Valentin Krasnogorov
LE CHANT DU CYGNE
Лебединая песня
Pièce en deux actes
Traduit du russe par
Daniel Mérino
ATTENTION ! Tous les droits d’auteur de la pièce sont
protégés par les lois de la Russie, le droit international et appartiennent
à l’auteur. Il est interdit d’éditer et
rééditer, de reproduire, de jouer en public, de mettre sur
Internet des représentations de la pièce, toute adaptation
cinématographique, toute traduction en langue étrangère,
d’apporter des modifications au texte de la pièce
lorsqu’elle est mise en scène (y compris une modification du
titre) sans autorisation écrite de l’auteur.
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Valentin
Krasnogorov
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Daniel
Mérino
© Valentin Krasnogorov
À propos de l'auteur
Le nom de Valentin Krasnogorov est bien connu des amateurs de
théâtre en Russie et dans de nombreux pays. Ses pièces
“Chambre de la mariée”, “Chien”, “Passions
chevaleresques”, “Les charmes de la trahison”,
“L’amour à perte de mémoire”,
“Aujourd’hui ou jamais”, “Allons faire l’amour
!”, “Les rendez-vous du mercredi”, “Sa liste à
la Don Juan”, “Leçon cruelle”, “Rencontre
facile”, “Les trois beautés”, et d’autres
encore, mises en scène dans plus de 500 théâtres, ont
été chaleureusement accueillies par les critiques et les
spectateurs. Le livre de l’écrivain “ Fondamentaux de la dramaturgie.
Théorie, technique et pratique du théâtre " sur l’essence du drame comme genre de la littérature a
mérité les éloges de personnalités en vue du
théâtre. Des réalisateurs exceptionnels, tels que Gueorgui Tovstonogov,
Lev Dodine et Roman Viktiuk ont travaillé sur la mise en scène de
certaines de ses pièces.
Valentin Krasnogorov, docteur ès sciences techniques, est
l’auteur de monographies et d’articles dans les domaines de sa
spécialité. Qu’il s’adonne au genre dramatique
témoigne de ce qu’il a quelque chose à dire avec ses
pièces. C’est avec la même habileté, qu’il crée
des pièces en un ou plusieurs actes dans des genres divers :
comédie, drame, tragédie. La tension et les conflits de ses
pièces trouvent leur résolution dans des dialogues animés
et une action rapide. L’auteur utilise des situations paradoxales et des
intrigues inhabituelles pour entraîner les lecteurs et les spectateurs
dans des mondes créés par son imagination. Satire
acérée, sens de l’humour subtil, grotesque,
absurdité, lyrisme, art de saisir dans ses profondeurs la nature
humaine, telles sont les principales caractéristiques des œuvres de
Krasnogorov.
Les pièces du dramaturge sont fermement ancrées dans le
répertoire des théâtres, passant le cap de centaines de
représentations. Les critiques soulignent que “les pièces
de Krasnogorov traversent facilement les frontières” et
qu’elles appartiennent aux meilleures pièces modernes”. Nombre
d’entre elles sont traduites, mises en scène dans les
théâtres, radiodiffusées, adaptées pour la
télévision dans divers pays (Australie, Albanie, Angleterre,
Bulgarie, Allemagne, Inde, Chypre, Mongolie, Pologne, Roumanie, Slovaquie,
Etats-Unis, Finlande, Monténégro, République
tchèque). L’auteur a remporté plusieurs prix dans des
festivals de théâtre à l’étranger, notamment
le “Prix du meilleur drame” et le “Prix du
spectateur”.
Valentin Krasnogorov est également écrivain et publiciste,
auteur d’articles sur le théâtre et la dramaturgie, auteur
de nouvelles, d’histoires brèves et d’essais publiés
dans diverses publications.
Valentin Krasnogorov est membre de l’Union des écrivains et de
l’Union des gens du théâtre de Russie, lauréat du
prix Volodine. Il a fondé la Guilde des dramaturges de
Saint-Pétersbourg et est l’un des fondateurs de la Guilde de
Russie. Sa biographie figure dans de prestigieux ouvrages de
référence du monde : “Who’s Who in the World”
(USA), “International Who’s Who in the Intellectuals”
(Angleterre, Cambridge), etc.
À propos du traducteur
Daniel Mérino est
né au milieu des années 50 dans le département des
Pyrénées Orientales, en France. Il a étudié la
langue russe au lycée de Perpignan avec un remarquable professeur,
Charles Weinstein, et à l’université
d’Aix-en-Provence, période, durant laquelle il fit des stages de
longue durée à Moscou et à Voronèje. Il deviendra
instituteur et enseignera pendant près de sept ans la langue
française à des élèves en difficulté ou des
élèves non francophones. Il passera ensuite le concours interne
du CAPES de russe et fera une carrière de professeur de russe, au
lycée Paul Cézanne d’Aix-en-Provence.
Abordant des auteurs russes,
Tchékhov notamment, Daniel Mérino se plonge dans le texte
original, retraduisant le texte du personnage qu’il joue lui-même
en scène.
En 2020, il lit une pièce
de Valentin Krasnogorov, qu’il découvre sur le site internet de ce
dernier, « RENCONTRE FACILE », et décide de la
traduire. Puis l’envie de la mettre en scène devenant de plus en
plus forte, il se décide à écrire à l’auteur
pour obtenir l’autorisation de la mettre en scène. Ce moment fut
le point de départ d’une collaboration fructueuse avec Valentin
Krasnogorov, pour lequel Daniel Mérino a traduit d’autres
pièces.
Outre le russe, Daniel
Mérino a une connaissance assez poussée de l’espagnol et
parle assez couramment le catalan. Il utilise aussi ses connaissances en latin
pour traduire des textes philosophiques tels que l’Ethique de Spinoza.
À 35 ans, il
découvre la scène théâtrale dans le cadre du
théâtre amateur, dans le joli théâtre de
Port-de-Bouc. La curiosité initiale se transforme, au fil des ans et des
rôles, en une forme d’amour pour cet art.
En 1998 il crée avec deux
amis le groupe théâtral Atelier 20_21, qu’il dirige.
Principalement acteur, il met aussi en scène, notamment
« L’INCONNUE DU BANC », texte qu’il a
lui-même écrit.
Annotation
« Le
chant du cygne » est une synthèse de mélodrame et de
comédie paradoxale ironique. Dans la pièce se développent
deux lignes d’action. Le personnage principal de l’une
d’elles est un metteur en scène qui cherche un moyen de sortir
d’une crise de la création. Le personnage principal de
l’autre ligne d’action est une artiste célèbre qui
vit son dernier amour. Les héros de la pièce sont dans cette
période de leur vie où vient le temps de faire le point.
Malgré une fin triste, la pièce est drôle et
théâtrale. Elle contient une dizaine de rôles
« solo » pour des actrices de tous âges et ayant
des emplois divers.
2 rôles masculins, 10 rôles
féminins. Intérieur.
Les personnages principaux de la pièce
(deux hommes et une femme) ont environ 55-60 ans, le reste des personnages
féminins ont entre 25 et 55 ans.
Si nécessaire, une actrice peut jouer
plusieurs rôles.
Personnages :
Roman
Anna
Irina
La
Dame
Des
Femmes* :
« La
Femme pudique »
« La
Femme osée »
« La
Femme cérébrale »
« La
Femme mûre »
« La
Femme maladroite »
« La
Femme sans imagination »
« La
dernière Femme »
*Remarque : Les épithètes
accolées à ces sept femmes sont arbitraires, afin de permettre de
les distinguer lors du travail sur le plateau. Elles sont citées dans
l’ordre d’apparition en scène. En cas de
nécessité leurs rôles peuvent être joués par
deux ou trois comédiennes.
L’âge approximatif des
personnages principaux : Roman et Victor, 60-65 ans, Anna, aux alentours
de 55 ans.
La Dame est un personnage sans parole.
ACTE I
Premier
tableau
Pièce
assez grande, dans laquelle sont disposés sans quelque apparente
intention quelques meubles : un tabouret, un ou deux bancs, une chaise
longue, un fauteuil, deux ou trois chaises. Tout est ancien, usé, sale,
douteux. L’on comprendra plus tard à quoi est assignée
cette pièce.
ROMAN est
assis à une petite table. Il a soixante ans passés. On sent
qu’il est très las. Il ne se départit pas dans la
conversation de son ironie et de sa réserve, ce qui
n’empêche pas que son tempérament éruptif, par
moments, se manifeste par jaillissements.
Entre une
FEMME, extrêmement timide et pudique.
ROMAN.
Déshabillez-vous.
La FEMME
ôte sa jaquette.
Enlevez tout.
LA FEMME.
Tout ?
ROMAN. Vous
pouvez garder les boucles d’oreille. (Et, comme la Femme
hésite, il continue.) Eh bien ! Qu’attendez-vous ?
Déshabillez-vous !
LA FEMME.
Carrément maintenant ?
ROMAN.
Carrément, pas forcément, mais maintenant.
LA FEMME.
Carrément ici ?
ROMANT. Pas
forcément carrément, mais ici.
LA FEMME.
Devant vous ?
ROMAN. Vous
voulez vous déshabiller devant quelqu’un d’autre ? Je
peux faire venir le pompier.
LA FEMME. Ce
n’est pas la peine. Déjà que je n’ose pas.
ROMAN.
Pourquoi n’osez-vous pas ?
LA FEMME.
Je… je suis quand même une femme.
ROMAN.
Alors, prouvez-le-moi.
LA FEMME.
À vrai dire, je ne m’attendais pas à ça.
ROMAN. Il
m’est d’autant plus agréable de vous faire une telle
surprise.
LA FEMME. (Après
avoir hésité.) Mais pourquoi avez-vous besoin que je me
déshabille ?
ROMAN. Pour
voir votre âme. Eh bien ?
LA FEMME. Il
me semble, que vous voulez, néanmoins, voir non pas mon âme, mais
mon corps.
ROMAN. Et
c’est pourquoi vous n’osez pas.
LA FEMME.
Oui.
ROMAN. Vous
avez honte de mettre à nu votre corps, mais vous n’auriez pas
honte de mettre à nu votre âme ?
LA FEMME.
Oui.
ROMAN. Mais pourquoi ?
LA FEMME. Je
ne sais pas. Sans doute, parce que c’est ce qui est admis.
ROMAN. Mais
les parties du corps sont les mêmes chez toutes les personnes et en cela
il n’y a aucun mystère. Mais les âmes sont si diverses, si
intéressantes, si obscures, si énigmatiques que nous ne pouvons
même pas nous comprendre nous-mêmes.
LA FEMME.
Alors, pourquoi ne pas vous intéresser à mon âme sans
passer par le déshabillage?
ROMAN.
L’âme ne peut pas se dire par des mots. Tous ses mouvements
s’expriment seulement par le corps. Un geste de la main, un battement de
cils, des épaules affaissées, les commissures des lèvres
que le chagrin abaisse, un sourire, un hochement de tête, une
démarche titubante, un balancement des hanches engageant, des mains
ouvertes tremblantes, nous aurions là des manifestations du corps et non
de l’âme ?
LA FEMME. Au
vrai, je ne sais pas… (Réticente, elle défait un ou deux
boutons et s’arrête.)
ROMAN.
Besoin d’aide ?
LA FEMME.
Besoin de personne ! Ne me touchez pas !
ROMAN. Mais
je n’y songeais même pas.
LA FEMME. Et
comment comptiez-vous m’aider ?
ROMAN.
Moralement. Je peux vous apprendre à vous dévêtir sans la
moindre gêne.
LA FEMME.
Comment ça ?
ROMAN.
Imaginez que vous n’êtes pas vous.
LA FEMME.
Comment ça, je ne suis pas moi ?
ROMAN.
Imaginez, par exemple, que vous êtes Cléopâtre.
LA FEMME.
Et ?
ROMAN.
Alors, c’est Cléopâtre qui va se déshabiller, pas
vous. Vous comprenez ?
LA FEMME. Je
comprends. Mais vous, qui êtes-vous ?
ROMAN. Et
moi, je suis Antoine.
LA FEMME.
Pardon, mais vous n’êtes pas tout à fait ressemblant
à Antoine.
ROMAN.
Imaginez.
LA FEMME.
J’essaie. Mais vous ne lui ressemblez pas.
ROMAN. Vous
croyez que vous ressemblez à Cléopâtre ?
LA FEMME.
Vous me vexez. Pourquoi ?
ROMAN.
Croyez-moi, je vous respecte profondément. Allez-y. Plus vite vous vous
déshabillerez, plus vous ressemblerez à Cléopâtre.
LA FEMME
ôte son chemisier sans conviction.
LA FEMME. Et
Antoine va rester assis comme ça, habillé ?
ROMAN.
Ça vous gêne ?
LA FEMME. Se
déshabiller à deux, quelque part, c’est normal. Mais quand
l’une se déshabille et que l’autre reste assis à la
regarder, complètement habillé, c’est quelque part…
Et en plus, excusez-moi, à le regarder sans flamme.
ROMAN. Mais
déshabillez-vous de telle sorte qu’il ait lui aussi envie de se
déshabiller.
LA FEMME.
Qui « lui » ?
ROMAN.
Antoine. Et qu’il ait une flamme dans les yeux.
LA FEMME. Au
contraire : Antoine doit regarder de telle sorte que j’aie envie de
me déshabiller.
ROMAN.
S’ils se mettent à se disputer pour savoir qui des deux
commencera, leur affaire n’ira pas loin. Quelqu’un doit prendre
l’initiative.
LA FEMME.
Pas moi, tout de même.
ROMAN.
Pourquoi ?
LA FEMME.
Parce que je suis une femme. Et c’est l’homme qui doit faire preuve
d’initiative.
ROMAN.
Opinion passée de mode et erronée. C’est la femme qui le
plus souvent fait preuve d’initiative. Ne vous semble-t-il pas que vous
êtes trop coincée ?
LA FEMME.
Même un peu trop décomplexée, selon moi.
ROMAN.
Merci, et au revoir.
LA FEMME.
Comment ? Rien d’autre ?!
ROMAN. Rien
d’autre. Je ne vous retiens plus.
LA FEMME.
Mais, je suis prête à me déshabiller !
ROMAN. Je
vous remercie, mais « l’heure, c’est
l’heure ; avant l’heure c’est pas l’heure ;
après l’heure c’est plus l’heure. » (Il
raccompagne la Femme vers la sortie.)
LA FEMME
pudique part. ROMAN consulte le cahier posé devant lui sur la table.
Entre une autre FEMME.
ROMAN.
Déshabillez-vous.
LA FEMME
ôte instantanément sa robe.
LA FEMME. (Parcourant
la pièce du regard.) Où dois-je me coucher ?
ROMAN. Vous
ai-je demandé de vous coucher ?
LA FEMME. Mais
vous allez le faire.
ROMAN. Vous
avez une riche expérience. Ou un tempérament de feu.
LA FEMME.
Vous allez le faire, je le sais.
ROMAN. Vous
me surestimez.
LA FEMME. Et
pourquoi, alors, me suis-je déshabillée ?
ROMAN.
Est-ce une question rhétorique ou bien cette question m’est-elle
adressée ?
LA FEMME. (Désarçonnée.)
Je ne vous comprends pas tout à fait.
ROMAN.
Asseyez-vous, nous allons causer. (Il lui tend un plaid.) Prenez le
plaid.
LA FEMME.
Pour quoi faire ?
ROMAN.
Couvrez-vous. Imaginez que vous avez froid.
LA FEMME
se serre contre ROMAN.
Que faites-vous ?
LA FEMME.
Voyons, vous m’avez demandé d’imaginer que j’avais
froid.
ROMAN.
Veuillez comprendre, que vous êtes déjà la douzième
femme, aujourd’hui, qui se déshabille devant moi. Croyez-vous que
j’aie un intérêt, du temps, des forces et le désir de
faire avec vous, ce que vous aimeriez faire avec moi ? Nous sommes dans
une institution officielle et je ne voudrais pas faire une tache à sa
réputation. Rhabillez-vous !
LA FEMME. (S’habillant.)
Vous auriez pu, comment, me dire tout de suite que, comment, vous ne vouliez
pas et alors, je ne me serais pas, comment, mais vous-même vouliez
que…
ROMAN. Tout
doux ! Vous auriez dû, comment, vous comporter décemment, et
faire, comment, ce qu’on vous dit, vous entendez ?
LA FEMME.
Oui.
ROMAN. Vous
êtes habillée ?
LA FEMME.
Oui.
ROMAN.
Alors, reprenons tout du début. Déshabillez-vous.
LA FEMME.
Pardon, mais vous êtes un peu anormal. J’étais
déjà déshabillée, pourtant.
ROMAN.
L’important pour moi, dans le déshabillage, ce n’est pas le
résultat, mais le processus. Déshabillez-vous en faisant en sorte
que je vous regarde avec intérêt.
LA FEMME.
Quand je me déshabille, vous ne me regardez pas avec
intérêt ?
