Valentin Krasnogorov
FEMME, MAIS PAS PEU
Æåíùèíà, êîòîðîé íå
áûëî
Ðièce en deux actes
Traduction du russe: Daniel Mérino
ATTENTION ! Tous
les droits d’auteur de la pièce sont protégés par les lois
de la Russie, le droit international et appartiennent à l’auteur. Il est
interdit d’éditer et rééditer, de reproduire, de jouer en
public, de mettre sur Internet des représentations de la pièce,
toute adaptation cinématographique, toute traduction en langue
étrangère, d’apporter des modifications au texte de la
pièce lorsqu’elle est mise en scène (y compris une modification
du titre) sans autorisation écrite de l’auteur.
Contacts :
Valentin
Krasnogorov
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e-mail: valentin.krasnogorov@gmail.com
Website: http://krasnogorov.com/en-fr-de/francais/
Daniel Mérino
© Valentin Krasnogorov
À propos de l'auteur
Le nom de Valentin
Krasnogorov est bien connu des amateurs de théâtre en Russie et
dans de nombreux pays. Ses pièces “Chambre de la mariée”,
“Chien”, “Passions chevaleresques”, “Les charmes de la trahison”, “L’amour
à perte de mémoire”, “Aujourd’hui ou jamais”, “Allons faire
l’amour !”, “Les rendez-vous du mercredi”, “Sa liste à la Don Juan”,
“Leçon cruelle”, “Rencontre facile”, “Les trois beautés”, et
d’autres encore, mises en scène dans plus de 500 théâtres,
ont été chaleureusement accueillies par les critiques et les
spectateurs. Le livre de l’écrivain “ Fondamentaux
de la dramaturgie. Théorie,
technique et pratique du théâtre
" sur l’essence du drame comme
genre de la littérature a mérité les éloges de
personnalités en vue du théâtre. Des réalisateurs
exceptionnels ont travaillé sur la mise en scène ses
pièces.
Valentin
Krasnogorov, docteur ès sciences techniques, est l’auteur de
monographies et d’articles dans les domaines de sa spécialité.
Qu’il s’adonne au genre dramatique témoigne de ce qu’il a quelque chose
à dire avec ses pièces. C’est avec la même habileté,
qu’il crée des pièces en un ou plusieurs actes dans des genres
divers : comédie, drame, tragédie. La tension et les conflits de
ses pièces trouvent leur résolution dans des dialogues
animés et une action rapide. L’auteur utilise des situations paradoxales
et des intrigues inhabituelles pour entraîner les lecteurs et les
spectateurs dans des mondes créés par son imagination. Satire acérée,
sens de l’humour subtil, grotesque, absurdité, lyrisme, art de saisir
dans ses profondeurs la nature humaine, telles sont les principales
caractéristiques des œuvres de Krasnogorov.
Les pièces
du dramaturge sont fermement ancrées dans le répertoire des
théâtres, passant le cap de centaines de représentations.
Les critiques soulignent que “les pièces de Krasnogorov traversent
facilement les frontières” et qu’elles appartiennent aux meilleures
pièces modernes”. Nombre d’entre elles sont traduites, mises en scène
dans les théâtres, radiodiffusées, adaptées pour la
télévision dans divers pays (Australie, Albanie, Angleterre,
Bulgarie, Allemagne, Inde, Chypre, Mongolie, Pologne, Roumanie, Slovaquie,
Etats-Unis, Finlande, Monténégro, République
tchèque). L’auteur a remporté plusieurs prix dans des festivals
de théâtre à l’étranger, notamment le “Prix du
meilleur drame” et le “Prix du spectateur”.
Valentin
Krasnogorov est également écrivain et publiciste, auteur
d’articles sur le théâtre et la dramaturgie, auteur de nouvelles,
d’histoires brèves et d’essais publiés dans diverses
publications.
Valentin
Krasnogorov est membre de l’Union des écrivains et de l’Union des gens
du théâtre de Russie, lauréat du prix Volodine. Il a
fondé la Guilde des dramaturges de Saint-Pétersbourg et est l’un
des fondateurs de la Guilde de Russie. Sa biographie figure dans de prestigieux
ouvrages de référence du monde : “Who’s Who in the World” (USA),
“International Who’s Who in the Intellectuals” (Angleterre, Cambridge), etc.
À propos du traducteur
Daniel Mérino est né au milieu des
années 50 dans le département des Pyrénées
Orientales, en France. Il a étudié la langue russe au
lycée de Perpignan avec un remarquable professeur, Charles Weinstein, et
à l’université d’Aix-en-Provence, période, durant laquelle
il fit des stages de longue durée à Moscou et à
Voronèje. Il deviendra instituteur et enseignera pendant près de
sept ans la langue française à des élèves en
difficulté ou des élèves non francophones. Il passera
ensuite le concours interne du CAPES de russe et fera une carrière de
professeur de russe, au lycée Paul Cézanne
d’Aix-en-Provence.
