voyez pas ?... Bon, d’accord. Je suis dermatologue. Tout votre corps, de la tête aux pieds, est couvert d’une éruption de boutons. Cela vous inquiète beaucoup. Vous vous dépêchez d’enlever vos vêtements pour montrer l’éruption au médecin.

LA FEMME défait vite un ou deux boutons, mais s’arrête.

      Eh bien ?

LA FEMME. Non, j’ai honte.

ROMAN. Encore ?

LA FEMME. Vous comprenez, mon corps est couvert d’ulcères. Comment puis-je montrer cela, même à une personne âgée ?

ROMAN. Bravo ! Enfin ! Vous avez cru à la fiction ! (À Victor.) Elle y a cru ! (À la Femme.) Merci. Il n’est pas exclu que je vous retienne.

LA FEMME. Pour quel rôle ?

ROMAN. Pour l’instant, je ne sais pas. Au revoir. Je suis satisfait de vous.

LA FEMME. Satisfait ? Mais pourtant, je ne me suis pas déshabillée !

ROMAN. Ça n’a pas d’importance. Portez-vous bien.

LA FEMME sort, complètement déconcertée. ROMAN s’adresse à VICTOR.

      Alors ? Vous ne vous êtes pas endormi ?

VICTOR. Au contraire, c’était très intéressant.

ROMAN. Qu’y a-t-il là d’intéressant ? Un travail de chien. Le problème, c’est que les femmes manquent d’imagination. Elles ont une vivacité de perception, un esprit d’observation, de la sensualité, sont sexuellement attirantes, sont intelligentes aussi, en un mot, elles ont tout sauf l’imagination. Tu lui dis : je vous accueille vêtu d’une veste en velours avec une rose à la boutonnière et un nœud papillon, et elle te répond : non, vous portez un vieux pull. Alors, qu’est-ce qu’on fait d’elles ?

VICTOR. Donc, vous préférez travailler avec des hommes ?

ROMAN. Non, malgré tout avec des femmes. D’ordinaire, elles ont des rôles plus intéressants. Elles ne sont pas ingénieurs, colonelles etc., elles sont simplement épouses ou maîtresses, elles aiment, sont jalouses, se repentent et haïssent, se languissent et souffrent, mais c’est mille fois plus intéressant et plus varié que tous ces hommes occupés à quelque affaire importante.

VICTOR. Dites-moi, pourquoi obligez-vous, cependant, vos postulantes à se déshabiller ?

ROMAN. Vous voulez quoi ? Que je leur demande de lire une fable ? Qu’elles prennent la pose d’une statue de bronze avec un bras tendu et qu’elles se mettent à clamer des vers d’une voix monotone ? Ou que je leur demande de me montrer l’exercice qu’elles avaient à préparer en vue de l’audition ? Mais, en fait, elles sont déjà en train de me le montrer, sans se douter que l’examen a déjà commencé. C’est comme ça que naît le théâtre vivant. Et c’est de ça que j’ai besoin. Vous avez vu comment se dévoile instantanément leur caractère, comment par leur comportement elles expriment tout ce qui est en elles : l’étonnement, l’émotion, l’indignation, la honte et l’impudeur, la maladresse et l’aisance, la pureté de l’âme et l’immoralité, l’habileté et la candeur, la gêne et la coquetterie… Du reste, il arrive qu’on ait la possibilité de voir du même coup un beau corps de femme. C’est, au moins, une compensation pour ce travail de chien. (Fatigué, il s’assoit à sa place.) Mais si vous saviez combien il est difficile de trouver quelque chose d’authentique. Il faut remuer des tonnes de minerai humain, un tas énorme de fumier, pour trouver un diamant de la même eau qu’Anna… Tenez, vous voyez, nous en revenons encore à elle. Vois-tu, elle n’aime pas la pièce que l’on m’impose. Une piécette médiocre, je ne le discute pas, mais où en trouver une de bonne ?... Écoutez, Victor, puisque vous êtes si intelligent, à ce qu’elle dit, écrivez-moi une pièce, hein ? Vous l’écrivez, je la monte et elle la jouera. Ça ne vous inspire pas cette union de trois grâces ?

VICTOR. Mais je ne suis pas dramaturge.

ROMAN. Ah, oui ! vous êtes mathématicien. Je suppose que c’est incroyablement ennuyeux.

VICTOR. Au contraire, c’est incroyablement intéressant.