ROMAN.
Comment vous dire…
LA FEMME.
Selon moi, l’intérêt dépend de ce que l’homme
perçoit du résultat. Si le résultat n’est pas
intéressant, alors le processus perd tout sens.
ROMAN.
Voilà une pensée peu standard.
LA FEMME. (Sur
un ton de défi.) Mais, principalement, cela dépend du fait
que l’homme est encore capable d’être
intéressé.
ROMAN.
Très chère, je ne suis pas disposé, maintenant, à
prouver de quoi je suis capable ou incapable. Voyons plutôt de quoi vous
êtes capable. Que voulez-vous me montrer ?
LA FEMME. Ce
que… ? Mais moi. C’est vous qui l’avez demandé.
ROMAN. Je
vous ai demandé de vous déshabiller. Mais il y a diverses
façons de se déshabiller, vous comprenez ? Façon
aguichante, façon désespérée, provocante,
précipitée ou, au contraire, façon lente et pudique.
LA FEMME.
« Pudique », c’est-à-dire ?
ROMAN.
Ça m’est un peu difficile à expliquer. Surtout à
vous.
LA FEMME. Je
préfère la façon précipitée. Je peux ?
ROMAN. Pas
la peine. Vous m’avez déjà fait une démonstration.
Essayez, disons, la façon coquette.
LA FEMME.
Coquette ? Bon, entendu. (Elle tourne le dos à Roman.
D’une voix enjouée.) Aidez-moi, s’il vous plaît,
à déboutonner ma robe.
ROMAN. (Approbateur.)
Bien, pas mal. (Il défait les boutons.)
En un clin
d’œil, LA FEMME laisse tomber sa robe.
(Déçu.) Et
c’est tout ?
LA FEMME.
Oui. Et quoi ?
ROMAN. Non,
rien. Merci. Rhabillez-vous, s’il vous plaît. Et si possible, aussi
vite que lorsque vous vous êtes dévêtue. Ç’a
été un plaisir de faire votre connaissance. La sortie se fait par
cette porte.
LA FEMME. (Enfilant
sa robe.) Je ne comprends pas, vous êtes un maniaque, ou quoi ?
ROMAN. Vous
n’êtes pas loin de la vérité.
LA FEMME,
extrêmement mécontente, sort. ROMAN fait une annotation dans son
cahier. Entre une jeune FEMME, entièrement nue. Elle a dans les mains un
paquet avec ses vêtements.
ROMAN. (Continuant
à écrire.) Déshabillez-vous.
Pause.
Déshabillez-vous.
Pause.
ROMAN lève la tête et voit que la femme, qui était
entrée, est déjà nue.
Pourquoi êtes-vous nue ?
LA FEMME.
À votre avis ?
ROMAN. Pour
gagner du temps.
LA FEMME.
Non. Je n’avais pas envie de donner l’impression fausse que
j’étais disposée à me soumettre à vos ordres
irrespectueux, et j’ai décidé de montrer que je me
déshabillais de mon plein gré.
ROMAN. (Ayant
saisi le caractère de la femme qui venait d’arriver, il adopte
aussitôt, avec une ironie à peine perceptible, le style et le ton
de son discours.) Ma foi, l’être humain, dès
l’origine, a reçu du ciel le libre arbitre. Ainsi, raisonnait, ce
me semble, Thomas d’Aquin.
LA FEMME.
Non, c’est Saint Augustin qui l’avait prouvé neuf
siècles plus tôt. En outre, je me suis dévêtue par
manière de décence et pour éviter d’obscènes
propositions de votre part.
ROMAN. Vous
considérez décent pour une femme de faire une entrée dans
cette tenue ?
LA FEMME.
Cela va de soi. Vous ne pouvez pas, à présent, me dire
« Déshabillez-vous ». Vous serez contraint de me
dire « Rhabillez-vous ». Je n’ai plus rien à
enlever.
ROMAN. Joli
coup. Vous me plaisez. Rhabillez-vous.
LA FEMME. Si
je vous plaisais, effectivement, vous n’auriez pas prononcé les
derniers mots.
ROMAN.
J’apprécie votre originalité et votre tournure
d’esprit. Vous m’avez obligé à
réfléchir.
LA FEMME.
À quoi ?
ROMAN. Vous
aviez décidé d’éviter toute la partie
déshabillage, qui vous semble quelque peu humiliante. Mais,
peut-être, est-il moins humiliant de se rhabiller que de
s’habiller ? Car se déshabiller, c’est promettre,
titiller, exciter la curiosité, mettre devant l’inconnu, provoquer
le désir, éveiller l’attente de quelque nouveauté,
c’est le voile ôté du fruit défendu, le don
d’une espérance bouleversante et suave. Mais qu’est-ce que
se rhabiller ? Ce sont les tâtonnements sur les crochets et les
boucles du soutien-gorge, les yeux lourds, c’est le regret, la tentative
de masquer sinon la désillusion, du moins la fatigue, c’est un
regard en coin jeté sur la montre. L’œil repu de
l’homme commence à voir chez la femme tous les défauts de
son corps et tous ceux de sa lingerie, sa maigreur et sa rondeur, ses rides et
ses grains de beauté. Et ce qui charmait à l’instant et
ravissait, enflammait le sang et suscitait de l’impatience, à
présent, laisse indifférent ou irrite même. Ça
ressemble à un film sur cassette que vous venez de visionner et que vous
rembobinez, attendant avec agacement la fin du rembobinage. Voilà
pourquoi une femme se déshabille toujours devant nous, mais part se
rhabiller quelque part dans la salle de bain ou derrière un paravent. Et
elle a raison de faire ça. Une femme, en général, agit
toujours avec justesse, si elle se laisse guider par son intuition.
LA FEMME.
Vous m’avez fichu une telle angoisse que j’en ai perdu toute envie
de me rhabiller. D’autant plus, quand vous regardez. C’est tout
bonnement un manque de tact.
ROMAN. Bon,
je promets de me retourner, bien que je ne cache pas que vous regarder est
agréable.
LA FEMME.
Alors, regardez plutôt quand je suis sans habit. Du reste, ne pouvez-vous
pas expliquer pourquoi vous adressez aux femmes la demande de se
déshabiller, excusez le calembour, sans mettre de gants ? Pourquoi
ne pas le faire sous une forme plus douce ? Il vous serait alors plus
facile d’atteindre votre but.
ROMAN. Votre
idée est intéressante, veuillez expliciter, s’il vous
plaît.
LA FEMME.
Une seule et même intention, selon la robe de mots qui l’habille,
l’intonation et d’autres nuances prend des allures de banalité
grossière ou de marque révérencieuse
d’intérêt. Par exemple, si une femme a plu à un homme
et qu’il l’invite à prendre un café quelque part,
elle comprend parfaitement, qu’en réalité il lui propose de
faire l’amour. Toutefois, cela ne l’offusque pas, parce que
l’homme a recouru à des normes de conduite sous-entendues et
à des précautions oratoires, généralement admises
et compréhensibles. Et si la femme est disposée à
accepter, alors il lui est beaucoup plus commode de recevoir une invitation
quand elle est formulée en termes délicats. « Un
café ? ̶ Avec
plaisir ! »
ROMAN. Votre
manière fine de penser est, sans conteste, juste. Si mon but avait
été de voir une femme dénudée, il aurait fallu,
effectivement, s’efforcer d’y atteindre non par une injonction
brutale, mais par la douceur, le compliment et la persuasion, comme ont
accoutumé de faire les hommes bien élevés. Mais
qu’en est-il de tout cela si mon vrai but est de lui faire subir un choc
et d’observer sa réaction ?
LA FEMME.
Quels qu’aient été vos buts, un ordre si catégorique
témoigne d’un manque de respect envers la femme et pour cette
raison donne prise à la critique d’un point de vue de la
moralité, qui elle seule doit servir de critère de tous nos
actes. N’allez pas me dire que cela ne vous est pas venu à
l’esprit !
ROMAN. Une
fois de plus vous avez raison et votre remarque me contraint à
méditer sur le côté éthique de ma demande, qui met
la femme dans une position si embarrassante. Toutefois, peut-être, la
réaction à cette possible humiliation, que vous évoquez,
l’aidera-t-elle à se débarrasser des complexes qui
pèsent sur elle, réveillera-t-elle les instincts primitifs qui
sommeillent en elle, bref, réveillera-t-elle la femme en elle ?
Car, convenez-en, la vie contemporaine, avec sa cadence, sa tension, sa
surcharge, son poids de tâches professionnelles et domestiques fait
oublier à la femme qu’elle est femme, ce qui a une incidence
extrêmement négative sur son état d’âme.
LA FEMME. (Elle
ne se hâte toujours pas pour se vêtir.) Notre discussion me
semble fort fructueuse.
ROMAN.
Incontestablement. Mais en attendant, hélas, permettez-moi de prendre
congé de vous, car il me semble que la suivante arrive.
J’espère, sous peu, vous inviter à prendre un café
et à continuer cette conversation prenante.
Entre ANNA,
femme qui n’est plus de la première jeunesse, mais attirante et
à qui l’habit donne du chien. ROMAN, sans jeter un œil sur
elle, donne la consigne habituelle.
ROMAN.
Déshabillez-vous.
ANNA. Merci,
pour cette proposition flatteuse, mon cher, exprimée certes, sous forme
allégorique, mais très raffinée.
ROMAN. Ah,
c’est toi, Anna. Excuse-moi. Content de te voir.
Ils se
donnent brièvement, comme à l’habitude, un baiser de vieux
amis.
ANNA. Fais
attention, Roman, ne te salis pas. Je suis fardée.
ROMAN. Tu as
bien fait de passer. Il faut que je te parle.
ANNA.
Libère d’abord cette jeune fille en tenue légère,
sans quoi elle va geler. Je ne vous dérange pas ?
ROMAN. Non,
nous avions fini. Assieds-toi, nous boirons un thé, nous causerons.
ANNA. Voyons,
tu n’as pas le temps. Des femmes s’agglutinent en une longue file
derrière ta porte et toutes attendent après toi.
ROMAN. Quand
tu es à mes côtés, les autres femmes n’existent pas
pour moi.
ANNA. Et
quand je n’y suis pas ?
ROMAN. Tu es
toujours avec moi en pensée.
ANNA. Tu me
fais des compliments, c’est donc qu’il te faut quelque chose de
moi.
ROMAN. Tu es
injuste. Je te fais toujours des compliments. Et c’est toi en personne
qu’il me faut.
LA FEMME. (Elle
est toujours nue. Fort surprise, à Anna.) C’est vous,
vraiment ?!
ANNA. Je ne
peux le nier. Moi, c’est moi.
LA FEMME.
Qui aurait pu penser ! Ou je suis en train de rêver ?
ANNA. Vous
pouvez me toucher.
LA FEMME. (Tendant
son soutien-gorge à Anna.) Vous voulez bien me donner un
autographe ?
ANNA. Ma
foi, si vous y tenez tant… (Elle signe à même le
soutien-gorge.)
LA FEMME.
Merci. Moi, ainsi que tous mes collègues de l’université,
nous nous rappelons avec enthousiasme votre incomparable Phèdre. Vous
avez joué si divinement ! (Elle déclame avec inspiration,
accompagnant la lecture des mouvements de la main qui ne lâche pas
l’ « autographe ».)
Je suis humble et pudique, les Dieux m’en
soient témoins.
Une femme est plus belle, où
l’orgueil est en moins ![1]
N’est-ce pas que c’est
magnifique ? Vous auriez ravi Racine en personne.
ANNA. Vous
êtes trop bonne.
LA FEMME.
Quelle chance j’ai eue ! Personne ne croira que j’ai vu la
célèbre comédienne de si près.
ANNA. De plus, le
célèbre metteur en scène aussi vous a vue. Et
également de très près. Et de plus près
qu’il ne m’a vue.
LA FEMME. (À
Roman.) Je peux y aller ?
ROMAN. Bien
sûr. (Il appelle.) Irina !
IRINA. (En
entrant.) Oui, Roman Anatoliévitch ?
ROMAN.
Irina, préparez du thé, s’il vous plaît.
IRINA. Bien.
ROMAN.
Pourquoi est-ce que je n’entends pas la scène d’ici ?
Les micros sont débranchés, ou quoi ?
IRINA. Je
vais voir.
ROMAN.
Prenez l’adresse et le numéro de téléphone de cette
charmante jeune fille. Il se peut que nous la reconvoquions. Et dites aux
autres femmes, là-bas, que pour aujourd’hui l’audition est achevée.
IRINA.
Comment ça « achevée » ? Mais vous
leur avez, vous-même, fixé une heure.
ROMAN. (D’un
ton ne supportant pas de réplique.) Vous ne voyez pas, que je suis
occupé ?
IRINA.
Excusez-moi. (À la femme.) Allons.
LA FEMME. Au
revoir. (Elle se dirige avec Irina vers la sortie.)
ROMAN.
N’oubliez pas de récupérer vos vêtements.
LA FEMME et
IRINA sortent.
ANNA.
Qu’attends-tu, au juste, de ces femmes ?
ROMAN.
C’est précisément de cela que je m’apprête
à parler avec toi. Comment se déroule le spectacle,
aujourd’hui ?
ANNA.
C’est dur. Pas moyen de secouer la salle.
ROMAN. Ne
fais pas ta modeste. Même ici me sont parvenus les rires et les
applaudissements.
ANNA. Quoi
qu’il en soit, c’est dur.
ROMAN. Tu es
fatiguée ?
ANNA. Je
suis fatiguée, mais pas à cause du spectacle. À cause
d’une incessante agitation sans queue ni tête. À cause du
désir d’une vie autre, laquelle ? je ne le sais pas. À
cause des ruminations de mon âge.
ROMAN. Ne
fais pas la coquette et oublie ton âge. Tu sais très bien que tu
peux, comme toujours, tourner la tête à n’importe quel
homme, et que tu as de l’énergie pour cinq.
ANNA. Merci
encore pour ce nouveau compliment.
ROMAN. (L’ayant
bien regardée.) Non, visiblement, tu n’es pas dans ton
assiette. Il est arrivé quelque chose ?
ANNA. Non.
Rien de neuf, juste du vieux. C’est juste que quelque chose ne tourne pas
rond, tu comprends ? Nous avons tendance à trop penser à ce
qui n’est pas nous et nous ne prenons pas le temps de penser à
nous. Nous n’avons jamais le temps. Et quand nous le prenons…
IRINA
apporte le thé sur un petit plateau et sort sans dire un mot.
ROMAN.
Arrête de broyer du noir. Après ce bon petit thé, tu
retrouveras ta gaieté, tu verras. (Il verse le thé.) Avec
un peu de cognac, peut-être ?
ANNA. (Se
débarrassant soudain de son air pensif.) Non, il faut encore,
n’est-ce pas, que j’aille au bout de la pièce.
ROMAN. Eh
bien, moi, j’en prendrai une larme. (Il se verse le cognac.)
ANNA. Tout
compte fait, verse m’en un peu aussi.
Ils choquent
leurs verres et boivent.
ROMAN.
Alors ? Tu te sens plus légère ?
ANNA. On
dirait. Alors, qu’est-ce que tu attends de moi ?
ROMAN.
Moi ? Rien. Mais ce maudit sponsor a besoin que des vedettes fassent
partie du spectacle. Sinon, il ne financera pas.
ANNA. Et tu
veux que je sois l’une de ces vedettes ?
ROMAN.
L’unique vedette. « Je n’ai d’amour que toi, mon
cœur, seule toi feras mon bonheur. »
ANNA.
Arrête. Quel genre de pièce t’impose-t-on ?
ROMAN. Un
mélange de policier et de série télévisée.
Dans une maison de prostitution, une des filles se fait tuer. On
soupçonne tout le monde : le barman, le videur, les clients, les
autres filles… pour être franc, une vraie ineptie, mais, tu le
sais, il nous faut remplir la caisse. Le théâtre n’a pas
d’argent.
ANNA. Et tu
as accepté de monter ça ?
ROMAN. Et
alors ? « Si l’inspiration ne se vend pas, on peut vendre
un manuscrit ». Le sponsor a promis d’être
généreux. Et avec le théâtre, et avec toi et moi en
particulier.
ANNA. Tu es
sur la mauvaise pente, Roman.
ROMAN. Que
faire ? Je ne suis pas le jeune homme romantique que tu as connu il y a
trente ans. « Au fil des émotions notre vie va usant,
érodant, dégradant désirs et sentiments ».
ANNA.
Comment veux-tu que du même coup ta réputation ne se
dégrade ? N’es-tu pas connu pour être un metteur en
scène d’exception ?
ROMAN. La
gloire, c’est bien, mais l’argent, c’est mieux.
« Qu’est la gloire ?
̶ Un divin décor /Masquant les hardes du poète.
/C’est de l’or, qu’il nous faut, de
l’or ! »
ANNA. Que de
vers ! Tu es en verve, aujourd’hui.