Abordant des auteurs russes, Tchékhov
notamment, Daniel Mérino se plonge dans le texte original, retraduisant
le texte du personnage qu’il joue lui-même en scène.
En 2020, il lit une pièce de Valentin
Krasnogorov, qu’il découvre sur le site internet de ce dernier,
« RENCONTRE FACILE », et décide de la traduire. Puis l’envie
de la mettre en scène devenant de plus en plus forte, il se décide
à écrire à l’auteur pour obtenir l’autorisation de la
mettre en scène. Ce moment fut le point de départ d’une
collaboration fructueuse avec Valentin Krasnogorov, pour lequel Daniel
Mérino a traduit d’autres pièces.
Outre le russe, Daniel Mérino a une
connaissance assez poussée de l’espagnol et parle assez couramment le
catalan. Il utilise aussi ses connaissances en latin pour traduire des textes
philosophiques tels que l’Ethique de Spinoza.
À 35 ans, il découvre la scène
théâtrale dans le cadre du théâtre amateur, dans le
joli théâtre de Port-de-Bouc. La curiosité initiale se
transforme, au fil des ans et des rôles, en une forme d’amour pour cet
art.
En 1998 il crée avec deux amis le groupe
théâtral Atelier 20_21, qu’il dirige. Principalement
acteur, il met aussi en scène, notamment « L’INCONNUE DU
BANC », texte qu’il a lui-même écrit.
À PROPOS
La légende affirme qu’un jour une femme
s’étant fait passer pour un homme, aurait été élue
pape et occupa avec bonheur le Saint-Siège durant quelques
années.
Cette pièce relate son chemin de vie, ses
amours et ses souffrances, son accession fulgurante au sommet de la pyramide sociale
mondiale.
3 rôles féminins, 11 rôles
masculins. Suppléments.
Personnages :
Giovanna
Lorenzo, son tuteur
Guido, duc de Frioul
Léon, son frère
Formose, évêque
Anastasia
Lamberto
Méthode
Niccolo
L’intendante
Bartoloméo, notaire
Un serviteur
Le maître d’armes
Le secrétaire
Les serviteurs, les membres de la suite, les invités, les gardes,
les brigands
L’action se passe en Italie dans les années 870-882, dans des
propriétés à la campagne et dans des palais romains.
ACTE I
Scène 1
Une
demeure discrète, entourée d’un parc. Le parc, à son tour
est ceint d’un mur élevé, au-delà duquel se
découvre un paysage italien plein de charme : des monts et des vaux
couverts de vignobles. Deux personnes sont assises sur la terrasse :
Lorenzo, monsieur honorable, vêtu sobrement, et l’intendante, une femme
déjà plus très jeune que sa robe fait ressembler à une
moniale. Ils écoutent une jeune fille qui chante, s’accompagnant de la
harpe. Sans attendre la fin du chant, entraînée par la musique,
elle abandonne la harpe et commence une danse en
rond légère. Finalement, Lorenzo interrompt le chant.
LORENZO. Il suffit. Approche. (Il l’embrasse sur le
front.) Poursuis-tu toujours tes études ?
GIOVANNA. Oui.
LORENZO. Quel était ton dernier cours du jour ?
GIOVANNA. La géographie.
LORENZO. Fort bien ! Que sais-tu, par exemple, de
la géographie de l’Italie ?
Elle
s’approche de la carte accrochée au mur.
GIOVANNA. Tout le sud de l’Italie et Ravenne,
jusqu’à une époque récente, se trouvaient au pouvoir de
Byzance, mais à présent la plus grande partie des terres fait
partie des conquêtes arabes. Les régions centrales appartiennent
au pape de Rome. La partie septentrionale est appelée Lombardie. Depuis
que Charlemagne s’en est emparé, il y a cent ans, elle est censée
appartenir aux Francs. Dans la composition de la Lombardie entrent plusieurs
principautés pratiquement indépendantes, parmi lesquelles les plus
puissantes sont les trois duchés qui sont : le duché de
Spolète, celui du Frioul et celui de Bénévent…
LORENZO. C’est tout à fait juste.
Spolète, Frioul et Bénévent… Et maintenant, dis-moi…
La
jeune fille lui clôt la bouche avec la main.
GIOVANNA. Mon cher tuteur, je suis heureuse de vous
voir ! Me permettez-vous, enfin, de vous prendre dans mes bras et de vous
embrasser ?