ROMAN. Qu’est-ce qu’il peut y avoir d’intéressant ? Les calculs, les formules… Le calme, l’ennui. Notre vie à nous, créateurs, est plus difficile, mais ô combien plus fascinante.

VICTOR. L’idée que vous vous faites des mathématiques est celle d’un manuel d’algèbre. Or, dans les mathématiques l’important, ce ne sont pas les calculs, mais l’imagination.

ROMAN. L’imagination ? Qu’a à faire un mathématicien de l’imagination ?

VICTOR. Nous nous efforçons, tout comme vous, d’exprimer quelque chose impossible à exprimer par des mots. Voilà pourquoi les symboles nous viennent en aide. Qu’est-ce qu’un chiffre ou une lettre ? Des symboles. De leur combinaison naissent des formules. Le point, la ligne sont aussi des symboles. Pythagore disait du triangle que c’est une figure divine et à la gloire du carré ont été écrits des travaux philosophiques, créés des tableaux et composés des poèmes.

ROMAN. Et cependant les symboles ne sont pas des personnes vivantes. C’est monotone.

VICTOR. C’est vrai, je ne travaille pas avec des êtres humains, mais avec des lettres et des chiffres, mais ils sont meilleurs que les humains. Ils ne se disputent pas, ne font pas de caprices, ne s’envient pas, n’aspirent pas à la gloire et ne réclament pas d’argent. Mais comme il est difficile de les soumettre à notre volonté ! Et il nous faut chercher, essayer et errer dans un labyrinthe jusqu’à ce que nous tombions dans une impasse et que nous nous rendions compte que nous ne sommes pas en mesure de trouver la solution.

ROMAN. À moi aussi, il arrive la même chose. Eh bien, sur quoi travaillez-vous en ce moment ? Sur une théorie de la relativité ?

VICTOR. Non. Sur la théorie de la fourmilière.

ROMAN. Vous parlez sérieusement ?

VICTOR. Tout à fait. La fourmilière est pour nous un reproche éternel et une énigme. Si la fourmi n’a ni une raison ni la notion d’intérêt général, comment alors la fourmilière vit-elle et croît-elle ? Et si l’activité des fourmis est soumise à certaines lois, alors comment les trouver ?

ROMAN. Mais à quoi bon les chercher ?

VICTOR. Déjà pour la raison qu’on pourrait les appliquer à l’espèce humaine. Toute institution, ou ville, ou toute l’humanité n’est-elle pas une fourmilière ?

ROMAN. Que ce soit une énigme, je veux bien en convenir. Mais un reproche ?

VICTOR. Vous vous rappelez ce qu’a dit le roi Salomon ? « La fourmi n’a pas de supérieur, ni surveillant ni gouverneur, mais elle travaille sans relâche pour le bien commun ».

ROMAN. Les gens aussi travaillent.

VICTOR. Seulement si on les y contraint. La fourmilière humaine ne tient que par la contrainte. Les humains apprendront-ils un jour à se passer de la violence ? Ou bien est-elle dans leur nature, comme l’assiduité au travail est dans l’instinct de la fourmi ?

ROMAN. Vous voulez que je vous dise ? Le théâtre aussi est une fourmilière.

VICTOR. Je vais peut-être y aller. Je veux voir jouer Anna.

ROMAN. Buvons un coup, d’abord.

VICTOR. Je n’ai pas le temps. Merci.

ROMAN. Soit, mais moi oui. (Il remplit son verre et boit.) Je n’arrête pas de me dire : pourquoi me l’avez-vous enlevée ?

VICTOR. Elle était à vous ?

ROMAN. Toute ma vie j’ai couru après elle, j’ai jeté des fleurs à ses pieds, lui ai écrit des poèmes, l’ai maudite. Je me suis marié avec d’autres femmes, je les ai quittées, je lui ai donné les meilleurs rôles, les lui ai retirés et tout cela en vain. Et vous, vous arrivez et la prenez en un clin d’œil, sans le moindre effort. Quel est votre secret ? Voyons, vous n’êtes ni jeune, ni beau, ni bellâtre, ni bourreau des cœurs, ni célébrité. Vous vous habillez, Dieu sait comment ! Qu’est-ce qu’elle vous trouve ?

VICTOR. Honnêtement, je ne sais pas non plus. C’est à elle qu’il faut le demander.