ROMAN. Pour
ma réputation, ne te fais pas de souci. Elle viendra avec Shakespeare.
ANNA. Ma
foi, l’or, voilà qui est alléchant. Et qui dois-je
interpréter ?
ROMAN.
C’est comme tu veux, tu as le choix. Si tu veux, tenancière, ou
commissaire divisionnaire.
ANNA.
Videuse, non ?
ROMAN. Ne
ris pas ; si tu veux, tu peux aussi jouer le rôle de videuse.
Ça n’a aucune importance. Le principal, c’est que ton nom
soit sur l’affiche. Les filles, je suis en train, justement de les
auditionner. On fait l’affaire ?
ANNA. Je ne
sais pas. Je réfléchirai.
ROMAN. Anna,
nous sommes seuls, maintenant. Personne ne nous dérange. Une telle
occasion ne se représentera pas de sitôt.
ANNA.
L’occasion de quoi ?
ROMAN.
L’occasion d’une explication.
ANNA. Si
c’est pour reprendre ton antienne romantique, épargne-la-moi.
ROMAN.
Écoute-moi, d’abord. Tu es libre, et moi je suis seul. Une
même occupation et des intérêts communs nous lient depuis
trente ans…
ANNA. Mon
cher, je sais tout ce que tu veux me dire. Aussi, ne continue pas. Nous
n’allons pas couronner notre vieille amitié d’une liaison
banale…
ROMAN.
Pourquoi « liaison » et pourquoi
« banale » ?
ANNA. De
quoi d’autre encore ? D’un mariage, peut-être ? Ou
d’amour ?
ROMAN.
Pourquoi pas ?
ANNA.
N’y songe pas. Ça fait déjà longtemps que
j’interprète le rôle de mères, et, pour le dire
franchement, il est temps de passer à celui de grands-mères. De
quel amour peut-il être question ?
ROMAN.
D’un amour véritable, dont tu as tant besoin, selon moi.
ANNA. Tu te
montres si persévérant que je commence à redouter
qu’un jour je n’y tienne plus et finisse par céder.
ROMAN. (Il
la prend par le bras.) Ne remets pas à plus tard, accepte dès
maintenant. Nous serons bien ensemble, tu verras.
ANNA.
Oui ? Alors, pourquoi nous disputons-nous à chaque
répétition ?
ROMAN. Parce
que tu as un caractère de cochon.
ANNA. On
pourrait penser que toi, tu es un ange dispensateur de miel et de
bienveillance, avec de petites ailes et un nimbe au-dessus de la tête.
ROMAN. Oui,
j’ai des nerfs, j’explose parfois…
ANNA.
Très souvent.
ROMAN.
…Mais je n’ai pas le centième de ton entêtement
inébranlable. Au bout du compte, c’est moi qui ai fait de toi une
actrice.
ANNA. Et
moi, j’ai fait de toi un metteur en scène… (Elle porte sa
main au cœur.) Comme on étouffe ici…
ROMAN. (Il
boit son thé impassiblement.) Ne porte pas ta main au cœur. Tu
ne m’auras pas avec ce vieux truc. Cesse de jouer la « Dame
aux camélias » devant moi. Finis ton thé et va jouer
ton spectacle sur la scène, et pas ici. Seulement, fais-le sans ces
mauvais poncifs provinciaux.
ANNA se
tait. Ses yeux sont fermés.
Anna, tu entends ce que je te dis ?
ANNA reste
silencieuse.
(Troublé.) Anna ! Qu’as-tu ?
ROMAN
s’approche d’ANNA, la prend par le bras, examine son visage,
lâche son bras. Il tombe comme sans vie sur l’accoudoir. ROMAN,
paniqué, appelle son assistante.
Irina !
IRINA. (Apparaissant.)
Que se passe-t-il ?
ROMAN. Anna
Serguéïevna se trouve mal. Appelle les urgences.
IRINA.
Ça va faire long… Il doit y avoir le médecin de garde,
à la loge trois. Je préfère aller le chercher.
ROMAN.
Vas-y, mais fais vite !
IRINA.
J’y cours. (Elle disparaît.)
ROMAN, tout
en attendant le médecin, essaie sans grand art et sans succès de
faire reprendre ses sens à ANNA : il l’asperge d’eau,
l’évente avec un éventail. ANNA ne bouge pas. Entrent IRINA
et LE MÉDECIN, un homme pas très jeune avec une mallette
traditionnelle. Il s’appelle VICTOR.
VICTOR.
Où est la malade ?
ROMAN. Ici,
dans le fauteuil. Vous êtes
vraiment notre médecin de garde ? Je n’ai pas le souvenir de vous
avoir jamais vu.
VICTOR.
Aujourd’hui, je remplace Alexandre Gavrilovitch.
ROMAN. Bon,
bon, c’est pareil. Faites.
VICTOR,
ayant fait le tour de la pièce du regard, trouve un
téléphone, s’en approche et prend le combiné.
Que faites-vous ?
VICTOR. Je
veux appeler les urgences.
ROMAN.
C’est un accessoire de théâtre, pas un
téléphone. À quoi bon les urgences, puisque vous
êtes médecin ! Ne perdez pas de temps, occupez-vous de la
malade. Si tant est qu’elle est vraiment malade, qu’elle ne nous
joue pas la comédie.
VICTOR
s’approche d’ANNA et lui tâte le pouls. À
côté, ROMAN et IRINA s’agitent.
Eh bien ?
VICTOR. Je
prie les personnes qui ne sont pas de la famille de quitter la pièce.
Seul le médecin doit rester avec la malade. Dès qu’il le
faudra, je vous appellerai.
ROMAN et
IRINA sortent à contrecœur. Le médecin installe plus
confortablement ANNA dans le fauteuil et avec précaution
déboutonne son chemisier.
ANNA.
Pourquoi déboutonnez-vous mon chemisier ?
VICTOR. (Il
tressaille de surprise.) Pour que vous respiriez mieux.
ANNA. Merci.
Toutefois, j’espère que vous ne pousserez pas trop loin votre
sollicitude et que vous vous limiterez à deux boutons.
VICTOR. Je
peux les reboutonner.
ANNA. Non,
pourquoi ? il m’est plus facile de respirer. Déboutonnez-en
un de plus, je vous prie.
VICTOR.
Comment vous sentez-vous ?
ANNA.
À merveille.
VICTOR.
J’appelle tout de suite les urgences.
ANNA. Voyons
donc ! Je suis en parfaite santé.
VICTOR. Vous
vous remettez tout juste d’un évanouissement.
ANNA.
C’était une feinte. N’aviez-vous pas deviné tout de
suite ? Je voulais faire s’énerver un peu Roman. Au fait,
a-t-il eu peur ?
VICTOR. Si
vous faites allusion à l’homme qui tournait autour de vous, il en
a été pour une belle frayeur.
ANNA. Et
c’est bien fait pour lui. (Elle fait un effort pour se lever.)
VICTOR.
Restez dans le fauteuil, vous avez besoin de repos. (Tout en aidant Anna
à s’installer et en lui glissant un oreiller sous la tête.)
Prenez une position plus confortable. Détendez-vous.
ANNA. Merci.
Vous avez les mains douces.
VICTOR. Des
mains de médecin.
ANNA. Ainsi,
vous êtes médecin ?
VICTOR. Vous
ne le croyiez pas ?
ANNA. Je ne
crois rien. Mais je me suis toujours représenté les
médecins en blouse. Par contre, savez-vous qui je suis ?
VICTOR. (Ayant
observé un petit silence.) Non.
ANNA.
C’est très étrange. Admettons que vous n’aimiez pas
le théâtre, vous avez, au moins, un téléviseur chez
vous ?
VICTOR. Oui,
mais je ne regarde pas beaucoup la télévision.
ANNA. Et
comment expliquez-vous votre présence dans ce théâtre ?
VICTOR. Par
ma qualité de médecin de garde. Par la même occasion,
c’est vrai, je regardais le spectacle.
ANNA. Mais
comment pouvez-vous ne pas me connaître, alors que
j’interprète le rôle principal dans ce spectacle ?
VICTOR. (Évasif.)
Excusez-moi, je ne vous avais pas reconnue. Sur scène, vous portiez une
autre robe. Toutefois, permettez que nous fassions appel aux urgences.
ANNA. Pour
quoi faire ? Vous êtes bien docteur, vous-même ?
VICTOR. Je
n’ai pas le cardiographe, l’équipement, les
médicaments nécessaires. Je ne peux pas prendre sur moi une telle
responsabilité.
ANNA. Aucune importance. Je suis en parfaite
santé. Simplement, on a du mal à respirer, ici. La ventilation de
cette pièce est défectueuse.
VICTOR. (Enveloppant
la pièce du regard.) Très étrange, ce local.
ANNA.
C’est la salle de répétition. (Avec de la chaleur dans
la voix.) Ici, nous passons nos meilleures heures.
VICTOR. Et
pourquoi a-t-on entassé ici tout ce fourbi ?
ANNA. Vous
manquez d’imagination. Ne voyez-vous pas que nous nous trouvons dans la
Rome antique ?
VICTOR. (Perplexe.)
Oui, ça se peut… Quoique, à dire vrai…
ANNA.
C’est à peu près comme ça que les pièces du
décor de notre futur spectacle seront disposées sur la
scène. Ce tabouret figure la chaise curule de César. (Elle
s’assoit sur un tabouret minable, prenant le port majestueux du
maître de la moitié du monde.) Ces bancs-là,
c’est le sénat. Et ça (Elle s’allonge sur une
couchette vétuste, usée et, non sans humour, prend la pose
ostensiblement picturale de la célèbre séductrice),
c’est le lit de Cléopâtre. Sur scène tout sera
exactement comme ça, on ajoutera seulement des ors, du velours, des
draperies et du contre-plaqué imitant le marbre.
VICTOR. Vous
jouerez le rôle de Cléopâtre ?
ANNA. Non,
je suis trop vieille pour ça. Je répète le rôle de
la femme de César, non pas qu’elle soit âgée,
mais… comme on dit, un rôle pour mon âge. C’est la vie.
Les Cléopâtre chassent les épouses vieillissantes.
Pause.
VICTOR. Si
vous allez mieux, je retourne prendre mon poste dans ma loge.
ANNA.
Restez. Si vous partez, je tomberai dans les griffes de Roman, et moi je ne
veux pas continuer la discussion avec lui.
IRINA. (Entrant
dans la pièce.) Anna Serguéïevna, comment
allez-vous ?
ANNA.
Très bien, merci.
IRINA. Vous
pouvez retourner sur scène ?
ANNA. Bien
sûr.
IRINA. Donc,
on n’annule pas le spectacle ?
ANNA.
Naturellement, non. S’il vous plaît, ne dérangez pas le
médecin.
IRINA.
Pardon. (Elle disparaît.)
Pause.
ANNA. Vous
allez continuer à garder le silence comme ça ?
VICTOR. Vous
n’êtes pas non plus très loquace.
ANNA. Vous
êtes différents des autres hommes. D’ordinaire, ils me font
des compliments, s’extasient devant mon talent, formulent l’espoir
d’une nouvelle rencontre et se répandent en absurdités du même
acabit. Alors que vous, vous restez assis comme un bouddha, le regard
plongé dans votre for intérieur. Enfin, si ce n’est dans
votre for intérieur, du moins pas tourné vers moi.
VICTOR. Vous
attendez que je me répande aussi en absurdités ?
ANNA. Et
pourquoi pas ? L’absurdité aussi a quelque chose
d’agréable.
VICTOR.
J’ai passé l’âge de commencer à faire semblant
de faire la cour à une femme, seulement parce que nous nous sommes
trouvés par hasard seul à seule dans une même pièce.
ANNA. Je
n’ai pas besoin que vous me fassiez la cour, mais vous pourriez, au
moins, observer l’étiquette. Tenez, par exemple, j’ai dit
que j’étais trop vieille pour jouer Cléopâtre, et
vous n’avez même pas réagi. Votre indifférence peut
signifier deux choses : ou bien, je ne suis pas, à vos yeux, une
femme, ou bien vous n’êtes pas un homme.
VICTOR. (En
souriant.) Mais, peut-être, que ma passivité apparente,
n’est, en réalité, qu’un subterfuge, le début
de l’attaque lancée contre votre inexpugnable forteresse ?
ANNA. Si
c’est un subterfuge, alors il est des plus subtils.
VICTOR.
Pourquoi donc ? Je ne fais pas commerce de compliments, pour ne pas
être plat ; je ne vante pas votre beauté, pour ne pas
ressembler à tout le monde ; je me tais, pour éveiller votre
curiosité. En ce qui concerne l’allusion à votre âge,
ce n’est que coquetterie de votre part, car vous auriez pu non seulement
jouer Cléopâtre mais aussi sa sœur cadette. Comme vous voyez,
je peux, moi aussi, me répandre en absurdités.
ANNA.
Continuez, continuez, cela ressemble déjà à quelque chose.
Autrement, vous vous comportiez comme si vous aviez devant vous un mannequin de
vitrine et non une actrice populaire.
VICTOR.
Dites… Essayons d’exprimer cela le plus élégamment
possible… Pour faire la cour, ou plus exactement, pour la
concrétisation finale, est-il donc si important, que la femme soit
célèbre ? Peut-être, la beauté, la jeunesse, le
tempérament sont-ils plus importants ?
ANNA. Il
s’avère que vous savez aussi être, en plus, effronté.
Mais votre franchise me plaît.
VICTOR. Je
parlais en général, sans penser précisément
à vous. Vous concernant en propre, vous avez, naturellement, au moins,
deux des qualités citées par moi. C’est-à-dire, la
beauté et la jeunesse.
ANNA. Je ne
sais pas s’il s’agit là d’une moquerie ou d’un
grossier compliment, mais, au moins, avez-vous tenu un langage d’homme.
Au fait, j’ai aussi du tempérament.
VICTOR.
Heureux, celui qui a eu la possibilité de s’en persuader.
ANNA.
N’espérez pas d’en être quelque jour. En ce qui
concerne le nombre des années, je ne suis plus de cet âge
où on ne le dissimule pas encore et je ne suis pas encore à
l’âge où l’on cesse déjà de le
dissimuler. Toutefois, je n’essaie pas non plus de jouer les jeunes
beautés. Je ne veux pas être ridicule sur scène. J’ai déjà des enfants et
des petits-enfants.
VICTOR. Bon,
eh bien, si tous les compliments à dire ou à écouter,
l’ont été, pourquoi ne pas maintenant simplement
parler ?
ANNA. De
quoi ?
VICTOR. Peu
importe. « De faucons : lequel vole le plus haut ? De
chiens : lequel aboie le plus fort ?
D’épées : laquelle a la meilleure trempe ? De
coursiers : lequel, au galop, se laisse le mieux diriger ? De
filles : laquelle est la plus belle ?... »
ANNA.
Oh ! vous connaissez donc si bien Shakespeare ?
VICTOR. Et
vous aussi ?
ANNA. Oui
mais, c’est ma profession. J’ai joué, je crois, tous les
rôles dans toutes ses pièces.
VICTOR. Moi
je n’ai fait que les lire.
ANNA. Dites,
avez-vous aimé ma façon de jouer, aujourd’hui ?
VICTOR.
Voulez-vous entendre la vérité ou un compliment ?
ANNA. Cela
va de soi, un compliment seulement !
VICTOR. Dans
ces cas-là, tout le monde dit qu’il veut entendre la
vérité.
ANNA. Tout
en attendant des louanges. Qui aime les pilules amères de la
vérité ? « Un leurre qui nous porte aux nues
m’est plus cher que mille et une basses
vérités. » Des compliments, seulement des compliments
et rien d’autre que des compliments !
VICTOR.
Votre jeu était divin, admirable, enchanteur, délicieux,
incomparable.
ANNA. (Devenue
sérieuse.) Bon… Et maintenant, je veux la
vérité.
VICTOR.
Pourquoi ? Si tu tiens à l’amitié, ne dis pas la
vérité.
ANNA. Nous
ne sommes pas amis et nous ne le serons pas. Vous n’êtes tenu par
rien.
VICTOR. Vous
venez d’avoir une crise cardiaque…
ANNA.
À ce point ? Il résulte que j’ai si mal joué,
que vous craignez que j’aie, à cause de votre
vérité, un infarctus ?
VICTOR. (Il
se lève.) Il vaut mieux que je parte.
ANNA. (Gagnée
par l’impatience.) Parlez, bon sang ! C’était si
mauvais ?
VICTOR. (L’air
coupable.) Désastreux.
ANNA. (Éteinte.)
Pourquoi ? Veuillez m’expliquer.
VICTOR. Eh
bien, premièrement, qu’est-ce que c’est que cette
pièce ?
ANNA. En
quoi est-ce une mauvaise pièce ?
VICTOR. Deux
gouttes de Tchékhov dans un verre d’eau.
ANNA. La
pièce, effectivement, ne vaut pas tripette. Mais le public aime.
VICTOR.