LORENZO. (Souriant.) Mais bien sûr, ma
joie.
La
jeune fille est pleine de gaieté et d’insouciance.
GIOVANNA. Le voyage a-t-il été
pénible ? Pourquoi vos visites sont-elles si rares ? Comment
allez-vous ? Pourquoi avez-vous toujours cet air aussi
austère ?
LORENZO. Parce que la vie est chose austère,
mon amie.
GIOVANNA. La vie est belle ! Regardez ces
fleurs ! Ces collines !
Le
tuteur regarde tout autour. En effet, la vie est belle.
LORENZO. Dis-moi, es-tu bien ici ?
GIOVANNA. Oui !
LORENZO. Les cours ne te pèsent-ils pas
trop ?
GIOVANNA. Nullement. Que pourrais-je faire d’autre
sinon ?
LORENZO. Tu ne t’ennuies pas ?
GIOVANNA. Je n’en ai pas le temps. Il est vrai que,
parfois, j’ai envie de voir le monde. C’est que je reste dans les limites de
cette enceinte.
LORENZO. Bientôt, tu verras le monde. Je ne suis
pas sûr, à la vérité, qu’il te plaise.
GIOVANNA. Vous voulez m’enlever d’ici ?
LORENZO. Peut-être. N’es-tu pas contente ?
GIOVANNA. Je ne sais pas… Je suis heureuse, ici.
LORENZO. En attendant, tu peux retourner voir tes
fleurs.
Lorenzo
embrasse le front de la jeune fille et part. Il s’adresse à l’intendante.
LORENZO. Les professeurs sont-ils satisfaits de ma
protégée ?
L’INTENDANTE. Au-delà de toute
espérance.
LORENZO. Le latin, ça va ?
L’INTENDANTE. Elle est incollable.
LORENZO. Le grec ?
L’INTENDANTE. Pareillement.
LORENZO. L’hébreu ?
L’INTENDANTE. Elle lit couramment les Saintes
Écritures dans cette langue.
LORENZO. La théologie ?
GIOVANNA. Elle surpassera n’importe quel
évêque.
LORENZO. La rhétorique ?
L’INTENDANTE. Elle ne le cèdera en rien
à Cicéron lui-même.
LORENZO. L’histoire ?
L’INTENDANTE. On ne peut mieux.
LORENZO. La géographie ?
L’INTENDANTE. C’est excellent.
LORENZO. La généalogie ?
L’INTENDANTE. Elle connaît par cœur les
branches généalogiques de toutes les familles nobles d’Italie.
LORENZO. La jurisprudence ?
L’INTENDANTE. Ses connaissances sont d’une ampleur peu
commune.
LORENZO. L’étiquette ? Les
manières ?
L’INTENDANTE. Aucun reproche à faire.
LORENZO. Apprend-elle volontiers ? Faut-il la
contraindre ?
L’INTENDANTE. Non, elle est prête à
passer des heures, du matin au soir, sur ses livres. Il faut l’arrêter.
Lorenzo
regarde l’intendante d’un regard inquisiteur.
LORENZO. Entends-moi bien, je n’ai pas besoin de
flatterie, j’ai besoin de la vérité. Je vérifierai tout.
Je lui ferai passer moi-même un examen.
L’INTENDANTE. Je vous dis la pure
vérité. Ses capacités sont exceptionnelles. Les
professeurs avouent qu’ils ne lui sont plus utiles. Cependant, je me permets de
vous poser une question, seigneur : qu’est-ce qu’une jeune fille ordinaire
de la campagne peut faire avec une si brillante éducation ? Pensez-vous
que cela l’aidera à trouver un fiancé convenable ?
LORENZO. Ça sera plutôt un obstacle.
L’INTENDANTE. Alors, pourquoi toutes ces années
d’étude et cette armada de professeurs ?
LORENZO. C’est mon bon désir. Réponds
encore à une question… n’a-t-elle pas…
L’INTENDANTE. Non.
LORENZO. Comment sais-tu, ce que je voulais te
demander ?
L’INTENDANTE. Vous vouliez savoir s’il y avait un
homme dans sa vie. Aussi, vous dis-je : non.
LORENZO. En es-tu sûre ?
L’INTENDANTE. J’en réponds. Je la surveille de
très près. Giovanna ne quitte pas la propriété.
Elle est une jeune fille exceptionnellement talentueuse, mais tout à
fait ingénue et inexpérimentée. Vous la cachez si
soigneusement qu’elle ne connaît absolument personne et que, dans le
monde, elle sera sans défense.
LORENZO. Tu as raison. Je vais réfléchir
à ça. Il est temps que j’y aille. (Se levant.) Appelle-la,
je veux lui dire au revoir.