ROMAN. Je l’ai fait. Elle assure que vous n’êtes pas comme tout le monde, mais en réalité pensez-vous que vous allez bien ensemble ? Je veux dire que je ne doute pas de vos qualités, mais… Pardonnez-moi d’être si peu cérémonieux avec toutes mes questions, mais, bon, nous ne sommes pas des gamins et à quoi bon mettre des gants ? Qu’y a-t-il en vous que je n’ai pas ?

VICTOR. Je crois qu’à cela, il n’y a qu’une seule réponse…

Qu’a fait le maure pour que l’aime

Ainsi que l’ombre la lumière 

La toute jeune Desdémone ?

Il n’est nul ordre que l’on donne

À un tel cœur qui bat si fier.

ROMAN. Tout bien considéré, quand on a une profession comme la mienne, il est stupide de tomber amoureux. Si je dois aimer quelqu’un, ce n’est qu’une femme, celle précisément que je suis en train de faire répéter ou que je filme. C’est comme ça que tout le monde fait. Mais je me suis entiché d’une femme qui n’en a rien à faire de moi.

VICTOR. Anna a la plus grande estime pour vous…

ROMAN. (L’interrompant.) N’en dites pas plus. Je sais. Elle vient juste de me déclarer son amour. Pour vous. (Il se verse du cognac.) Dans la chasse aux rôles, des dizaines d’actrices, sans parler non plus de centaines d’autres femmes, se sont accrochées à moi. Beaucoup d’entre elles étaient plus belles et, en tout cas, ô combien ! plus jeunes qu’Anna. Pourquoi, c’est elle justement qu’il me faut, malgré tout, c’est inexplicable. Pourquoi, c’est justement vous qu’il lui faut, c’est encore plus inexplicable. Et, en général, toute notre vie, tous nos actes, nos pensées et nos désirs sont inexplicables. Terminons, voulez-vous, cette conversation qui a trop duré par cette pensée banale. J’ai du travail. (Il appelle.) Irina !

Personne ne répond.

      Irina !!

VICTOR. Je vais l’appeler.

VICTOR sort. ROMAN vide un autre verre. Entre IRINA.

IRINA. Vous me demandez, Roman Anatoliévitch ?

ROMAN. Irina, quel diable m’a envoyé cette armada de bonnes femmes ? Qu’est-ce qu’elles fichent là ? Qui les a fait venir ?

IRINA. Moi, mais à votre demande.

ROMAN. À ma demande ? Vous ne confondez pas ? J’en ai besoin pour quoi ?

IRINA. Pour la maison publique.

ROMAN. Vous faites allusion à notre théâtre ? Parce que nous n’avons pas assez de putains, ici, sans elles ? Et elles sont là à traîner, désœuvrées, à mendigoter un rôle. Vous vous foutez de moi ?

IRINA. (Faisant preuve de patience.) Roman Anatoliévitch, vous avez conçu un spectacle sur une maison publique et m’avez demandé de trouver non pas des artistes professionnelles, mais des femmes recrutées par annonce, autrement dit, « de la rue ».

ROMAN. Oui, c’est exact. Alors, pourquoi m’envoyez-vous des femmes gentilles, candides, timides ? N’ai-je pas demandé des femmes de la rue ? De la rue, vous comprenez ? Et du reste, qu’est-ce que c’est que cette soudaine lubie : je me prépare à monter une pièce sur une maison publique ? Qui vous a dit ça ?

IRINA. Vous.

ROMAN. Moi ? S’il fallait croire tout ce que je dis ! Un caprice sans lendemain, une éventualité éphémère, une variante parmi des centaines possibles. Je suis occupé, je suis débordé. Renvoyez-les, sur-le-champ, chez elles. (Voyant entrer une Femme.) C’est quoi ça, encore ?

IRINA.  L’une d’elles. (Sèchement, à la Femme.) Que faites-vous là ? Je vous ai pourtant dit de ne pas entrer !

LA FEMME. Mais ça fait deux heures que j’attends.

ROMAN. Et zut, qu’elle reste.

IRINA. Roman Anatoliévitch, vous êtes-vous regardé ? Vous êtes sûrement malade.

ROMAN. Je ne suis pas malade, je suis simplement fatigué. Je suis un vieux cheval de somme qui n’a plus de forces. Mes sabots sont usés. Tout le monde pense que ma profession consiste à donner des interviews et à parader sur le petit écran. Mais vous, vous savez que tout mon temps et mes forces je les perds à faire la guerre. La guerre aux acteurs, aux peintres, aux costumiers, aux administrateurs, au directeur, au vigile et au pompier, aux techniciens du plateau et aux femmes de ménage, à tout ce ramassis d’ivrognes et d’hypernerveux, à cela qui mis ensemble est appelé théâtre. Et c’est dans cette pétaudière que je dois, de plus, concevoir et monter des spectacles… Et pour couronner le tout, ceux que j’ai créés et dans lesquels j’ai mis toute mon âme, me laissent tomber. Il ne me reste qu’à hurler à la lune.