C’est une pièce pour mamies.
ANNA. (Avec
froideur.) Vous êtes cruel et partial. Qui êtes-vous pour
porter un jugement sur le théâtre ?
VICTOR.
Excusez-moi. Je ne suis qu’un dilettante et je n’aurais pas
dû vous peiner.
ANNA. Non,
pourquoi donc ? Je trouve utile d’entendre cela. Les ennemis disent
parfois la vérité, les amis, jamais.
VICTOR. Je
ne suis pas votre ennemi… vous m’avez demandé, un peu plus
tôt, si je savais qui vous étiez, et j’ai répondu que
non. C’est faux. Je vous admire depuis beaucoup d’années,
depuis votre tout premier rôle, depuis votre jeune Juliette. Vous vous
rappelez ?
« Ô source
de ma joie,
Cette nuit nous rapproche,
je la crains bien trop courte… »
ANNA. (Elle continue.)
« Rapprochement trop
brusque, trop soudain, imprévu,
Trop pareil à
l’éclair qui aussitôt que vu
Ne nous laisse le temps de
dire : c’est l’éclair ».
VICTOR. Ces mots m’ont alors frappé comme la foudre. Ces mots
dans votre bouche comme ils sonnaient… ! Puis, je me souviens
de vous en Elmire, et quelle Elmire ! Après ça j’ai
appris le « Tartuffe » par cœur.
ANNA. Je vois que vous avez une mémoire prodigieuse.
VICTOR. Et dans quelles pitoyables pièces vous jouez parfois
maintenant ! De quels textes vous vous rassasiez ! Mon Dieu, mais
qu’est-ce que c’est que ces textes !
ANNA. (Avec froideur.) Très estimé critique, veuillez,
au moins, révéler votre nom !
VICTOR. Victor Pavlovitch.
ANNA. Eh bien, mon cher Victor, cela ne vous trouble-t-il pas
d’être le seul à qui je ne plaise pas ? Toute la
compagnie marche d’un pas désuni, vous seul marchez au pas,
c’est bien ça ? Les spectateurs me comblent de fleurs et
d’applaudissements et vous… vous permettez…
VICTOR. Oui, je sais, on dit de vous que vous êtes une légende
vivante. Mais il vaudrait mieux que vous restiez une actrice vivante. Mais vous
êtes morte voilà cinq ou dix ans. De rôle en rôle, de
spectacle en spectacle, de série en série, vous allez trimballant
une toujours même voix légèrement enrouée et une
intonation ironique, un toujours même cliché que le public un jour
se mit à aimer et dont vous ne vous séparez pas désormais.
Vous avez enfourché votre popularité et vous ne voulez pas en
descendre, vous… (Ayant jeté un regard sur Anna, il
s’arrête net.) Pardon. Tout ça, à vrai dire, ne
me regarde pas.
ANNA. (Les yeux étincelant d’une fureur à peine
contenue.) Voilà qui
s’appelle passer les bornes… Alors ? Qu’avez-vous
à dire encore de bien ?
VICTOR. (Très sincèrement.) Qu’à
l’instant, vous êtes belle comme une rose rouge de colère.
ANNA. Vous comptez racheter votre faute par la flatterie ? (S’étant
tue, et sur un autre ton.) Du reste, vous n’êtes en rien
coupable. Vous avez raison. Je le sentais moi-même, mais voilà, je
ne me décidais pas à me l’avouer.
Pause.
VICTOR. Vous vous sentez mieux ?
ANNA. Mais
je n’allais pas mal.
VICTOR. Vous
savez quoi ? Laissez-moi quand même vous conduire à
l’hôpital ou, au moins, chez vous et j’appellerai votre
médecin.
ANNA.
Premièrement, je n’ai pas de médecin. Deuxièmement,
vous ne savez pas, ce qu’est le théâtre : une artiste
préfèrera mourir plutôt que de ne pas aller au bout du
spectacle. Et troisièmement, quand comprendrez-vous que je jouis
d’une excellente santé ?
IRINA. (Entrant
dans la pièce.) Anna Serguéïevna, excusez-moi. Vous
êtes prête ? C’est bientôt à vous.
ANNA.
J’arrive. (À Victor.) Il me reste en tout trois ou quatre
répliques et les saluts. Attendez-moi ici, s’il vous plaît.
Il faut que je vous dise une ou deux choses.
ANNA sort.
Entre ROMAN. Il s’est changé pour aller sur la scène. Son
costume est pittoresque et un brin négligé.
ROMAN. Eh
bien, qu’était-ce ? Rien de grave, à ce que je
vois ?
VICTOR. (Restant
dans le flou.) Difficile à dire. Il faut lui faire passer un examen.
ROMAN. Comme
toute artiste douée, elle m’a gratifié durant les
répétitions d’un si grand nombre de crises cardiaques,
authentiques ou simulées, qu’on en eût pu faire tout un
spectacle. Au fait, et si nous faisions connaissance ? (Tendant la main.)
Roman Anatoliévitch, timonier en chef de ce vaisseau qui prend
l’eau.
VICTOR.
Pourquoi tant de morosité ?
ROMAN. Le
théâtre, comme l’art en général, sent le
sapin. C’est la télévision, la direction et un public
n’ayant même pas la plus petite idée de ce qu’est la
culture, qui sont en train de le tuer. N’y vont pour s’ennuyer que
ceux qui pensent à tort que le théâtre est encore à
la mode, ainsi que ceux qui espèrent, ce faisant, se donner
l’image d’une personne ayant de la culture. Du reste, ne faites pas
attention à mes geignements. Metteurs en scène et critiques
prédisent la mort du théâtre depuis Euripide et Sophocle,
et, on ne sait pourquoi, il est toujours vivant.
On entend
très clairement un air de bravoure et le bruit des applaudissements.
Ah ! le spectacle est fini. Vous
entendez ces applaudissements ? Vous croyez qu’ils ont trouvé
le spectacle bon ? Rien de tel. C’est nous qui rythmons les saluts
avec une musique à deux temps. (Il frappe dans ses mains au rythme de
la musique.) Un, deux, un, deux… c’est un truc vieux comme le
monde. Si vous saviez comme tout ça m’exaspère.
IRINA. (En
entrant.) Roman Anatoliévitch, c’est votre tour d’aller
saluer.
ROMAN.
J’arrive. (À Victor.) C’est Irina, mon adjointe aux
intrigues. Que voulez-vous, elle est l’assistante du metteur en
scène, autrement dit, elle fait tout le sale boulot. Ne croyez pas que
ce soit peu de chose. Dans un théâtre il n’y a pas d’autre
boulot que du sale boulot.
VICTOR.
Victor Pavlovitch.
IRINA.
Enchantée.
ROMAN,
après avoir jeté un regard sur le miroir et s’être
donné une contenance assurée, sort, IRINA le suit. La musique et
les applaudissements se font toujours entendre, puis ils faiblissent
progressivement. ANNA apparaît. Elle a un bouquet dans les mains.
ANNA. Vous
n’êtes pas parti ?
VICTOR. Vous
aviez encore quelque chose à me dire, je crois.
ANNA. Oui.
Vous demander, avant toute chose, pardon. J’ai été un peu
cavalière avec vous, je n’ai parlé que de moi, j’ai
minaudé comme une vieille coquette et je vous ai assommé de
banalités. Je me répugne à moi-même.
VICTOR.
À moi, pas du tout.
ANNA. Cela
ne se reproduira plus. Et, à présent, si vous m’y
autorisez, je vais vous dévoiler un secret. Peut-être, suis-je
effectivement malade. Et j’ai besoin d’avoir en permanence mon
propre médecin. Vous comprenez, pourquoi c’est à vous,
précisément, que je dis cela ?
VICTOR. Je
comprends. Voulez-vous que je vous dévoile, moi aussi, un secret ? Je
ne suis pas médecin.
ANNA. Vous
plaisantez !
VICTOR. Le
docteur qui habituellement est de garde, ici, est mon ami, et il m’a
demandé de le remplacer.
ANNA. Et,
sans rien comprendre à la médecine, vous avez dit oui ?
VICTOR. Ce fut un acte imprudent et irresponsable.
Mais mon ami m’avait assuré qu’en dix ans de garde au
théâtre pas une fois on n’a eu besoin de son aide et que ce
soir non plus il ne se passerait rien. Je n’avais qu’à
prendre sa place et du même coup goûter au plaisir d’une
première représentation.
ANNA. Mais
au plaisir de la représentation, justement, vous n’y avez pas
goûté. Je vous plains.
VICTOR. Vous
n’imaginez pas la frayeur qui fut la mienne, lorsqu’on est venu me
chercher pour que je me rende auprès de vous. C’est que
j’étais dans l’incapacité de vous aider.
ANNA. Ceci
dit, grâce à ça, nous avons fait connaissance.
VICTOR. De
sorte que, même si je le désire fortement, je ne pourrai pas
être votre médecin.
ANNA. Et
c’est très bien, que vous ne puissiez pas. Je n’aimerais pas
du tout que vous vous intéressiez à ma digestion, que vous
procédiez à toutes sortes d’analyses et que vous auscultiez
d’un air professionnel mon corps à la recherche
d’inflammations ou d’œdèmes. De plus, je ne suis pas du
tout malade, j’avais simplement envie que vous me rendiez visite parfois.
Et si vous venez en qualité de… d’hôte…
Pour…me faire la conversation… Bref, téléphonez-moi,
s’il vous en prend l’envie. (Elle écrit son numéro
de téléphone sur une petite feuille de papier et le donne
à Victor.) Au revoir. Pardon, si vous n’avez pas vu le
spectacle jusqu’au bout, à cause de moi, et merci de m’avoir
consacré la soirée. (Elle lui donne son bouquet.)
VICTOR. Au
revoir.
VICTOR
part. Entre ROMAN.
ROMAN.
Encore un succès, encore des fleurs. Félicitations. (Il enlace
Anna et l’embrasse.)
ANNA. Merci.
ROMAN.
Comment te sens-tu ?
ANNA.
À merveille.
ROMAN. Les
applaudissements sont le meilleur remède, n’est-ce pas ?
ANNA. Et le
meilleur poison.
ROMAN. Si
nous allions quelque part fêter ta réussite ?
ANNA. De
quelle réussite parles-tu ? Je suis devenue une mauvaise actrice.
ROMAN. Ce
n’est pas vrai.
ANNA. Si tu
ne le vois pas, c’est que même toi tu es devenu un mauvais metteur
en scène.
ROMAN. Tu
n’es pas d’humeur, c’est tout.
ANNA. (Après
avoir gardé le silence un court instant.) Roman, j’ai
réfléchi et voici ce que j’ai décidé :
je ne jouerai pas dans ton nouveau spectacle.
ROMAN. Tu
dis ça sérieusement ?
ANNA. Tout
à fait.
ROMAN. Eh
bien, j’espère que tu reviendras sur ta décision.
ANNA. Non.
ROMAN. Mais
pourquoi ?
ANNA. Je ne
veux plus de ces textes indigents et anémiés, dans lesquels il
n’y a ni sens ni beauté. J’ai honte rien qu’à
les prononcer. Et je ne parle pas du vocabulaire obscène, bien que, du
reste, tout soit autorisé désormais. Cela me donne la
nausée.
ROMAN. Mais
c’est comme ça que tout le monde parle de nos jours.
ANNA.
Qu’est-ce que j’en ai à faire de savoir comment on parle
maintenant ? Du temps de Shakespeare la population dans son ensemble
était analphabète, les mœurs grossières,
l’ignorance effrayante, mais alors pourquoi ses héros
s’expriment-ils dans un style si beau, et leurs sentiments sont-ils si
forts, si effrénés, si élevés ?
ROMAN.
Laissons de côté les envolées sur l’art. J’ai signé un contrat, je ne
peux pas revenir en arrière. Et je comptais sur toi. Dis oui, j’ai
besoin d’une vedette.
ANNA. Prends
une autre actrice. Les vedettes de nos jours sont pléthore.
ROMAN. Mais
je ne veux pas d’une autre. C’est toi que je veux.
ANNA.
Excuse-moi, je suis fatiguée, je dois rentrer.
ROMAN. Tu as
encore le temps d’y réfléchir. Pendant trois mois je serai
occupé à faire des prises et je me mettrai au spectacle seulement
après.
ANNA. Je
crains de ne pas changer d’avis.
ROMAN. (En
colère.) Bon, eh bien, soit ! Mais tu sais, que je vais
toujours au bout de ce que j’ai entrepris. Je formerai une équipe.
Je trouverai une vedette. Je ferai le spectacle. Et ce n’est pas toi que
l’on y applaudira.
ANNA. Je
t’offre ma part d’applaudissements. (Elle part.)
Deuxième
tableau
Deux mois
après. ANNA reçoit VICTOR chez elle.
ANNA. Que
s’est-il passé ensuite ?
VICTOR. (Continuant
son récit.) Le roi contraignit son fils et héritier Pedro
à épouser la princesse espagnole Constance. Il faisait le calcul
que cela donnerait au Portugal des droits sur le trône de Castille. Mais
le destin en disposa autrement. Constance arriva au Portugal, amenant aussi,
dans sa suite, Inès de Castro, sa dame d’honneur. Elle
n’était pas de famille très illustre, mais elle
était belle, intelligente et bonne, et le prince s’attacha
à elle de tout son cœur. Constance eut bientôt fait de
mourir, et Pedro épousa en secret Inès. Cette mésalliance
déplut aux hauts dignitaires du royaume du Portugal. Ils
calomnièrent Pedro devant son père, machinèrent un complot
et tuèrent Inès ainsi que ses enfants. C’était en
1355. Deux ans après, Pedro accéda au trône, prouva la
légitimité de son mariage avec Inès, la déclara
reine et se vengea de ses assassins.
ANNA.
Comment ?
VICTOR. Il
fit exhumer le corps de sa bien-aimée, la fit revêtir d’une
somptueuse robe et asseoir à ses côtés sur le trône.
Lorsque ce fut fait, le roi ordonna à tous les comploteurs
d’approcher à tour de rôle du cadavre d’Inès et
de lui baiser la main.
ANNA. Quelle
histoire incroyable. Un vrai conte.
VICTOR. La
réalité souvent dépasse la fiction. Dix ans après,
Pedro mourut, ses dernières volontés étant qu’il
fût inhumé aux côtés de sa bien-aimée. Sur sa
tombe on peut lire, encore de nos jours, la promesse de fidélité
qu’il avait donnée à Inès
« Jusqu’à la fin du monde ».
ANNA. (Elle
répète.) « Jusqu’à la fin du
monde »… J’aurais aimé vivre à cette
époque-là. Ou, tout du moins, jouer dans une telle
pièce… Cela fait déjà deux mois que nous nous
voyons, mais je ne me lasse pas de vous écouter. Vous m’avez
raconté un nombre incalculable d’histoires intéressantes.
À propos de peinture, de musique, de littérature, d’Alice
et du lapin blanc. Bref, de tout, sauf de vous.
VICTOR.
C’est parce que je me suis efforcé de vous parler seulement de
choses intéressantes.
ANNA. Ne
bottez pas en touche, vous ne vous en tirerez pas comme ça. Je vous
connais suffisamment bien comme ça aussi, mais peut-être,
voulez-vous, vous-même, dire quelque chose sur vous ? Veuillez me
croire, pour moi, c’est le sujet le plus intéressant.
VICTOR. Et
que voulez-vous savoir ?
ANNA. Tout
ce que vous voulez. Par exemple, que faites-vous de toutes vos
journées ?
VICTOR. Rien
de particulier, ma foi. Je suis à la retraite.
ANNA. Et que
faisiez-vous avant ?
VICTOR. Je
n’étais ni cosmonaute, ni académicien. Ni une
légende vivante.
ANNA. Il ne
faut pas se moquer de moi, je me suis déjà corrigée. Mais
quand même, à quoi vous occupez-vous ? Vous n’allez pas me faire croire que
vous vous contentez de manger du fromage blanc et de regarder la
télévision.
VICTOR. En
gros, ma spécialité est la théorie mathématique.
ANNA. Mais,
d’habitude, on n’est pas payé pour des théories.
VICTOR.
C’est on ne peut plus vrai.
ANNA.
Peut-être, faut-il que vous trouviez un travail ? Ne soyez pas
gêné, je serais heureuse de vous aider. J’ai de nombreuses
relations.
VICTOR.
Merci. Je n’en ai pas besoin.
ANNA. De
quoi vivez-vous ?
VICTOR. Je
compte parfois l’argent des autres.
ANNA. Et
votre argent vient de là ?
VICTOR. Oui,
parfois, on me paye pour ça.
ANNA. Pour
compter l’argent des autres ?
VICTOR. Eh
bien, imaginez que vous possédiez une banque avec un fonds de roulement
de plusieurs milliards. Des centaines de milliers d’investisseurs et de
clients, quelqu’un est votre débiteur, vous êtes le
débiteur de quelqu’un, les dépôts et les prêts
se font pour tous dans un délai différent et à des taux
différents, des millions d’opérations, le cours des valeurs
en constante fluctuation… comment concilier tout cela et le garder sous
contrôle ? C’est là que mes théories trouvent
justement une application pratique.