L’intendante
part. Giovanna arrive en courant et se pend au cou de son tuteur.
GIOVANNA. Ne partez pas ! Vous venez juste
d’arriver ! Pourquoi toujours tant de hâte ?
LORENZO. Je ne tarderai pas à revenir.
Attends-toi à de grands changements.
GIOVANNA. Restez, un jour au moins !
LORENZO. Je ne peux pas, mon amie. Les affaires.
GIOVANNA. Permettez, que je vous accompagne un brin.
LORENZO. Je ne voudrais pas que tu sortes de ces murs.
GIOVANNA. N’ayez crainte, il ne m’arrivera rien.
LORENZO. Non, reste ici.
Le
tuteur part. La jeune fille lui fait des signes de la main. Restée
seule, elle s’assoit sur un banc, un livre dans les mains. Brusquement
apparaît devant elle un jeune noble, beau et richement vêtu. Il
s’adresse très courtoisement à la jeune fille.
LE NOBLE. Signorina, je suis heureux de faire votre
connaissance.
La
jeune fille tressaille de surprise.
GIOVANNA. Qui êtes-vous ? Comment
êtes-vous arrivé ici ?
LE NOBLE. Très simplement, en franchissant la
clôture.
GIOVANNA. Pourquoi ?
LE NOBLE. Je vous ai entendue chanter il y a peu, et
j’ai eu envie de savoir à qui appartenait cette merveilleuse voix.
GIOVANNA. La présence d’étrangers est
interdite.
LE NOBLE. Oui, il n’est pas bien de passer par-dessus
la clôture d’autrui, mais vous êtes si belle que je ne regrette pas
ce que j’ai fait.
GIOVANNA. Partez, la maison est gardée. Les
serviteurs ont ordre de n’épargner personne.
LE NOBLE. Je n’ai pas peur des serviteurs, mais si
vous l’ordonnez, je partirai à la première de vos paroles.
GIOVANNA. Partez donc !
LE NOBLE. Vous êtes fâchée contre
moi ?
La jeune fille ne répond
pas.
Je
m’appelle Guido. Et vous ?
GIOVANNA. Giovanna.
GUIDO. C’est un nom rare et beau.
GIOVANNA. Il est tiré de la Bible. En
hébreu cela signifie « la grâce de Dieu ».
GUIDO. Il vous sied à merveille. Pourquoi vos
parents vous cachent-ils ? Du reste, ils ont bien raison : il faut
tenir un tel diamant à l’écart d’yeux indiscrets.
GIOVANNA. Je n’ai pas de parents. C’est mon tuteur qui
assure mon éducation.
GUIDO. Qui était votre père ?
GIOVANNA. Je ne sais pas.
GUIDO. Et comment s’appelle votre tuteur ?
GIOVANNA. Je ne le sais pas non plus. Je l’appelle
simplement « tuteur ».
GUIDO. Que de mystère autour de vous.
GIOVANNA. Il n’y a là aucun mystère. Je
suis une jeune fille tout ce qu’il y a de plus ordinaire.
Guido
prend Giovanna par le bras. La jeune fille tente de se libérer, mais
Guido ne la lâche pas.
GUIDO. Non, Giovanna, tu n’es pas ordinaire. Je n’ai
encore jamais rencontré jeune fille aussi belle que toi.
GIOVANNA. Cessez, je ne suis point habituée
à de tels discours.
La
voix de l’Intendante appelant Giovanna leur parvient du perron.
L’INTENDANTE. Giovanna! Où es-tu ?
GIOVANNA. Je dois rentrer.
GUIDO. Nous reverrons-nous ?
GIOVANNA. Je ne sais pas.
GUIDO. Je reviendrai demain à la même
heure.
Guido
embrasse furtivement Giovanna et avant même qu’elle ait eu le temps de réaliser,
disparaît. Giovanna regagne la maison.
L’INTENDANTE. Où étais-tu
passée ?
GIOVANNA. Je… Je suis allée raccompagner mon
tuteur.
L’INTENDANTE. (Avec un sourire malicieux.)
Ah ! et de quoi avez-vous parlé ?
GIOVANNA. Il a dit que bientôt je connaîtrai
de grands changements dans ma vie.
L’INTENDANTE. Ça signifie qu’il a l’intention
de te marier. Il est grand temps. Tu veux te marier ?
GIOVANNA. Je ne sais pas.
L’INTENDANTE. Avant tu répondais toujours
à cette question par : "Je ne veux pas". Tu as mûri.
GIOVANNA. Peut-être. Je vais dans mes
appartements, si tu veux bien.