IRINA. Rentrez chez vous, Roman Anatoliévitch. Je demande qu’on vous envoie une voiture. (À la Femme.) Et vous, que faites-vous là ? Sortez !

LA FEMME. S’il vous plaît …

IRINA. (Sèchement, à la Femme.) Rentrez chez vous !

ROMAN. C’est bon, qu’elle reste.

IRINA. Roman Anatoliévitch…

ROMAN. J’ai dit, qu’elle reste. Mais qu’elle soit la dernière. Et branche le haut-parleur, je veux entendre ce qui se passe sur la scène.

IRINA, visiblement contrariée, sort. Le haut-parleur est branché et de la scène parviennent les voix des artistes, et, par moments, le rire du public et les applaudissements. ROMAN écoute un certain temps, puis baisse le son et finit de boire son cognac. Il ne prête presque pas attention à LA FEMME qui était entrée, ses pensées sont tout à fait ailleurs. Pause.

LA FEMME. Alors ? Je me déshabille ?

ROMAN. Fais comme tu veux.

LA FEMME. Je ferai comme vous le direz.

ROMAN. Tu es une professionnelle ?

LA FEMME. Et alors ?

ROMAN. Sache, que je ne prends pas de professionnelles.

LA FEMME. Non, je fais ça seulement pour le plaisir.

ROMAN. Très bien… Une seconde, quoi « ça » ?

LA FEMME. (Embarrassée.) Eh bien, « ça »… Pour ça, je ne prends pas d’argent.

ROMAN. Mais bon sang, je demandais seulement si tu étais une actrice professionnelle ou pas.

LA FEMME. Je pensais que par professionnelle vous aviez en vue… enfin… ça…

ROMAN. La différence n’est peut-être pas si grande, mais j’avais quand même en vue justement la profession d’actrice. (Il branche le haut-parleur.)

LA FEMME. Alors, qu’est-ce que je fais ?

ROMAN. D’accord, déshabille-toi.

LA VOIX D’ANNA. (En provenance de la scène.) « Non, César. Tant que nous prêtons l’oreille au tapage que font les cris absurdes qui nous égarent, la vie passe à côté de nous, et elle est trop courte, même dans le cas où nous nous préoccupons jour et nuit de notre développement spirituel ».

ROMAN. (Pour lui-même.) La vie passe à côté… (À la Femme.) T’es-tu demandé si la vie passait à côté ? Sans doute, comme toute femme, t’es-tu levée le matin et t’es-tu occupée longuement de toi-même : tu as nettoyé ta peau et mis de la crème, du rouge à lèvres, teinté les paupières, peint les sourcils et maquillé les cils, tu t’es poudrée, tu t’es coiffée, et cætera. Mais si la femme consacrait à son âme autant de temps qu’elle en consacre à son visage, tu imagines à quel point notre monde serait plus parfait ?

LA FEMME. Mais il serait plus ennuyeux. Et pour quoi prendre soin de mon âme ? Je n’en serai pas plus heureuse.

ROMAN. Bonne réponse. Une femme sent instinctivement ce qui compte le plus pour elle.

LA FEMME. Je ne comprends pas ce que vous attendez de moi.

ROMAN. Excuse-moi, je ne suis pas au mieux de ma forme et j’ai perdu le fil. Où nous étions-nous arrêtés ?

LA FEMME. Nous n’avions pas encore commencé. Mais en gros, je dois me déshabiller.

ROMAN. Et qu’attends-tu pour te déshabiller ? Sais-tu qui je suis ?

LA FEMME. Oui. Un metteur en scène renommé.

ROMAN. Renommé, peut-être bien, mais usé. J’ai parcouru toutes les voies et je suis revenu de tout. Au théâtre, j’ai expérimenté les uns après les autres tous les trucs et astuces. Les feux tournants, les parapluies, les balançoires, les vélos, les bassines pleines d’eau, les escaliers au lieu des meubles, Shakespeare en bleus de travail et des chèvres vivantes sur la scène, tout cela, je l’ai déjà fait. Mes acteurs ont murmuré le texte, tournant le dos au spectateur. Personne n’entendait rien, mais c’était nouveau. Il y a eu aussi des femmes nues. Il y a eu déjà tout. Il est l’heure de fermer la boutique. Cet art a épuisé toutes ses ressources. Ou bien, c’est moi qui ai épuisé les miennes.