ANNA. Pour
ça, effectivement, la rémunération ne doit pas être
faible.
VICTOR. Si
je faisais ça sérieusement et en permanence, peut-être,
possèderais-je moi-même déjà une telle banque. Mais
je n’y consacre que très peu de temps. Juste ce qu’il faut
pour être indépendant et libre. Dans la vie, on ne compte pas le
nombre de choses qui ne sont pas moins agréables à faire que de
faire de l’argent.
ANNA. Voyez
comme c’est intéressant. Et vous ne disiez rien.
VICTOR. (Se
levant.) Je dois y aller.
ANNA. Vous
voulez déjà partir ?
VICTOR. Pour
être honnête, non.
ANNA. Alors,
pourquoi devriez-vous partir ?
VICTOR. Vous
êtes sérieuse ?
ANNA.
Tellement sérieuse que cela me fait à moi-même peur. (Essayant
de prendre un ton dégagé.) Vous voyez à quel point je
suis impudiquement franche ?
« Quelque raison qu’on trouve
à l’amour qui nous dompte,
On trouve à l’avouer, toujours un peu
de honte ;
On s’en défend d’abord ;
mais de l’air qu’on s’y prend,
On fait connaître assez que notre cœur
se rend ».
C’est ainsi, je crois, que
s’exprimait votre chère Elmire ?
VICTOR.
Anna, comprenez-vous, vous-même, ce que vous dites ?
ANNA. Bien
sûr. C’est la première fois de ma vie que je fais le premier
pas pour avouer mon amour, qui plus est, sans espoir d’être
aimée en retour. Toutes les fois que nous nous séparons, je veux
vous dire : « Mais où vas-tu ? Ne pars pas !
Pourquoi ne nous sommes-nous pas rencontrés plus tôt ? Nous
sommes si bien ensemble ! »
VICTOR. Nous
ne pourrons pas être ensemble.
À mon âge il est difficile de changer un style de vie, des
habitudes, un emploi du temps…
ANNA.
C’est toujours comme ça… Les jeunes ont toute la vie devant
eux, mais ils sont pressés, allez savoir pourquoi. Les gens qui ont
vécu n’ont plus beaucoup de temps devant eux, mais ne se
hâtent pas, allez savoir pourquoi, et réfléchissent
à tout moment.
VICTOR.
Parce que chacun de nous s’est déjà brûlé les ailes plus d’une fois et que chacun a dans
sa vie accumulé les erreurs. Cela ne vous fait-il pas peur ?
ANNA. Oui.
Mais je sais une chose : je ne veux pas m’éloigner de vous,
pas même une minute.
VICTOR.
Anna, je suis plus âgé que vous et je ne suis pas d’une
santé solide. Aujourd’hui, c’est vrai, je suis dispos et
plein d’allant. Mais qui sait comment je serai dans un an et même
dans un mois, et si, pour faire court, je serai vivant ? Que se
passera-t-il alors ?
ANNA. Mon
cher, qui sait de quoi sera fait demain ou après-demain ? À
quoi bon jouer les devins ? Et pourquoi penser à la mort ?
VICTOR.
Qu’on y pense ou qu’on n’y pense pas, on
n’échappe pas à cette vieille Faucheuse.
ANNA. Je
suis morte tant de fois sur scène d’une belle mort
théâtrale, que je n’aurai pas peur de partir vraiment pour
de bon sans peur.
VICTOR. Dans
la réalité, ce n’est pas aussi beau que sur la
scène.
ANNA. Et pourquoi pensez-vous qu’elle soit
vieille ? (Pensive.) Je crois l’avoir vue une fois.
VICTOR.
Qu’est-ce à dire « vue » ?
ANNA. Il
s’est trouvé qu’à l’hôpital, un jeune
homme se mourait sous mes yeux. Il souffrait tant, il ne voulait tellement pas
quitter cette vie… Et à cet instant une dame est entrée
dans la chambre. Elle portait une robe de velours noir, fermée par une
broche d’argent, des cheveux noirs encadraient son beau visage. Ses yeux
noirs brillaient, son cou et ses épaules étaient d’un blanc
d’ivoire éclatant. Elle s’est
approchée de lui, lentement, avec grâce, d’une
démarche légère, tenant en ses mains un bouquet de roses
blanches. Et elle les lui tendit pour qu’il en respirât le parfum.
Et ce parfum apportait consolation, oubli de tous les malheurs, de tous les
soucis et chagrins, promesse de repos et de tranquillité, de longue,
très longue tranquillité… Et il comprit qu’il ne faut
pas la craindre, qu’elle n’est pas terrible, qu’elle est
comme l’amour, auquel il ne faut pas résister et auquel il faut se
donner. Et elle lui donna la main, et il la prit et la suivit dans la
joie… Mais, peut-être, cela n’était-il qu’un
rêve…
VICTOR. Et
vous n’auriez pas peur de suivre cette dame ?
ANNA. Sans
doute pas. Mais qu’avons-nous à aborder un si sombre sujet ?
Oubliez cela. L’important est que nous nous sommes trouvés.
Tenez-vous vraiment à continuer à être seul ?
VICTOR. Qui
est seul ne s’expose point à être quitté.
ANNA. Je ne
vous quitterai jamais. Vous entendez ? Jamais !
FIN DE L’ACTE I
ACTE II
Troisième tableau
Même cadre que le premier tableau.
Trois mois ont passé. ROMAN est assis à son bureau, continuant la
sélection des participantes au futur spectacle. Entre une FEMME
d’un âge très mûr.
ROMAN. Déshabillez-vous.
LA FEMME. Quoi ?
ROMAN. Je dis, déshabillez-vous.
LA FEMME. Vous êtes fou !
ROMAN. Oui, je n’y ai pas
échappé. Mais on m’a déjà guéri.
LA FEMME. Vous en êtes sûr ?
ROMAN. Pas tout à fait. Pas tout à
fait sûr et pas tout à fait guéri. Du reste, se
déshabiller devant un malade mental doit être encore plus facile,
vu qu’il ne comprend rien.
LA FEMME. Non !! Vous êtes
peut-être détraqué, vous n’en êtes pas moins
homme.
ROMAN. Merci. Et que faut-il en
déduire ? Vous vous déshabillez bien devant un
médecin, par exemple.
LA FEMME. Oui, mais…
ROMAN. Eh bien le metteur en scène est ce
même médecin.
LA FEMME. Ah, oui ? J’avais dans
l’idée, je ne sais pas pourquoi, que c’étaient deux
professions différentes.
ROMAN. Les deux ont affaire avec du
matériau humain.
LA FEMME. Un médecin est un médecin,
alors que vous êtes quand même un artiste…
ROMAN. Bien, alors déshabillez-vous comme
un modèle devant le peintre.
LA FEMME. Et comment se déshabille-t-on
devant un peintre ?
ROMAN. Bien évidemment, comme devant un
médecin : on ôte simplement ses vêtements.
LA FEMME. Cela n’était pas
notifié dans votre annonce.
ROMAN. Vous êtes bien venue vous montrer,
alors montrez-vous.
LA FEMME. Je n’avais pas compris cela dans
un sens si littéral.
ROMAN. (Avec un léger dépit.)
Mon assistante vous a-t-elle dit que mon temps était
limité ?
LA FEMME. Je ne suis plus à un âge
où les préjugés accablent les femmes et il ne me
coûte rien de me déshabiller, mais…
ROMAN. Alors, où est le
problème ?
LA FEMME. Habillée, j’ai meilleure
allure.
ROMAN. Toutes les femmes ont meilleure allure
habillées.
LA FEMME. Et néanmoins, les unes perdent
moins au déshabillage et les autres plus.
ROMAN. Et pourquoi craignez-vous de vous montrer
devant moi telle que vous êtes en réalité ?
LA FEMME. En réalité, je suis
toujours habillée.
ROMAN. Donc, vous renoncez à participer au
spectacle ?
LA FEMME. Et quel rôle voulez-vous me
donner ?
ROMAN. Supposons que je cherche une artiste pour
le rôle de Juliette. Voulez-vous avoir ce rôle ?
LA FEMME. Oui, naturellement. Seulement, je ne
saisis pas pourquoi il faut absolument se déshabiller pour cela.
ROMAN. Chez Shakespeare, Juliette passe la nuit de
noce avec Roméo. Et, d’ailleurs, son unique et dernière
nuit. Je veux que cela soit beau. Montrez-moi, comment vous ferez cela.
FEMME. Je vous dirai honnêtement que ma nuit
de noce a eu lieu il y a assez longtemps. Je ne suis pas sûre de pouvoir
vous la montrer. Je ne me souviens de rien. La deuxième, il est vrai, a
été relativement récente.
ROMAN. J’ai peur de ne pas comprendre tout
à fait. Comment s’explique un si long intermède entre deux
nuits ?
LA FEMME. J’ai en vue la nuit de noce avec
le deuxième mari.
ROMAN. Et combien de nuits de noce avez-vous
eues ?
LA FEMME. Trois.
ROMAN. Essayez de vous rappeler la
dernière.
LA FEMME. La dernière ? Pour
être honnête, il n’y a rien de marquant.
ROMAN. Peut-être, vous orienterons-nous
plutôt sur le rôle de la nourrice ?
LA FEMME. Mais elle est vieille, voyons.
ROMAN. Qui vous l’a dit ? La nourrice
de Shakespeare, bien qu’elle soit traditionnellement
représentée sous les traits d’une vieille femme, a en
réalité quelque trente-cinq ans. Je ne vous demande pas
l’âge que vous avez. Bien sûr, vous êtes plus jeune. Et
donc ?
LA FEME. (Après quelques
hésitations.) Non, ce rôle n’est pas pour moi.
ROMAN. Pourquoi ?
LA FEMME. La nourrice est une femme qui allaite,
n’est-ce pas ?
ROMAN. Oui. À la différence du
père nourricier.
LA FEMME. Ma poitrine n’est pas telle que je
puisse me dévêtir.
ROMAN. Et comment est-elle votre poitrine ?
LA FEMME. Je vous l’ai dit, pas telle.
ROMAN. Et quelle poitrine, selon vous est
« telle » ?
LA FEMME. Je vous aurais bien montré, mais
la mienne, justement, n’est pas « telle ».
ROMAN. Et que voulez-vous faire avec votre
poitrine ?
LA FEMME. Moi ? Absolument rien. Mais
j’ai pensé que vous en aviez besoin.
ROMAN. Je ne veux pas paraître incorrect,
mais les discussions sur votre poitrine m’ennuient quelque peu.
LA FEMME. Mais, convenez qu’il n’est
pas si simple de se retrouver, tout à coup, sans rien devant un homme.
ROMAN. Si vous êtes si gênée,
gardez votre soutien-gorge. Ainsi, votre poitrine qui n’est pas
« telle » sera dissimulée à mon regard
avide.
LA FEMME. Je ne peux pas.
ROMAN. Pourquoi donc ?
LA FEMME. Il ne m’est pas venu à
l’esprit de mettre de la lingerie fine. Je ne savais pas que je pourrais
en avoir besoin.
ROMAN.
Alors, je propose la solution suivante. Je vous donne une parure de
lingerie très fine. Vous passez dans la pièce voisine, vous vous
déshabillez à la hâte, remplacez vos sous-vêtements
par la lingerie fine, vous vous habillez, revenez ici, ici, vous vous
déshabillez lentement, tranquillement et artistiquement, puis vous
sortez, vous vous rhabillez, revenez ici et me rendez la lingerie.
D’accord ?
LA FEMME. Excusez-moi, je suis perdue.
ROMA. Je répète. Je vous donne une
parure de lingerie très fine. Vous passez dans la pièce voisine,
vous vous déshabillez, changez vos sous-vêtements…
LA FEMME. (L’interrompant.)
Stop ! Tout cela est très compliqué. Faisons plutôt
comme ceci : je me déshabille simplement et vous, pendant ce temps,
vous vous retournez.
ROMAN. Ce qui compte pour moi, c’est le
processus, pas le résultat.
LA FEMME. Et combien comptez-vous me payer ?
ROMAN. Pour quoi ?!
LA FEMME. J’ai en vue le moment où
vous me prendrez pour le rôle de Juliette.
ROMAN. Il est encore tôt pour parler de
ça.
LA FEMME. Pour moi, cette question est très
vitale. J’ai deux petits-fils à ma charge.
ROMAN. Nous trancherons cette question. Mais pour
l’heure, malheureusement, notre temps est écoulé. Vous
êtes libre.
LA FEMME. Mais, je n’ai encore rien eu le
temps de vous montrer !
ROMAN. Vous m’avez montré tout ce qui
m’intéressait. (Il la
pousse poliment vers la sortie.)
LA FEMME. Je pourrai jouer Juliette non moins bien
que les autres. Car nulle part il n’est dit que Roméo a
été son premier mari. Il pouvait être et son
deuxième, et son troisième. N’est-ce pas ?
ROMAN. C’est une interprétation
très intéressante. J’y réfléchirai. Bonne
continuation.
LA FEMME ne se résout aucunement à
partir. ROMAN appelle son assistante.
Irina !
Entre IRINA.
IRINA. Oui, Roman Anatoliévitch ?
ROMAN. Accompagnez cette dame.
Ensemble, ils raccompagnent vers la sortie, non
sans difficulté, la FEMME, qui continue à expliquer sa vision de
Juliette.
IRINA.
J’appelle la suivante ?
ROMAN. Il en
reste beaucoup encore ?
IRINA. Pas
mal.
ROMAN. On n’a
pas le choix, fais venir.
IRINA sort.
Entre une FEMME d’âge moyen, de petite taille, au physique ingrat
et gauche. Elle a un sachet dans ses mains.
ROMAN.
Déshabillez-vous.
LA FEMME.
C’est à moi que… ?
ROMAN. Non,
je me fais la conversation. Une habitude. De plus, je me vouvoie toujours. Il
faut respecter les gens bien.
LA FEMME.
J’ai compris. Donc, je me déshabille ?
ROMAN. Cela
vous gêne ?
LA FEMME.
Non, pourquoi donc ? Je me déshabille tout à fait ?
ROMAN. On
verra. Commencez, et je vous dirai quand vous arrêter.
La FEMME
pose le sachet par terre et commence, malhabile et maladroite, à se
déshabiller. Les boutons lui
résistent, les fermetures éclair se coincent, les bottes trop
étroites ne s’enlèvent pas, le fermoir du collier est
introuvable. Elle s’affaire assez longtemps. ROMAN l’observe avec
intérêt et pitié.
LA FEMME.
Excusez-moi, je vous retarde, sans doute ?
ROMAN. Pas
du tout. (Avec compassion.) De l’aide ?
LA FEMME.
Non, merci… Quoique… Vous ne pourriez pas m’aider à
enlever cette botte ?
ROMAN
essaie d’enlever la botte, mais après des efforts infructueux il
met fin à cette tentative.
ROMAN. Je
pense que nous pouvons arrêter là.
LA FEMME.
Mais, je ne suis pas encore tout à fait déshabillée.
ROMAN. Vous
n’êtes pas du tout déshabillée. Mais cela me suffit.
LA FEMME. Je
ne vous conviens certainement pas ?
ROMAN. Non,
au contraire, vous me convenez beaucoup. J’aime beaucoup votre
disponibilité et votre naturel.
LA FEMME
commence à se rhabiller, toujours avec ses mêmes efforts
héroïques : pas moyen d’enfiler la botte, de
décoincer la fermeture éclair etc.
LA FEMME.
Excusez-moi, je vous retarde à nouveau.
ROMAN. Ne
vous inquiétez pas et habillez-vous tranquillement. Je vous observe avec
intérêt.
LA FEMME.
Vous cherchez, certainement, des filles pour un striptease, dans un club de
nuit ?
ROMAN.
Ça vous choque ?
LA FEMME.
Non, pourquoi donc ? Je le fais avec plaisir.
ROMAN. Pour
le dire vite, je sélectionne des filles non pas pour un striptease, mais
pour un spectacle théâtral.
LA FEMME. Et
vous me donnerez un rôle dans ce spectacle ?
ROMAN.
Ça va de soi.
LA FEMME.
Vraiment ?
ROMAN.
Vraiment.
LA FEMME. Et
je jouerai quel rôle ?
ROMAN. Celui
d’une prostituée.
LA FEMME.
Super !
ROMAN.
Ça vous convient ?
LA FEMME. Et
comment ! Vous ne serez pas déçu, vous verrez.
ROMAN. Je
n’en doute pas. Un client viendra vous voir et vous vous
déshabillerez devant lui. Et si vous le faites comme aujourd’hui,
votre succès est assuré. Si ce n’est aux yeux du client, du
moins aux yeux du public.
LA FEMME.
Merci !