L’INTENDANTE. (L’embrassant.) Bien sûr,
ma chère. Tu es fatiguée, il faut te reposer, maintenant.
Giovanna
part. L’Intendante la suit des yeux en souriant tendrement.
Scène 2
Une
journée a passé. Qui a paru interminable à la jeune fille.
Tout laisse à penser que c’est la première fois dans sa vie
qu’elle consacre autant de temps et d’attention à se regarder dans un
miroir. Vêtue d’une robe blanche élégante, elle est assise
sur un banc, dans un coin éloigné du parc. Elle tient un livre
dans ses mains, essaie de lire, mais ses pensées sont ailleurs :
elle se remémore sa rencontre avec le chevalier téméraire.
Brusquement, devant elle apparaît Guido. La jeune fille laisse tomber son
livre.
GUIDO. (Lui prenant la main.) Tu es
là ! Et moi qui craignais que tu ne viennes pas !
GIOVANNA. (Troublée.) Je fais toujours
une promenade à cette heure-ci.
GUIDO. Seule ? Mais où sont les
domestiques ?
GIOVANNA. Ils sont partis en ville acheter des vivres.
Il ne reste que l’Intendante à la maison.
GUIDO. Allons plutôt de l’autre
côté du parc pour qu’elle ne nous voie pas.
Giovanna
et Guido se transportent dans un autre endroit.
GUIDO. Giovanna, j’ai pensé toute la nuit
à toi. Et toi, m’as-tu attendu ?
Giovanna,
sans rien dire, fait signe que oui de la tête.
Ta beauté me fait tout bonnement
perdre la tête.
Guido
entraîne la jeune fille de plus en plus loin de la maison. Elle ne
s’oppose pas, mais ne dissimule pas son embarras.
GIOVANNA. Où me conduisez-vous ?
GUIDO. J’ai envie de toi. Ne perdons pas de temps, on
pourrait nous voir.
Guido
d’une main la prend fermement par la taille et de l’autre déchire sa
robe. La jeune fille est choquée.
GIOVANNA. Que fais-tu ?
GUIDO. Tais-toi, j’ai envie de toi.
GIOVANNA. (S’arrachant à lui.) Comment
oses-tu ? Nous ne nous connaissons quasiment pas, voyons. De plus nous ne
sommes point épousés.
GUIDO. (Moqueur.) Eh bien, couchons, ainsi
serons-nous épousés.
GIOVANNA. Ne m’approche pas !
Guido
s’approche de la jeune fille comme un fauve vers sa proie. Plus trace chez lui
de courtoisie. Giovanna tente de fuir, mais aussitôt, de derrière
les buissons, apparaissent deux serviteurs de Guido. Ils saisissent la jeune
fille, l’étendent à terre et lui ferment la bouche. Une fois tout
fini, ils disparaissent sur un signe de leur maître dans les buissons.
Guido réajuste ses habits.
Pendant
ce temps le tuteur, qui vient d’arriver, s’approche du perron et
pénètre dans la maison. La jeune fille, recouvrant ses esprits,
regarde Guido avec dégoût.
GIOVANNA. Pourquoi as-tu fait cela ?
Guido
hausse les épaules. Il a eu ce qu’il voulait et il est fatigué.
À présent, lui-même ne semble plus trouver la chose aussi
divertissante. La jeune fille ne le quitte pas des yeux.
J’étais
prête à t’aimer, vois-tu. Et peut-être, t’aimais-je
déjà. Pourquoi as-tu fait cela ?
Guido
ne répond pas.
Nous aurions-pu nous marier.
GUIDO. Nous marier ? Tu plaisantes !
GIOVANNA. En quoi est-ce une plaisanterie ?
GUIDO. Un signor de noble famille ne peut se marier
avec une petite villageoise sans fortune.
GIOVANNA. Je ne suis pas sans fortune. Mon tuteur
possède cette propriété et a des serviteurs…
GUIDO. Et a-t-il villes, forteresses, châteaux,
forêts, terres, armées ? Ma famille est de la lignée
des rois et des patriciens romains, et toi tu ne connais même pas tes
parents.
GIOVANNA. Était-ce une raison pour me
déshonorer ?
GUIDO. Arrête. Tu as perdu ta virginité
et tu crois qu’il n’y a rien de plus terrible que cela au monde. Cela, parce
que tu es une fillette faible et douillette. Moi je suis un homme. Sais-tu, ce
que signifie être un homme ? Soumettre les gens à sa
volonté et à son pouvoir. Être fort. Arriver et se servir.
Se venger de ses ennemis. Penser non aux beaux habits et aux cancans, mais aux
affaires, au succès, aux guerres, aux exploits, à la gloire. Pas
seulement rêver d’influence, de pouvoir et de richesse, mais savoir se
les procurer.