LA FEMME. Je ne comprends rien. Avec qui parlez-vous ?

ROMAN. Imbécile, on ne te demande pas de rien comprendre. Contente-toi d’ôter ta robe et de ne penser à rien. Ou plutôt, de faire en sorte que je ne pense à rien. Et puis, ce n’est pas avec toi que je discute.

LA FEMME. Mais avec qui, alors ?

ROMAN ne répond pas.

      Ici, il n’y a personne, à part moi.

ROMAN. Toi, justement, tu n’es pas là.

LA FEMME. Que me chantez-vous là ? Vous êtes repu, vêtu, chaussé, vous avez un travail intéressant, une situation, la célébrité, un salaire… si vous saviez vraiment ce que signifie être seul, misérable… Vivre sans soutien, sans espoir… Et sans amour…

ROMAN. (Sans écouter.) La vie passe à côté de nous… Et pourtant la vieillesse est proche. Que veut dire « proche » ? Elle n’est pas proche, elle est déjà là.

LA FEMME. Non, vous êtes encore tout à fait…

ROMAN. Ma chère, la vieillesse, ce n’est pas forcément des cheveux blancs et des mains tremblantes. La vieillesse, c’est l’âge qui n’a pas d’avenir. À quoi bon avoir des plans, des projets ? À quoi sert de tendre vers quelque chose, de vouloir quelque chose, d’essayer d’atteindre quelque chose si le vide est devant toi ? Car le compteur n’en est plus à des dizaines d’années, et, peut-être, même pas à des années, mais à des mois. Sept, six, cinq, quatre, trois… combien reste-t-il encore ? De quoi vais-je les remplir ? Et comment ? Mon temps arrive à son terme et moi je suis toujours en train de chercher un sens à ma vie, je ne peux toujours pas comprendre, qu’on ne puisse plus rien faire revenir et plus rien réparer…

LA FEMME. Et tu penses que pour nous, les jeunes, c’est plus facile ? Savoir, que dès le début quelque chose a foiré et qu’il faut s’exténuer non pas cinq ans, non pas quatre ni trois, mais cinquante, quarante, trente…

ROMAN. (Revenant à la réalité.) Qui es-tu ? Pourquoi es-tu là ? Je te le répète : reste assise et tais-toi. Enlève ta robe, voilà tout.

LA FEMME. Mais ça fait déjà un moment que je l’ai enlevée.

ROMAN. Ah ? C’est vrai. Alors, remets-la et va-t’en. Je n’ai plus besoin de toi.

LA FEMME. Mais j’ai besoin d’un travail.

ROMAN. Va.

LA FEMME. Où ?

ROMAN. Où tu veux.

LA FEMME. (Elle met sa robe, puis s’approche de Roman et l’enlace.) Allons-y ensemble.

ROMAN. Va, je n’ai que faire de toi. Il me faut l’herbe d’oubli. (Il serre dans ses mains le verre vide.)

LA FEMME. (Elle serre la tête de Roman contre sa poitrine.) Calme-toi. Viens avec moi. Je te donnerai l’herbe de l’oubli. Et à moi aussi. Même si ce n’est qu’une nuit, que quelques heures ou quelques minutes, nous connaîtrons l’oubli… Nous le connaîtrons ensemble. Allons… (Elle emmène Roman.)

Entre IRINA, elle met de l’ordre dans la pièce : range les notes de ROMAN, cache la bouteille vide, etc. Elle est très contrariée. Entre VICTOR.

VICTOR. Roman Anatoliévitch est encore dans le théâtre ?

IRINA. Non, il est parti.

VICTOR. Comment est-il ?

IRINA. Ne m’en parlez pas. (Quittant la pièce.) Vous restez là ou vous retournez dans la salle ?

VICTOR. Je crois que je vais écouter d’ici. Le spectacle touche déjà à sa fin.

IRINA s’en va. VICTOR augmente le son du haut-parleur.

LA VOIX D’ANNA. « Je sais, César, que les applaudissements de la foule te flattent plus que l’amour d’une femme vieillissante. Peut-être, n’as-tu pas du tout besoin de mon amour, mais moi j’en ai besoin. Je cesserais de t’aimer si je le pouvais, mais je ne peux pas. Je ne veux pas. »

Applaudissements. Le spectacle touche à sa fin. ANNA prononce la réplique finale.