ROMAN. En
attendant, je vous prierai de finir de vous habiller dans le bureau de mon
assistante. Et laissez-lui votre adresse et votre numéro de
téléphone.
LA FEMME.
Merci. Au revoir. (Elle se dirige vers la sortie, portant dans une main une
botte, dans l’autre sa jaquette, son chemisier etc., laissant
échapper de ses mains tantôt une chose, tantôt une autre.)
ROMAN. Vous
oubliez votre sachet.
LA FEMME.
Oh, pardon.
LA FEMME au
sachet sort. En sens contraire, entre, ou plutôt il semble qu’elle
vole, ANNA, élégante et joyeuse.
ANNA. (Embrassant
Roman.) Bonjour, mon cher !
ROMAN. Il y
a belle lurette qu’on ne s’était vus. Comment va notre
« légende vivante » ?
ANNA.
À merveille ! Je suis vivante maintenant, et pour de bon. Pas une
légende, vivante, simplement !
ROMAN. Je
vois.
ANNA. Tu es
toujours dans ton éternelle recherche ? Tu t’ingénies
encore et toujours à constituer ton équipe de femmes ?
ROMAN. Tu
sais bien, j’ai été pris par trois mois de tournage. Mais
je suis au courant de tous tes succès.
ANNA. Alors,
as-tu trouvé ta vedette ?
ROMAN. Pour
l’instant, je n’ai même pas cherché. Je n’avais
d’espoir qu’en toi.
ANNA. Et
vainement.
ROMAN.
Maintenant, je le sais.
ANNA.
À part ça, comment vont les affaires ?
ROMAN. Pour
être honnête, ces derniers temps, pas très bien.
ANNA. Ne
sois pas triste, tout va s’arranger. Une banale crise sur le plan
créatif. Ce n’est pas la première fois, non ?
ROMAN. Oui
mais, elle dure trop. (Après avoir gardé un court silence.)
Tu as changé.
ANNA. En
mieux, j’espère !
ROMAN. Oui.
Tu as rajeuni, embelli. Et tu joues mieux. Ce n’est pas sans raison que
les journaux parlent de nouvelles couleurs, de second souffle,
d’épanouissement lumineux et j’en passe.
ANNA. Je
suis amoureuse, tout simplement.
ROMAN. Ta
passion n’a pas encore pris fin ?
ANNA. Elle
ne prendra jamais fin.
ROMAN.
Qu’est-ce qui te charme tant chez lui ?
ANNA. Tout.
Tu comprends, nous sommes tout le temps en train de rire… Avec lui on ne
s’ennuie jamais. Il sait tout, se souvient de tout, ressent tout…
Et il ne reste jamais sans rien faire. Je l’aime.
ROMAN. (Se
forçant.) Je suis heureux pour toi.
ANNA. Et, tu
sais, en moi est née la sensualité. Le seul timbre de sa voix
m’étourdit. Je rougis avant même que sa main ne
m’effleure… Mais cela n’est pas le plus important dans nos rapports.
Pardon, si je te raconte tout ça.
ROMAN. Et
oui, ne suis-je pas ton vieil et fidèle ami…
ANNA.
Ça n’a pas changé, n’est-ce pas ?
ROMAN. Non,
bien sûr… Cela fait combien de fois que tu tombes amoureuse ?
La quatrième ? La huitième ?
ANNA. La
première. Il ne peut y avoir d’amour qu’une première
fois, comment ne le comprends-tu pas ? Il ne peut y avoir un
deuxième ou un quatrième amour. Oui, j’ai été
mariée, j’ai eu des enfants, mais peut-on comparer ce qui fut avec
ce qui est maintenant ? Tout ce qui est du passé a perdu son sens,
le passé n’a simplement pas existé. Tout a lieu maintenant
pour la première fois.
ROMAN. Tu
n’as pas l’impression que tu es un peu
dérangée ?
ANNA. Ce
n’est pas une impression, je le suis effectivement. Mais c’est si
suave d’être folle… Jamais je ne me suis sentie si jeune.
ROMAN. Ma
chère, tu as déjà, pas pour la presse, seulement entre
nous, cinquante ans passés, voyons. N’est-il pas un peu tard pour
tomber amoureuse dans ta sixième décennie ? Ne deviens pas
la risée des gens.
ANNA.
Doucement ! n’est-ce pas toi qui m’as déclaré ta
flamme je ne sais depuis combien d’années ? Et pourtant, toi
aussi, entre nous, tu as soixante-cinq ans ou quelque chose dans le genre.
ROMAN. (À
peine déstabilisé.) Oui mais, je suis un homme moi, quand
même…
ANNA. Donc,
les hommes peuvent tomber amoureux à n’importe quel âge,
mais cela est interdit aux femmes ? Non, mon cher. rappelle-toi ces mots
de Madame de Sévigné : « Le coeur n'a pas de rides ».
ROMAN.
C’est beau, certes, mais les années sont les années. Et si
tu veux les oublier, tu n’y arriveras pas.
ANNA. Avant,
je pensais, moi aussi, qu’à cet âge tout
s’achève depuis longtemps, et là je sens que ce n’est
qu’à présent que j’ai commencé à vivre.
Même si c’est l’automne de ma vie, c’est un automne
doré. Saison brève, mais divine.
ROMAN.
J’ignore si elle est divine, mais ce qui est sûr, c’est
qu’elle est brève.
ANNA. Eh
bien, soit ! Je ne sais pourquoi, on a coutume de considérer
qu’entre deux âges on n’est pas censé aimer, surtout
une femme, que tout est déjà gaspillé à
l’intérieur, tout a été expérimenté,
tous les vaisseaux ont été brûlés. En
réalité mes sentiments sont plus profonds à présent
que dans ma jeunesse. Car, c’est seulement après que tu as
vécu ta vie, que tu commences à véritablement comprendre
ce que sont les gens, à mépriser la bassesse, à
apprécier l’intelligence et la grandeur d’âme,
à comprendre pour quoi et pour qui ton cœur bat.
ROMAN. Tu
l’aimes tellement ?
ANNA. Il est
tout pour moi : le passé, le présent, le futur. Je regrette
que nous nous soyons rencontrés si tard. Voilà pourquoi tu
chéris chaque minute passée ensemble, pourquoi tu as tout le
temps envie de lui faire don de chaleur, de jouir de chacune de ses
paroles… (Ayant enfin prêté attention que Roman ne se
réjouit pas forcément d’entendre cela.) Excuse-moi, je
t’ai assommé avec mes bavardages. Au revoir, mon cher, il est
temps que j’aille en scène. L’entracte est fini et je ne me
suis pas changée pour le dernier acte.
ROMAN.
Cours. Vole.
ANNA. Tu ne
m’en veux pas trop de ne t’avoir parlé que de lui
seul ?
ROMAN. Non.
Car tu ne m’as jamais donné l’occasion
d’espérer, aussi ne suis-je privé de rien.
ANNA.
Pardon. Veille sur toi, tu as une petite mine. À bientôt.
ROMAN. Je te
souhaite du succès. Évite seulement de mettre dans le jeu autant
de forces, gardes-en un peu pour toi.
ANNA. Je ne
peux pas, tu le sais bien. Et puis, je ne veux pas, surtout maintenant. Quand
je joue, je joue, quand je vis, je vis, quand j’aime, j’aime…
Au revoir.
ANNA
l’embrasse et part. ROMAN, resté seul, reste longtemps assis
à brasser de sombres pensées. Puis il prend une bouteille de
cognac, et après hésitation, la recache à sa place et
appelle son assistante.
Irina !
IRINA. (En
entrant.) Vous m’avez appelée ?
ROMAN. Fais
venir la suivante.
IRINA. (Après
avoir regardé attentivement son chef.) Roman Anatoliévitch,
selon moi, vous n’êtes pas tout à fait en forme, en ce
moment. Nous pouvons reporter à demain.
ROMAN.
J’ai une forme splendide.
IRINA.
Voyons, je vous connais très bien. Je ne vous autorise pas à
travailler plus.
ROMAN. Ah,
c’est comme ça ? Qui dirige, ici, vous ou moi ?
IRINA. Moi.
ROMAN. Je
vous licencie.
IRINA. Vous
savez parfaitement que vous ne me licencierez pas. Je m’occupe tout de
suite de renvoyer ces femmes chez elles.
ROMAN. (Doux
et très sincèrement.) Si vous me connaissez effectivement,
vous devez savoir qu’il faut que je me change les idées par tous
les moyens. Par le travail, l’alcool, les femmes, peu importe le moyen.
IRINA.
Ça n’est pas bon de toujours se démener jusqu’à
l’épuisement. La sélection de personnages occasionnels, qui
plus est des seconds rôles, vaut-elle qu’on y consacre tant de
temps et d’efforts ?
ROMAN. Il
n’y a pas de seconds rôles, au théâtre. Faites venir
la suivante.
IRINA. (À
contrecœur.) Eh bien, soit. (Elle sort.)
ROMAN
ressort sa bouteille. Entre VICTOR, dispos, très bien mis,
débordant d’énergie.
VICTOR.
Bonsoir. Excusez-moi, Anna n’est pas là ?
ROMAN. Elle
se prépare pour sa dernière entrée.
VICTOR.
Alors, je pense que j’irai dans la salle.
ROMAN. (Une
bouteille à la main.) Restez. De toute façon, elle
n’est pas encore entrée en scène. Ça vous dit ?
VICTOR. Je
ne crois pas, non.
ROMAN. Eh
bien, moi je crois que oui. (Il se verse un verre.) Et donc, vous
n’êtes pas médecin, mais mathématicien ? Laissez-moi
vous observer.
VICTOR.
Dois-je me déshabiller ?
ROMAN.
Évitons les sarcasmes. Ce n’est pas drôle.
VICTOR. Mais
alors, comment déterminerez-vous mon aptitude pour le métier
d’artiste ?
ROMAN. Vous
avez un talent de dissimulateur. Lorsque j’aurai besoin d’un acteur
pour un rôle de médecin, je ferai appel à vous.
VICTOR. Je
ne me présenterai pas. Car, dit-on, vous cherchez maintenant seulement
des femmes, qui plus est, de manière originale.
ROMA.
C’est juste, mais pas tout à fait. Par ce procédé, je
cherche, en vérité… moi-même je ne sais pas quoi. Un
autre moi… Un autre style de mise en scène, d’autres
acteurs, d’autres principes dramaturgiques… Les acteurs ont
sombré dans les clichés, et les metteurs en scène dans le
narcissisme et les trucs. Ce n’est pas le talent qui crée les
vedettes, mais la publicité. Les pièces sont écrites dans
la langue des halles. Il faut tout changer. Je sens intuitivement ce que doit
être le nouveau théâtre, mais je ne peux nullement discerner
les chemins qui y mènent.
VICTOR. Mais
y a-t-il déjà, malgré tout, des résultats ?
ROMAN. Un
seul : mes nuits d’insomnie. C’est toujours ainsi, quand on
cherche ce qui n’est pas encore là. « Va, je ne sais
où, cherche, je ne sais quoi… » Parfois, il me semble
que, encore un peu, et ça va faire tilt dans mon cerveau, mais ce
« encore un peu » ne vient jamais…
VICTOR se
lève pour partir.
Ne partez pas, je veux vous parler.
Seulement, d’abord, il me faut auditionner une autre femme.
VICTOR.
Est-ce que je peux, en attendant, regarder comment vous les
sélectionnez ?
ROMAN. (Haussant
les épaules.) Faites… seulement, mettez-vous quelque part dans
un coin, pour ne pas les mettre mal à l’aise.
Entre une
FEMME, déjà plus de la première jeunesse, mais, du reste,
pas si vieille que ça.
ROMAN. Déshabillez-vous.
LA FEMME.
Dans quel but ?
ROMAN. Sans
aucun but.
LA FEMME.
Alors, je ne me déshabillerai pas.
ROMAN. Et
s’il y a un but ?
LA FEMME. Il
faut voir lequel.
ROMAN. Le
plus pur et le plus élevé.
LA FEMME.
À plus forte raison, je ne le ferai pas.
ROMAN.
Pourquoi ?
LA FEMME. Je
n’ose pas.
ROMAN.
Qu’y a-t-il de honteux dans la nudité ? Prenez, par exemple,
la Vénus de Milo. Des hommes, des femmes, des enfants la regardent
attentivement et personne n’y voit quoi que ce soit
d’indécent. Ses photographies sont imprimées dans des
albums et les critiques d’art écrivent des articles enthousiastes
sur la beauté et l’éternel mystère du corps
féminin.
LA FEMME.
Oui, mais je ne suis pas Vénus. Tout est là.
ROMAN. Et en
quoi êtes-vous moins bien ? Vous devez être sûre de
vous. Répétez en vous-même : « je ne suis
pas moins bien que Vénus, je ne suis pas moins bien, je ne suis pas
moins bien, je ne suis pas moins bien », et déshabillez-vous.
LA FEMME. (Les
lèvres tressaillent longtemps.) Non, je n’y arrive pas.
ROMAN. Eh
bien, voulez-vous, que je vous montre, en guise d’exemple, et que
moi-même je me déshabille ?
LA FEMME.
Vous, vous êtes un homme d’art, vous êtes habitué
à tout.
ROMAN. Et
vous non ?
LA FEMME. Je
suis habituée, mais pas encore à tout. Une femme sans ses
vêtements se sent sans défense et humiliée.
ROMA. Vous
vous trompez. Un contemporain a du mal à comprendre les aspects moraux
et spirituels qu’implique le fait de regarder un corps
dénudé. Cependant, dans l’Antiquité et à
l’époque de la Renaissance on a estimé hautement la
nudité. On l’appelait « la vérité
nue » et on la plaçait plus haut que « la
vérité maquillée », c’est-à-dire que
la beauté fausse, artificielle, empruntée, d’une personne
habillée. La nudité des Vénus de Giorgione ou de
Botticelli est chaste, elle s’apparente plutôt à une
cuirasse impénétrable qu’à une incarnation de la
volupté et elle est l’objet d’un culte, non l’objet
d’une vulgaire sensualité. Sa contemplation n’éveille
pas du tout dans notre imagination les images impudiques des jeux de
l’amour.
LA FEMME. (Perplexe.)
Je ne sais pas, pour ce qui est d’un tableau, mais pour une personne bien
en vie la nudité est honteuse.
ROMAN.
C’est selon. Les savants de l’École, à cette
époque-là, distinguaient cinq types de nudité : la
nudité naturelle, comme celle, disons, de ceux qui dorment ou se
baignent dans un fleuve ; la nudité de l’ignorance ou de la
naïveté, comme, par exemple, la nudité de l’enfant ou
de notre mère à tous Ève ; la nudité de la
pauvreté, lorsqu’un être n’a rien à se mettre ;
la nudité comme expression idéale de la beauté
humaine ; et enfin, la nudité impudique qui porte à la
luxure et réclame des jouissances. De là s’ensuit
qu’il convient d’estimer dépravée la nudité
impudique seulement. Et encore avec des réserves, seulement dans le cas
où nous admettons que l’amour terrestre est un
péché. Bref, n’est honteuse que la nudité impudique.
Je me trompe ?
LA FEMME. (Définitivement
déstabilisée par la sophistique logorrhéique de Roman.)
Non.
ROMAN. Votre
nudité, cependant, n’est pas impudique. Vous êtes timide,
c’est ça ?
LA FEMME.
Oui, en effet.
ROMAN. Si
c’est ça, vous pouvez vous déshabiller sans complexe.
LA FEMME,
confuse, fait quelques mouvements hésitants.
Moins de retenue ! L’important,
c’est de commencer. Après, ça vient tout seul.
LA FEMME. (Hésitant.)
Je commence par quoi ? Les chaussures ? ou le bracelet ?
ROMAN.
Commencez par ce que, selon la méthode Stanislavski, vous
déterminerez pour vous-même être les conditions
proposées pour vous déshabiller.
LA FEMME.
Excusez-moi, je ne comprends pas.
ROMAN. Les
gens ont des façons très différentes de se
déshabiller, en fonction des circonstances. Par exemple, au
travail : telles les modèles devant le peintre ou le photographe,
les prostituées devant leur client ou les artistes devant le public. On
ôte aussi ses vêtements avant la douche, avant de se baigner dans
un fleuve, avant le sommeil, devant un médecin, devant la personne
aimée… Vous noterez, en outre, que la première fois on ne
se déshabille pas devant l’être aimé comme lors de la
deuxième ou de la quatorzième fois. Maintenant, dites-moi, devant
qui ou quoi vous vous déshabillez. Avant de dormir, avant la douche,
devant le médecin ou devant votre amant ?
LA FEMME.
Je… je ne sais pas.
ROMAN. (Avec
dépit.) Bon, je vais vous aider. Nous allons nous déshabiller
devant un cambrioleur. Et pour vous faciliter la chose, je joue le cambrioleur.
Et donc, un bandit à la mine patibulaire, la nuit, dans une rue
déserte, vous barre le passage. (Il avance vers la Femme avec un air
effrayant.) Haut les mains !