Guido
achève de réajuster ses habits.
Adieu.
Et ne pleure pas sur ta virginité, elle ne coûte pas cher. Il est
des femmes qui rêvent de la perdre mais qui n’y réussissent
pas.
Giovanna
ne répond pas. Guido veut partir, mais, marquant un temps
d’hésitation, s’arrête.
Sans
doute me détestes-tu, maintenant ?
GIOVANNA. Oui. Mais je me déteste et me
méprise encore plus.
Guido
ôte son anneau de son doigt et le jette à Giovanna.
GUIDO. Prends
cet anneau. Quand tu en connaîtras le prix, tu en seras consolée.
Giovanna
prend l’anneau.
GIOVANNA. Dis-moi, qui dois-je remercier pour ce
cadeau ? Ou bien, cela te gêne-t-il de proférer le nom de
l’illustre descendant de rois et patriciens ?
GUIDO. Je ne me gêne devant personne et je ne
crains personne. En tout cas, surtout pas toi. L’empereur de Byzance et les
rois d’Occident me promettent leur amitié. (Il rit.) Venge-toi de
moi, si tu peux.
GIOVANNA. Et cependant, qui es-tu ?
GUIDO. Moi ? Guido Frioul. Ce nom te dit-il quelque
chose ?
GIOVANNA. Oui.
GUIDO. Tant mieux. Adieu.
Giovanna
traîne la jambe jusqu’à la maison. L’Intendante l’accueille sur le
perron.
L’INTENDANTE. Où étais-tu ? Nous te
cherchons partout. Ciel, quelle mine ! Qu’arrive-t-il à ta
robe ?
GIOVANNA. Je
me suis accrochée à un buisson épineux, je suis
tombée et me suis égratignée. Rien de méchant.
L’INTENDANTE. Ton tuteur est là.
GIOVANNA. Dis-lui que je me sens mal et que je me
présenterai à lui demain matin seulement.
Cependant
Lorenzo était déjà sorti sur la terrasse et avait entendu
ses paroles.
LORENZO. Qu’as-tu, ma petite ?
GIOVANNA. Rien. Je suis tombée, je me suis
cognée.
LORENZO. Mais ça va mieux, maintenant ?
GIOVANNA. Oui, ça va mieux.
LORENZO. Vraiment ?
Giovanna
se force à sourire.
GIOVANNA. Vraiment.
L’INTENDANTE. Nous devons parler tous les deux,
sérieusement. Peut-être, reporterons-nous cette
conversation ?
GIOVANNA. Non, pourquoi ? Je suis disposée
à vous écouter. Laissez-moi seulement un peu de temps pour
changer de robe et réparer ce désordre.
Giovanna
sort. Le tuteur se tourne vers l’Intendante.
LORENZO. Il est probable que bientôt tu doives
faire tes adieux à Giovanna.
L’INTENDANTE. Vous lui avez trouvé un
mari ?
LORENZO. Oui, l’heure est venue d’agir pour son
destin.
L’INTENDANTE. Je l’aime comme ma propre fille. Ne
puis-je donc pas rester à son service même après son
mariage ?
LORENZO. Non, tu resteras ici pour t’occuper de la
propriété. Je continuerai à te rémunérer. Ou
bien, si tu préfères, trouve-toi une autre place.
L’INTENDANTE. Je reste.
LORENZO. Si nous partons, remercie les professeurs et
rétribue-les largement.
Giovanna
revient. L’Intendante s’incline et part. Le tuteur cherche par quoi commencer
l’importante conversation.
LORENZO. Tu as étudié la
généalogie des familles nobles et tu sais que la famille
Spolète est l’une des plus en vue et plus riches d’Italie. Il y a vingt-trois
ans le duc Spolète a eu une fille. La mère est morte
aussitôt après les couches. Il était dans les
intérêts de la famille que le duc eût un fils et non une
fille. C’est pourquoi on emmena aussitôt la fille et on annonça
aux proches que le fils du duc avait été envoyé chez des
parents en vue de l’éduquer. Je pense que tu devines qui était
cette fillette ?
GIOVANNA. (Avec espoir.) Et vous êtes mon
père ?
LORENZO. Non, feu le duc était mon
frère. Moi, je suis évêque, ma dignité ne me
permettait pas de contracter mariage.
GIOVANNA. Donc, je suis votre nièce ?
LORENZO. Oui.
Et
comme Giovanna garde le silence, il poursuit :
Tu
n’en as aucune joie ?
GIOVANNA. (Enlaçant son tuteur.)