LA VOIX D’ANNA. « Beaucoup s’inclinent devant toi, beaucoup t’admirent, beaucoup recherchent ton amitié, mais moi seule t’aime. Et personne ne m’ôtera ce bonheur. Adieu. »

Tonnerre d’applaudissements et bravos. VICTOR se lève, un bouquet de roses blanches dans les mains, dans l’attente d’ANNA. Les rappels et les saluts durent. VICTOR l’attend avec impatience. Enfin ANNA apparaît. Elle est dans son costume de théâtre. La stola, robe des dames romaines, coule en beaux plis le long de son corps. Ses bras portent une gerbe de fleurs. ANNA jette les fleurs et enlace VICTOR.

ANNA. Enfin ! Ne t’es-tu pas ennuyé sans moi ?

VICTOR. Non.

ANNA. Non ?

VICTOR. « Ennuyé » n’est pas le mot. Je languissais, je mourais, je comptais les minutes…

ANNA. Et moi, tout ce temps, je jouais uniquement pour toi.

VICTOR. Tu as été magnifique.

ANNA. (Avec malice.) Les amis aussi disent parfois la vérité ?

VICTOR. Tu joues merveilleusement, maintenant.

ANNA. Parce que je t’aime.

À travers le haut-parleur on entend, venant de la salle, une nouvelle salve d’applaudissements.

VICTOR. Va saluer. On te rappelle.

ANNA sort pour saluer et revient vite avec une nouvelle brassée de fleurs.

ANNA. Es-tu content de moi, maintenant ?

VICTOR. Je suis fier de toi.

Les applaudissements continuent.

      Retourne en scène. Le public te redemande.

ANNA. (Elle fait un pas vers la porte, mais s’arrête.) Non, je n’irai pas. Je suis mortellement fatiguée. Enlace-moi.

VICTOR l’enlace.

      Si tu savais la douceur que c’est d’être avec toi. Je suis une vieille imbécile énamourée, n’est-ce pas ?

VICTOR. Tu es une merveille.

ANNA. Sais-tu, ce que je viens de comprendre ? Une femme seule, sans l’être qu’elle aime, n’est rien. Elle est comme le violon qui pour résonner a besoin de l’archet. Voilà pourquoi, maintenant, je joue bien. Il y a toi, ma vie est remplie, je suis heureuse.

Les derniers mots, elle les prononce de façon à peine audible. Sa tête retombe sur le dossier du fauteuil.

VICTOR. (Pris de frayeur.) Qu’as-tu ? Tu es toute pâle.

ANNA. Ce n’est rien.

VICTOR. (S’élançant vers la porte.) J’appelle un docteur.

ANNA. Pas besoin. Reste plutôt avec moi. Donne-moi ta main. Là, comme ça…

Entre la DAME en robe de velours noir fixée par une broche d’argent. Ses yeux noirs brillent, son cou et ses épaules d’ivoire étincellent. Elle s’approche lentement d’ANNA d’une démarche légère et fluide, tenant dans ses mains un bouquet de roses blanches.

      Tu te souviens que je t’avais parlé de la dame aux roses blanches porteuses d’oubli ?

VICTOR. Je me souviens de tout.

ANNA. Je n’ai pas peur. Je crains seulement que le parfum de ces roses fasse que je t’oublie aussi. Je ne sais pas si nous attend une autre vie et s’il y a un Dieu et une âme, mais si l’idée de toi venait là-bas à être effacée de ma mémoire, alors je n’ai besoin ni d’un Dieu, ni d’une âme, ni d’une autre vie, ni de l’oubli de mes souffrances, ni d’une béatitude éternelle… Je veux me souvenir toujours de toi.

Ce furent ses dernières paroles.

La DAME approche le bouquet du visage d’ANNA, mais elle, en signe de dénégation secouant la tête, l’écarte. La Dame, à nouveau, propose à ANNA de sentir les roses, mais elle les repousse encore. Alors, la DAME jette sur ANNA un voile de soie noir et l’emmène dans l’obscurité profonde de la scène. À la place, où elle était assise, ne reste qu’un tas de fleurs, comme sur une tombe fraîche.

 

FIN

 

 



[1] Ces deux vers ne sont pas de Racine, mais sont une traduction de vers de l’auteur V. Krasnogorov.