LA FEMME
effrayée lève les mains.
Déshabille-toi ! Et
vite ! Mets-toi à poil !
LA FEMME.
Comment puis-je me déshabiller, si j’ai les mains en
l’air ?
ROMAN.
Ferme-la ! La pelisse, enlève la pelisse !
LA FEMME.
Quelle pelisse ? Je ne porte pas de pelisse !
ROMAN.
Ferme-la ! La pelisse, enlève-la, je te dis ! Et l’or
à tes mains et à tes oreilles ! Vite ! Ou je
t’arrache les mains et les oreilles !
LA FEMME. (S’éloignant,
apeurée, de Roman.) Excusez-moi, mais vous me faites peur.
ROMAN. (Cesse
le jeu, soupirant.) Qu’est-ce que je vais faire de vous ? Bon,
eh bien, si ce n’est pas devant un cambrioleur, devant qui alors ?
LA FEMME.
Comment ça « devant qui » ? Devant vous.
ROMAN. (Ayant
perdu tout espoir.) Devant moi ? Alors devant moi.
Pause. La
FEMME ne se déshabille pas.
ROMAN. Eh
bien ? Pourquoi restez-vous assise ?
LA FEMME.
Mais je vous l’ai déjà dit : je n’ai pas
l’habitude d’ôter mes vêtements devant un homme que je
ne connais pas. Seulement devant un médecin.
ROMAN. Bon.
Revenons à notre point de départ. (Il soupire, fatigué,
mais après une brève pause il se lance à nouveau dans un
discours plein d’éloquence avec la même ferveur que
précédemment.) Imaginez-vous que je ne sois pas un
étranger pour vous. Que nous nous connaissions depuis longtemps. Que
nous ayons grandi ensemble. Que je sois votre vieil ami. Votre mari. Qui plus
est, amoureux ! Alors d’elles-mêmes vos mains iront chercher
les boutons. Alors ?
LA FEMME.
Oui, c’est mieux amoureux. (Décidée, elle commence
à défaire les boutons de la robe.)
ROMAN.
Seulement, ne perdez pas de vue que même devant un amant on peut se
déshabiller de mille façons : à la hâte,
à contrecœur, en experte, en minaudant, avec pudeur, l’air
désespéré, avec des manières aguichantes, avec
timidité… On peut le faire de sorte que boutons et crochets volent
à droite et à gauche, que le soutien-gorge crisse, que la robe
craque, mais pas seulement aux coutures.
On peut jeter ses vêtements de sorte qu’il faudra ensuite
les chercher parterre dans tous les coins de la pièce, et on peut ranger
sur une petite chaise une petite pile de vêtements soigneusement
pliés, afin que rien ne se froisse. Vous me comprenez ? Tout
dépend de la situation, du temps que vous avez, de l’endroit
où cela se passe, à l’hôtel, sur le banc d’un
parc ou dans l’appartement de votre amie, de son humeur à lui, de
votre humeur, du degré de votre désir et de votre impatience,
bref, de mille raisons. Imaginez tout cela et agissez.
LA FEMME,
au lieu de se déshabiller, sort un mouchoir et essuie des larmes.
Qu’avez-vous ?
LA FEMME.
Vous m’avez complètement déstabilisée.
ROMAN.
Comment ?
LA FEMME. (À
travers les larmes.) Je n’ai pas et je n’ai jamais eu
d’amant. Et il se trouve que j’aurais pu avoir tant
d’occasions !
ROMAN.
Calmez-vous… Buvez… Eh bien, soit, c’est bon,
déshabillez-vous devant un médecin, si vous y êtes plus
habituée. Comment vous déshabillez-vous devant votre
médecin ?
LA FEMME. Eh
bien, d’habitude… Je me mets derrière le paravent et je me
déshabille.
ROMAN.
Très bien. Veuillez commencer.
LA FEMME. (Perplexe.)
Mais je ne vois pas de paravent, ici.
ROMAN.
Imaginez-le. Faites fonctionner un peu votre imagination. Imaginez qu’un
paravent nous sépare. Un magnifique paravent en soie de Chine,
brodé d’iris et de hérons. Je ne vous vois pas, vous ne me
voyez pas. Ça y est ? Sentez-vous comme tout vous devient plus
facile et plus simple ? Déshabillez-vous !
LA FEMME.
Mais… En réalité, le paravent n’existe pas et vous me
voyez.
ROMAN. Bon
sang, que signifie « en réalité » ?
L’imagination n’est-elle pas aussi réelle que la
réalité méprisable ? Voyons, au théâtre,
la scène est également séparée de la salle par un
paravent invisible, le fameux quatrième mur, et les artistes jouent
comme si les personnages ne savaient pas que les spectateurs les voient. Ils se
déclarent leur amour, se disputent, mettent leur âme sens dessus
dessous et dénudent leur corps, comme s’ils étaient seuls,
comme s’il n’y avait pas un public curieux et exigeant, qui suit
chacun de leurs gestes et de leurs mots. Et vous, vous ne pouvez pas avec votre
imagination vous protéger de moi qui suis seul. Rentrez chez vous et
répétez. Répétez et répétez tant que
vous n’aurez pas appris à vous déshabiller de toutes les
manières. Je ne vous retiens plus.
LA FEMME.
Quoi ! c’est tout ?
ROMAN. Oui,
tout. Votre pudeur et votre chasteté me rendent admiratif. Au revoir.
LA FEMME.
Mais je veux me montrer !
ROMAN. Je
n’ai pas remarqué chez vous un tel désir.
LA FEMME. Je
dois partir, alors ?
ROMAN. Oui.
LA FEMME.
Non. Je suis prête à faire ce que vous demandez.
ROMAN. Vous
êtes prête, vraiment ?
LA FEMME.
Parole !
ROMAN. (Après
brève réflexion.) Bon. Allons-y pour un dernier essai.
Mettons-nous dans la situation. Nous sommes à nouveau dans le cabinet du
médecin. Vous êtes malade. Je suis un docteur renommé.
Médecin consultant. Professeur. Âgé, mais très
renommé. Très décati, vous comprenez ? (Il mime la
décrépitude.) Il n’y a aucune raison de me craindre et
d’être intimidée par moi. (Montrant Victor.) Et voici
mon assistant, également âgé, mais pas renommé. Ma
secrétaire vous a déjà prévenue qu’il ne vous
est pas imparti plus de dix minutes pour la visite. Vous êtes très pressée,
trois minutes vous ont suffi pour faire état de vos plaintes, et donc,
le médecin vous dit : « Déshabillez-vous ! »
LA FEMME. Et
quelle sorte de médecin êtes-vous ? Je veux dire, quelle est
votre spécialité ?
ROMAN.
Sûrement pas ophtalmologue ! Et les oreilles, la gorge, le nez, non
plus.
LA FEMME.
Alors, quelle spécialité ?
ROMAN. Vous
ne voyez pas ?... Bon, d’accord. Je suis dermatologue. Tout votre
corps, de la tête aux pieds, est couvert d’une éruption de
boutons. Cela vous inquiète beaucoup. Vous vous dépêchez
d’enlever vos vêtements pour montrer l’éruption au
médecin.
LA FEMME
défait vite un ou deux boutons, mais s’arrête.
Eh bien ?
LA FEMME.
Non, j’ai honte.
ROMAN.
Encore ?
LA FEMME.
Vous comprenez, mon corps est couvert d’ulcères. Comment puis-je
montrer cela, même à une personne âgée ?
ROMAN.
Bravo ! Enfin ! Vous avez cru à la fiction ! (À
Victor.) Elle y a cru ! (À la Femme.) Merci. Il
n’est pas exclu que je vous retienne.
LA FEMME.
Pour quel rôle ?
ROMAN. Pour
l’instant, je ne sais pas. Au revoir. Je suis satisfait de vous.
LA FEMME.
Satisfait ? Mais pourtant, je ne me suis pas
déshabillée !
ROMAN.
Ça n’a pas d’importance. Portez-vous bien.
LA FEMME
sort, complètement déconcertée. ROMAN s’adresse
à VICTOR.
Alors ? Vous ne vous êtes pas
endormi ?
VICTOR. Au
contraire, c’était très intéressant.
ROMAN.
Qu’y a-t-il là d’intéressant ? Un travail de
chien. Le problème, c’est que les femmes manquent
d’imagination. Elles ont une vivacité de perception, un esprit
d’observation, de la sensualité, sont sexuellement attirantes,
sont intelligentes aussi, en un mot, elles ont tout sauf l’imagination.
Tu lui dis : je vous accueille vêtu d’une veste en velours
avec une rose à la boutonnière et un nœud papillon, et elle
te répond : non, vous portez un vieux pull. Alors, qu’est-ce
qu’on fait d’elles ?
VICTOR.
Donc, vous préférez travailler avec des hommes ?
ROMAN. Non,
malgré tout avec des femmes. D’ordinaire, elles ont des
rôles plus intéressants. Elles ne sont pas ingénieurs,
colonelles etc., elles sont simplement épouses ou maîtresses,
elles aiment, sont jalouses, se repentent et haïssent, se languissent et
souffrent, mais c’est mille fois plus intéressant et plus
varié que tous ces hommes occupés à quelque affaire
importante.
VICTOR.
Dites-moi, pourquoi obligez-vous, cependant, vos postulantes à se
déshabiller ?
ROMAN. Vous
voulez quoi ? Que je leur demande de lire une fable ? Qu’elles
prennent la pose d’une statue de bronze avec un bras tendu et
qu’elles se mettent à clamer des vers d’une voix
monotone ? Ou que je leur demande de me montrer l’exercice
qu’elles avaient à préparer en vue de
l’audition ? Mais, en fait, elles sont déjà en train
de me le montrer, sans se douter que l’examen a déjà
commencé. C’est comme ça que naît le
théâtre vivant. Et c’est de ça que j’ai besoin.
Vous avez vu comment se dévoile instantanément leur
caractère, comment par leur comportement elles expriment tout ce qui est
en elles : l’étonnement, l’émotion,
l’indignation, la honte et l’impudeur, la maladresse et
l’aisance, la pureté de l’âme et
l’immoralité, l’habileté et la candeur, la gêne
et la coquetterie… Du reste, il arrive qu’on ait la possibilité
de voir du même coup un beau corps de femme. C’est, au moins, une
compensation pour ce travail de chien. (Fatigué, il s’assoit
à sa place.) Mais si vous saviez combien il est difficile de trouver
quelque chose d’authentique. Il faut remuer des tonnes de minerai humain,
un tas énorme de fumier, pour trouver un diamant de la même eau
qu’Anna… Tenez, vous voyez, nous en revenons encore à elle.
Vois-tu, elle n’aime pas la pièce que l’on m’impose.
Une piécette médiocre, je ne le discute pas, mais où en
trouver une de bonne ?... Écoutez, Victor, puisque vous êtes
si intelligent, à ce qu’elle dit, écrivez-moi une
pièce, hein ? Vous l’écrivez, je la monte et elle la
jouera. Ça ne vous inspire pas cette union de trois grâces ?
VICTOR. Mais
je ne suis pas dramaturge.
ROMAN. Ah,
oui ! vous êtes mathématicien. Je suppose que c’est
incroyablement ennuyeux.
VICTOR. Au
contraire, c’est incroyablement intéressant.
ROMAN.
Qu’est-ce qu’il peut y avoir d’intéressant ? Les
calculs, les formules… Le calme, l’ennui. Notre vie à nous,
créateurs, est plus difficile, mais ô combien plus fascinante.
VICTOR.
L’idée que vous vous faites des mathématiques est celle
d’un manuel d’algèbre. Or, dans les mathématiques
l’important, ce ne sont pas les calculs, mais l’imagination.
ROMAN.
L’imagination ? Qu’a à faire un mathématicien de
l’imagination ?
VICTOR. Nous
nous efforçons, tout comme vous, d’exprimer quelque chose
impossible à exprimer par des mots. Voilà pourquoi les symboles
nous viennent en aide. Qu’est-ce qu’un chiffre ou une lettre ?
Des symboles. De leur combinaison naissent des formules. Le point, la ligne
sont aussi des symboles. Pythagore disait du triangle que c’est une
figure divine et à la gloire du carré ont été
écrits des travaux philosophiques, créés des tableaux et
composés des poèmes.
ROMAN. Et
cependant les symboles ne sont pas des personnes vivantes. C’est
monotone.
VICTOR.
C’est vrai, je ne travaille pas avec des êtres humains, mais avec
des lettres et des chiffres, mais ils sont meilleurs que les humains. Ils ne se
disputent pas, ne font pas de caprices, ne s’envient pas,
n’aspirent pas à la gloire et ne réclament pas
d’argent. Mais comme il est difficile de les soumettre à notre
volonté ! Et il nous faut chercher, essayer et errer dans un
labyrinthe jusqu’à ce que nous tombions dans une impasse et que
nous nous rendions compte que nous ne sommes pas en mesure de trouver la
solution.
ROMAN.
À moi aussi, il arrive la même chose. Eh bien, sur quoi
travaillez-vous en ce moment ? Sur une théorie de la
relativité ?
VICTOR. Non.
Sur la théorie de la fourmilière.
ROMAN. Vous
parlez sérieusement ?
VICTOR. Tout
à fait. La fourmilière est pour nous un reproche éternel
et une énigme. Si la fourmi n’a ni une raison ni la notion
d’intérêt général, comment alors la
fourmilière vit-elle et croît-elle ? Et si
l’activité des fourmis est soumise à certaines lois, alors
comment les trouver ?
ROMAN. Mais
à quoi bon les chercher ?
VICTOR.
Déjà pour la raison qu’on pourrait les appliquer à
l’espèce humaine. Toute institution, ou ville, ou toute
l’humanité n’est-elle pas une fourmilière ?
ROMAN. Que
ce soit une énigme, je veux bien en convenir. Mais un reproche ?
VICTOR. Vous
vous rappelez ce qu’a dit le roi Salomon ? « La fourmi
n’a pas de supérieur, ni surveillant ni gouverneur, mais elle
travaille sans relâche pour le bien commun ».
ROMAN. Les
gens aussi travaillent.
VICTOR.
Seulement si on les y contraint. La fourmilière humaine ne tient que par
la contrainte. Les humains apprendront-ils un jour à se passer de la
violence ? Ou bien est-elle dans leur nature, comme
l’assiduité au travail est dans l’instinct de la
fourmi ?
ROMAN. Vous
voulez que je vous dise ? Le théâtre aussi est une
fourmilière.
VICTOR. Je
vais peut-être y aller. Je veux voir jouer Anna.
ROMAN.
Buvons un coup, d’abord.
VICTOR. Je
n’ai pas le temps. Merci.
ROMAN. Soit,
mais moi oui. (Il remplit son verre et boit.) Je n’arrête
pas de me dire : pourquoi me l’avez-vous enlevée ?
VICTOR. Elle
était à vous ?
ROMAN. Toute
ma vie j’ai couru après elle, j’ai jeté des fleurs
à ses pieds, lui ai écrit des poèmes, l’ai maudite.
Je me suis marié avec d’autres femmes, je les ai quittées,
je lui ai donné les meilleurs rôles, les lui ai retirés et
tout cela en vain. Et vous, vous arrivez et la prenez en un clin
d’œil, sans le moindre effort. Quel est votre secret ? Voyons,
vous n’êtes ni jeune, ni beau, ni bellâtre, ni bourreau des
cœurs, ni célébrité. Vous vous habillez, Dieu sait
comment ! Qu’est-ce qu’elle vous trouve ?
VICTOR.
Honnêtement, je ne sais pas non plus. C’est à elle
qu’il faut le demander.
ROMAN. Je
l’ai fait. Elle assure que vous n’êtes pas comme tout le
monde, mais en réalité pensez-vous que vous allez bien
ensemble ? Je veux dire que je ne doute pas de vos qualités,
mais… Pardonnez-moi d’être si peu cérémonieux
avec toutes mes questions, mais, bon, nous ne sommes pas des gamins et à
quoi bon mettre des gants ? Qu’y a-t-il en vous que je n’ai
pas ?
VICTOR. Je
crois qu’à cela, il n’y a qu’une seule
réponse…
Qu’a fait le maure pour que l’aime
Ainsi que l’ombre la lumière
La toute jeune Desdémone ?
Il n’est nul ordre que l’on donne
À un tel cœur qui bat si fier.
ROMAN. Tout
bien considéré, quand on a une profession comme la mienne, il est
stupide de tomber amoureux. Si je dois aimer quelqu’un, ce n’est
qu’une femme, celle précisément que je suis en train de
faire répéter ou que je filme. C’est comme ça que
tout le monde fait. Mais je me suis entiché d’une femme qui
n’en a rien à faire de moi.
VICTOR. Anna
a la plus grande estime pour vous…
ROMAN. (L’interrompant.)