J’aurais préféré que vous fussiez mon père…
Désormais, je sais qui vous êtes. Vous êtes le prince
Spolète, évêque Lorenzo, bras droit du pape Adrien.
LORENZO. Oui, c’est cela.
GIOVANNA. Vous voyez, de m’avoir fait apprendre la
généalogie des grandes familles n’a pas été chose
vaine. Mais pourquoi, tout de même, fallait-il me cacher ? Et
pourquoi aussi ne me dévoiliez-vous pas qui vous étiez ?
Pourquoi, encore, ce secret entourant chacune de vos venues ici ?
LORENZO. Écoute jusqu’au bout. Notre
lignée compte des princes portant l’épée et des princes,
neveux du pape ; nous avons fait et défait les papes de Rome.
Moi-même, je fus à deux doigts de devenir pape. Mais ces
dernières années, le puissant duc Frioul et son clan nous ont
supplantés.
Giovanna,
qui écoutait jusqu’alors de manière distraite, se fait plus
attentive.
GIOVANNA. Le duc Frioul ? Guido ?
LORENZO. Tu as entendu parler de lui ?
GIOVANNA. Qui n’en a pas entendu parler ?
LORENZO. Je veux rendre à la famille
Spolète l’éclat et la puissance. Mais pour notre malheur, notre
famille compte à ce jour bien trop peu d’hommes adultes.
GIOVANNA. Je ne comprends toujours pas, ce que je
viens faire là.
LORENZO. Je veux que tu te fasses passer pour un
homme.
GIOVANNA. Moi ? Pourquoi ?
LORENZO. Il le faut. Je t’expliquerai plus tard.
GIOVANNA. Et combien de temps devrai-je dissimuler ?
LORENZO. Toute ta vie.
GIOVANNA. Vous plaisantez !
LORENZO. Nullement.
GIOVANNA. Se faire passer pour un homme une heure ou
une semaine est chose difficile. Mais des années durant…
LORENZO. Une vie entière.
Giovanna
sonde le regard de son tuteur et voit qu’il est très sérieux.
GIOVANNA. Dites-moi, vous y tenez vraiment ?
LORENZO. Je porte ce projet depuis de nombreux ans.
J’y tiens, notre famille y tient, et… En un mot, c’est d’une extrême
importance. Le clan des Frioul mène l’Italie à sa perte. Nous
devons les en empêcher. Y consens-tu ?
GIOVANNA. Vous savez, que je ne peux vous le refuser.
LORENZO. Je ne saurai te contraindre. Si tu n’y es pas
disposée, dis-le. Je te trouverai un fiancé digne de toi et je te
marierai.
Giovanna
devient pensive. Sa mémoire la ramène à la scène
d’humiliation qu’elle vient de subir et les paroles de Guido à nouveau
résonnent : « Sais-tu, ce que signifie être un
homme ? Soumettre les gens à sa volonté et à son
pouvoir. Être fort. Arriver et se servir. Se venger de ses ennemis… »
GIOVANNA. J’y consens.
LORENZO. Avant de consentir ou de refuser,
réfléchis bien. C’est un pas aux conséquences
sérieuses. La femme que tu es mourras, à sa place naîtra un
autre être. Il te faudra changer de coiffure et de voix. Tu devras
apprendre à porter des habits tout autres, t’asseoir, te mouvoir
différemment. Ce n’est pas simple, mais là n’est pas le plus
difficile. L’important, c’est que tu dois apprendre à penser, à
agir, à sentir comme un homme pense, agit et sent. Ta vie durant, il te
faudra être sur tes gardes, pour ne pas te trahir par un geste, une
parole. Tu n’auras jamais de mari et plus généralement d’hommes.
GIOVANNA. (Elle répond sèchement.)
Je n’en ai pas besoin.
LORENZO. Tu n’auras pas d’enfants. Pas de famille.
GIOVANNA. Je ne veux pas me marier et je ne me
marierai jamais.
LORENZO. Attends, ne me dis rien maintenant. Donne-moi
ta réponse demain.
GIOVANNA. Je n’ai pas besoin d’attendre demain. J’ai
déjà dit que j’étais d’accord.
LORENZO. Bon. Alors, je te ferai conduire en un lieu
où personne ne te connait. Tu y étudieras.
GIOVANNA. Quoi ?
LORENZO. L’art de devenir homme. (Il la prend par
le bras.) Allons.
GIOVANNA. Là, maintenant ? Mais, j’ai
besoin de me préparer, de prendre mes habits, mes livres…
LORENZO. Nul besoin de te préparer. Les
affaires que tu as ici ne te seront plus utiles. Quant aux livres dont tu as
besoin, ils t’attendent déjà là-bas. Une femme quitte ces
lieux et c’est déjà un homme qui là-bas fera son
arrivée. (Il lui tend une boîte.) Il y a là-dedans
ton nouvel habit. Tu te changeras dans le carrosse.