N’en dites pas plus. Je sais. Elle vient juste de me déclarer son
amour. Pour vous. (Il se verse du cognac.) Dans la chasse aux
rôles, des dizaines d’actrices, sans parler non plus de centaines
d’autres femmes, se sont accrochées à moi. Beaucoup
d’entre elles étaient plus belles et, en tout cas, ô
combien ! plus jeunes qu’Anna. Pourquoi, c’est elle justement
qu’il me faut, malgré tout, c’est inexplicable. Pourquoi,
c’est justement vous qu’il lui faut, c’est encore plus
inexplicable. Et, en général, toute notre vie, tous nos actes,
nos pensées et nos désirs sont inexplicables. Terminons,
voulez-vous, cette conversation qui a trop duré par cette pensée
banale. J’ai du travail. (Il appelle.) Irina !
Personne ne
répond.
Irina !!
VICTOR. Je
vais l’appeler.
VICTOR
sort. ROMAN vide un autre verre. Entre IRINA.
IRINA. Vous
me demandez, Roman Anatoliévitch ?
ROMAN.
Irina, quel diable m’a envoyé cette armada de bonnes femmes ?
Qu’est-ce qu’elles fichent là ? Qui les a fait
venir ?
IRINA. Moi,
mais à votre demande.
ROMAN.
À ma demande ? Vous ne confondez pas ? J’en ai besoin
pour quoi ?
IRINA. Pour
la maison publique.
ROMAN. Vous
faites allusion à notre théâtre ? Parce que nous
n’avons pas assez de putains, ici, sans elles ? Et elles sont
là à traîner, désœuvrées, à
mendigoter un rôle. Vous vous foutez de moi ?
IRINA. (Faisant
preuve de patience.) Roman Anatoliévitch, vous avez conçu un
spectacle sur une maison publique et m’avez demandé de trouver non
pas des artistes professionnelles, mais des femmes recrutées par
annonce, autrement dit, « de la rue ».
ROMAN. Oui,
c’est exact. Alors, pourquoi m’envoyez-vous des femmes gentilles,
candides, timides ? N’ai-je pas demandé des femmes de la
rue ? De la rue, vous comprenez ? Et du reste, qu’est-ce que
c’est que cette soudaine lubie : je me prépare à
monter une pièce sur une maison publique ? Qui vous a dit
ça ?
IRINA. Vous.
ROMAN.
Moi ? S’il fallait croire tout ce que je dis ! Un caprice sans
lendemain, une éventualité éphémère, une
variante parmi des centaines possibles. Je suis occupé, je suis
débordé. Renvoyez-les, sur-le-champ, chez elles. (Voyant
entrer une Femme.) C’est quoi ça, encore ?
IRINA. L’une d’elles. (Sèchement,
à la Femme.) Que faites-vous là ? Je vous ai pourtant
dit de ne pas entrer !
LA FEMME.
Mais ça fait deux heures que j’attends.
ROMAN. Et
zut, qu’elle reste.
IRINA. Roman
Anatoliévitch, vous êtes-vous regardé ? Vous
êtes sûrement malade.
ROMAN. Je ne
suis pas malade, je suis simplement fatigué. Je suis un vieux cheval de
somme qui n’a plus de forces. Mes sabots sont usés. Tout le monde
pense que ma profession consiste à donner des interviews et à
parader sur le petit écran. Mais vous, vous savez que tout mon temps et
mes forces je les perds à faire la guerre. La guerre aux acteurs, aux
peintres, aux costumiers, aux administrateurs, au directeur, au vigile et au
pompier, aux techniciens du plateau et aux femmes de ménage, à
tout ce ramassis d’ivrognes et d’hypernerveux, à cela qui
mis ensemble est appelé théâtre. Et c’est dans cette
pétaudière que je dois, de plus, concevoir et monter des
spectacles… Et pour couronner le tout, ceux que j’ai
créés et dans lesquels j’ai mis toute mon âme, me
laissent tomber. Il ne me reste qu’à hurler à la lune.
IRINA.
Rentrez chez vous, Roman Anatoliévitch. Je demande qu’on vous
envoie une voiture. (À la Femme.) Et vous,
que faites-vous là ? Sortez !
LA FEMME.
S’il vous plaît …
IRINA. (Sèchement,
à la Femme.) Rentrez chez vous !
ROMAN.
C’est bon, qu’elle reste.
IRINA. Roman
Anatoliévitch…
ROMAN.
J’ai dit, qu’elle reste. Mais qu’elle soit la
dernière. Et branche le haut-parleur, je veux entendre ce qui se passe
sur la scène.
IRINA,
visiblement contrariée, sort. Le haut-parleur est branché et de
la scène parviennent les voix des artistes, et, par moments, le rire du
public et les applaudissements. ROMAN écoute un certain temps, puis
baisse le son et finit de boire son cognac. Il ne prête presque pas
attention à LA FEMME qui était entrée, ses pensées
sont tout à fait ailleurs. Pause.
LA FEMME.
Alors ? Je me déshabille ?
ROMAN. Fais
comme tu veux.
LA FEMME. Je
ferai comme vous le direz.
ROMAN. Tu es
une professionnelle ?
LA FEMME. Et
alors ?
ROMAN.
Sache, que je ne prends pas de professionnelles.
LA FEMME.
Non, je fais ça seulement pour le plaisir.
ROMAN.
Très bien… Une seconde, quoi
« ça » ?
LA FEMME. (Embarrassée.)
Eh bien, « ça »… Pour ça, je ne
prends pas d’argent.
ROMAN. Mais
bon sang, je demandais seulement si tu étais une actrice professionnelle
ou pas.
LA FEMME. Je
pensais que par professionnelle vous aviez en vue… enfin…
ça…
ROMAN. La différence
n’est peut-être pas si grande, mais j’avais quand même
en vue justement la profession d’actrice. (Il branche le haut-parleur.)
LA FEMME.
Alors, qu’est-ce que je fais ?
ROMAN.
D’accord, déshabille-toi.
LA VOIX
D’ANNA. (En provenance de la scène.) « Non,
César. Tant que nous prêtons l’oreille au tapage que font
les cris absurdes qui nous égarent, la vie passe à
côté de nous, et elle est trop courte, même dans le cas
où nous nous préoccupons jour et nuit de notre
développement spirituel ».
ROMAN. (Pour
lui-même.) La vie passe à côté… (À la Femme.) T’es-tu demandé si la vie passait
à côté ? Sans doute, comme toute femme, t’es-tu
levée le matin et t’es-tu occupée longuement de
toi-même : tu as nettoyé ta peau et mis de la crème,
du rouge à lèvres, teinté les paupières, peint les
sourcils et maquillé les cils, tu t’es poudrée, tu
t’es coiffée, et cætera. Mais si la femme consacrait
à son âme autant de temps qu’elle en consacre à son
visage, tu imagines à quel point notre monde serait plus parfait ?
LA FEMME.
Mais il serait plus ennuyeux. Et pour quoi prendre soin de mon âme ?
Je n’en serai pas plus heureuse.
ROMAN. Bonne
réponse. Une femme sent instinctivement ce qui compte le plus pour elle.
LA FEMME. Je
ne comprends pas ce que vous attendez de moi.
ROMAN.
Excuse-moi, je ne suis pas au mieux de ma forme et j’ai perdu le fil.
Où nous étions-nous arrêtés ?
LA FEMME.
Nous n’avions pas encore commencé. Mais en gros, je dois me
déshabiller.
ROMAN. Et
qu’attends-tu pour te déshabiller ? Sais-tu qui je
suis ?
LA FEMME.
Oui. Un metteur en scène renommé.
ROMAN.
Renommé, peut-être bien, mais usé. J’ai parcouru
toutes les voies et je suis revenu de tout. Au théâtre, j’ai
expérimenté les uns après les autres tous les trucs et
astuces. Les feux tournants, les parapluies, les balançoires, les
vélos, les bassines pleines d’eau, les escaliers au lieu des
meubles, Shakespeare en bleus de travail et des chèvres vivantes sur la
scène, tout cela, je l’ai déjà fait. Mes acteurs ont
murmuré le texte, tournant le dos au spectateur. Personne
n’entendait rien, mais c’était nouveau. Il y a eu aussi des
femmes nues. Il y a eu déjà tout. Il est l’heure de fermer
la boutique. Cet art a épuisé toutes ses ressources. Ou bien,
c’est moi qui ai épuisé les miennes.
LA FEMME. Je
ne comprends rien. Avec qui parlez-vous ?
ROMAN.
Imbécile, on ne te demande pas de rien comprendre. Contente-toi
d’ôter ta robe et de ne penser à rien. Ou plutôt, de
faire en sorte que je ne pense à rien. Et puis, ce n’est pas avec
toi que je discute.
LA FEMME.
Mais avec qui, alors ?
ROMAN ne
répond pas.
Ici, il n’y a personne, à
part moi.
ROMAN. Toi,
justement, tu n’es pas là.
LA FEMME.
Que me chantez-vous là ? Vous êtes repu, vêtu,
chaussé, vous avez un travail intéressant, une situation, la
célébrité, un salaire… si vous saviez vraiment ce
que signifie être seul, misérable… Vivre sans soutien, sans
espoir… Et sans amour…
ROMAN. (Sans
écouter.) La vie passe à côté de nous… Et
pourtant la vieillesse est proche. Que veut dire
« proche » ? Elle n’est pas proche, elle est
déjà là.
LA FEMME.
Non, vous êtes encore tout à fait…
ROMAN. Ma
chère, la vieillesse, ce n’est pas forcément des cheveux
blancs et des mains tremblantes. La vieillesse, c’est l’âge
qui n’a pas d’avenir. À quoi bon avoir des plans, des projets ? À quoi sert de tendre vers quelque chose,
de vouloir quelque chose, d’essayer d’atteindre quelque chose si le
vide est devant toi ? Car le compteur n’en est plus à des
dizaines d’années, et, peut-être, même pas à
des années, mais à des mois. Sept, six, cinq, quatre,
trois… combien reste-t-il encore ? De quoi vais-je les
remplir ? Et comment ? Mon temps arrive à son terme et moi je
suis toujours en train de chercher un sens à ma vie, je ne peux toujours
pas comprendre, qu’on ne puisse plus rien faire revenir et plus rien
réparer…
LA FEMME. Et
tu penses que pour nous, les jeunes, c’est plus facile ? Savoir, que
dès le début quelque chose a foiré et qu’il faut
s’exténuer non pas cinq ans, non pas quatre ni trois, mais
cinquante, quarante, trente…
ROMAN. (Revenant
à la réalité.) Qui es-tu ? Pourquoi es-tu
là ? Je te le répète : reste assise et tais-toi.
Enlève ta robe, voilà tout.
LA FEMME.
Mais ça fait déjà un moment que je l’ai
enlevée.
ROMAN.
Ah ? C’est vrai. Alors, remets-la et va-t’en. Je n’ai
plus besoin de toi.
LA FEMME.
Mais j’ai besoin d’un travail.
ROMAN. Va.
LA FEMME.
Où ?
ROMAN.
Où tu veux.
LA FEMME. (Elle
met sa robe, puis s’approche de Roman et l’enlace.) Allons-y
ensemble.
ROMAN. Va,
je n’ai que faire de toi. Il me faut l’herbe d’oubli. (Il serre dans ses mains le verre vide.)
LA FEMME. (Elle
serre la tête de Roman contre sa poitrine.) Calme-toi. Viens avec
moi. Je te donnerai l’herbe de l’oubli. Et à moi aussi.
Même si ce n’est qu’une nuit, que quelques heures ou quelques
minutes, nous connaîtrons l’oubli… Nous le connaîtrons
ensemble. Allons… (Elle emmène Roman.)
Entre
IRINA, elle met de l’ordre dans la pièce : range les notes de
ROMAN, cache la bouteille vide, etc. Elle est très contrariée.
Entre VICTOR.
VICTOR.
Roman Anatoliévitch est encore dans le théâtre ?
IRINA. Non,
il est parti.
VICTOR.
Comment est-il ?
IRINA. Ne
m’en parlez pas. (Quittant la pièce.) Vous restez là
ou vous retournez dans la salle ?
VICTOR. Je
crois que je vais écouter d’ici. Le spectacle touche
déjà à sa fin.
IRINA
s’en va. VICTOR augmente le son du haut-parleur.
LA VOIX
D’ANNA. « Je sais, César, que les applaudissements de
la foule te flattent plus que l’amour d’une femme vieillissante.
Peut-être, n’as-tu pas du tout besoin de mon amour, mais moi
j’en ai besoin. Je cesserais de t’aimer si je le pouvais, mais je
ne peux pas. Je ne veux pas. »
Applaudissements.
Le spectacle touche à sa fin. ANNA prononce la réplique finale.
LA VOIX
D’ANNA. « Beaucoup s’inclinent devant toi, beaucoup
t’admirent, beaucoup recherchent ton amitié, mais moi seule
t’aime. Et personne ne m’ôtera ce bonheur.
Adieu. »
Tonnerre
d’applaudissements et bravos. VICTOR se lève, un bouquet de roses
blanches dans les mains, dans l’attente d’ANNA. Les rappels et les
saluts durent. VICTOR l’attend avec impatience. Enfin ANNA
apparaît. Elle est dans son costume de théâtre. La stola,
robe des dames romaines, coule en beaux plis le long de son corps. Ses bras
portent une gerbe de fleurs. ANNA jette les fleurs et enlace VICTOR.
ANNA.
Enfin ! Ne t’es-tu pas ennuyé sans moi ?
VICTOR. Non.
ANNA.
Non ?
VICTOR.
« Ennuyé » n’est pas le mot. Je languissais,
je mourais, je comptais les minutes…
ANNA. Et
moi, tout ce temps, je jouais uniquement pour toi.
VICTOR. Tu
as été magnifique.
ANNA. (Avec
malice.) Les amis aussi disent parfois la vérité ?
VICTOR. Tu
joues merveilleusement, maintenant.
ANNA. Parce
que je t’aime.
À travers le haut-parleur on entend, venant de la salle, une nouvelle salve
d’applaudissements.
VICTOR. Va
saluer. On te rappelle.
ANNA sort
pour saluer et revient vite avec une nouvelle brassée de fleurs.
ANNA. Es-tu
content de moi, maintenant ?
VICTOR. Je
suis fier de toi.
Les
applaudissements continuent.
Retourne en scène. Le public te
redemande.
ANNA. (Elle
fait un pas vers la porte, mais s’arrête.) Non, je n’irai
pas. Je suis mortellement fatiguée. Enlace-moi.
VICTOR
l’enlace.
Si tu savais la douceur que c’est
d’être avec toi. Je suis une vieille imbécile
énamourée, n’est-ce pas ?
VICTOR. Tu
es une merveille.
ANNA.
Sais-tu, ce que je viens de comprendre ? Une femme seule, sans
l’être qu’elle aime, n’est rien. Elle est comme le
violon qui pour résonner a besoin de l’archet. Voilà
pourquoi, maintenant, je joue bien. Il y a toi, ma vie est remplie, je suis
heureuse.
Les
derniers mots, elle les prononce de façon à peine audible. Sa
tête retombe sur le dossier du fauteuil.
VICTOR. (Pris
de frayeur.) Qu’as-tu ? Tu es toute pâle.
ANNA. Ce
n’est rien.
VICTOR. (S’élançant
vers la porte.) J’appelle un docteur.
ANNA. Pas
besoin. Reste plutôt avec moi. Donne-moi ta main. Là, comme
ça…
Entre la
DAME en robe de velours noir fixée par une broche d’argent. Ses
yeux noirs brillent, son cou et ses épaules d’ivoire
étincellent. Elle s’approche lentement d’ANNA d’une
démarche légère et fluide, tenant dans ses mains un bouquet
de roses blanches.
Tu te souviens que je t’avais
parlé de la dame aux roses blanches porteuses d’oubli ?
VICTOR. Je
me souviens de tout.
ANNA. Je
n’ai pas peur. Je crains seulement que le parfum de ces roses fasse que
je t’oublie aussi. Je ne sais pas si nous attend une autre vie et
s’il y a un Dieu et une âme, mais si l’idée de toi
venait là-bas à être effacée de ma mémoire,
alors je n’ai besoin ni d’un Dieu, ni d’une âme, ni
d’une autre vie, ni de l’oubli de mes souffrances, ni d’une
béatitude éternelle… Je veux me souvenir toujours de toi.
Ce furent
ses dernières paroles.
La DAME
approche le bouquet du visage d’ANNA, mais elle, en signe de
dénégation secouant la tête, l’écarte. La
Dame, à nouveau, propose à ANNA de sentir les roses, mais elle
les repousse encore. Alors, la DAME jette sur ANNA un voile de soie noir et
l’emmène dans l’obscurité profonde de la
scène. À la place, où elle était assise, ne reste qu’un tas de
fleurs, comme sur une tombe fraîche.
FIN
[1] Ces deux vers ne sont pas de
Racine, mais sont une traduction de vers de l’auteur V. Krasnogorov.