Scène 3
Une
pièce spacieuse dans le nouveau refuge de Giovanna. Des miroirs courent
le long des murs. Entrent Giovanna, un balluchon dans les mains, et Lorenzo. La
jeune fille est déjà en habit d’homme, ses cheveux sont
coupés court. Un serviteur les accueille.
LE SERVITEUR. Soyez les bienvenus, messieurs.
LORENZO. Voici le noble seigneur dont je t’ai
parlé. Il sort d’une grave maladie qui l’a affaibli et il a besoin de
solitude. Sortons, je vais te donner les dernières instructions.
LE SERVITEUR. Bien, monsieur.
Lorenzo
et le Serviteur sortent.
GIOVANNA. (Seule devant un miroir. Sa voix peut
retentir « hors cadre ».) Je suis un homme. Je suis un homme…
Qu’est-ce que ça veut dire, être un homme ? Ils ont plus de
force, c’est entendu. Mais encore ? Ils ne sont pas meilleurs que les
femmes, pas plus intelligents, mais ils sont autres. À quoi occupent-ils
leurs pensées ? À des hauts faits, à la gloire ou
bien à une écuelle de soupe à l’oignon avec morceaux de
viande ? On dit que c’est la raison qui conduit les hommes, et pas le
cœur. Donc, il faut apprendre à garder constamment la tête
froide et ne penser qu’à l’utile… Non, tout cela est bien trop compliqué.
Il faut d’abord assimiler les choses simples. Comment les hommes
marchent-ils ? Comment portent-ils la cuillère à la
bouche ? Hélas, j’ai grandi parmi les femmes. Je n’ai pas
d’expérience. Comment tout apprendre ? Comment ne pas me
trahir ? Je n’ai vu que mes professeurs et mon tuteur. Et aussi un homme
dont la conduite fut cruelle et grossière. Mais, tous les hommes
sont-ils comme lui ? (Les paroles de Guido ne lui sortent pas de la
tête.) « Les hommes se vengent de leurs ennemis ». Et les
femmes, donc, doivent-elles pardonner ? Et si je ne veux pas pardonner et
que je veuille me venger ?
Lorenzo
revient.
LORENZO. Voici venu le temps que je parte, ma
chère. Malheureusement, je dois te laisser seule.
GIOVANNA. Attendez ! J’ai peur.
LORENZO. N’aie crainte, tu y arriveras. J’ai foi en
toi.
GIOVANNA. Dites-moi, au moins, si je ressemble
à un homme.
Giovanna
fait quelques pas. Les miroirs reflètent sa démarche
légère et ondulante.
LORENZO. (Il sourit.) Non, chacun de tes pas
proclame au monde entier que tu es une femme.
Giovanna
fait à nouveau quelques pas, s’efforçant de marcher d’un pas plus
ferme.
À
présent, tu ne marches pas, tu avances au pas cadencé.
La jeune
fille s’assoit.
Tu
es assise comme une jeune demoiselle timide croisant les mains sur les genoux.
C’est affreux.
Giovanna
essaie de prendre une pose décontractée : elle écarte
largement les jambes, repose ses bras sur les accoudoirs, s’appuie sur le
dossier du fauteuil.
LORENZO. Ainsi, cela semble mieux. En tout cas, plus
cavalier.
GIOVANNA. Je n’y arriverai jamais.
LORENZO. Tu y arriveras. Il te faudra seulement, tout
comme avant, t’exercer dès le matin et jusqu’à tard dans la nuit.
GIOVANNA. Et ensuite ?
LORENZO. Ensuite, je te dirai ce qui t’attend. Je te
prépare à un grand destin. Et tu en es digne.
GIOVANNA. (Défaisant son balluchon.) Que
vais-je faire de la robe que je portais en quittant le domaine ?
LORENZO. Brûle-la. Et avec elle ton
passé. Giovanna n’est plus.
Lorenzo
embrasse Giovanna au front et sort. Giovanna tente, quelques instants, devant
le miroir, des poses « viriles », puis prend sa robe, va pour
l’anéantir, mais la plie et la cache. Entre le Serviteur. Giovanna
tressaille.
LE SERVITEUR. Vous avez la visite de…
GIOVANNA. (L’interrompant.) Écoute-moi
bien : que ni toi, ni personne n’entre ici sans ma permission.
LE SERVITEUR. Bien, Monsieur.
GIOVANNA. Jamais. Tu entends ?
LE SERVITEUR. Oui. Je voulais seulement vous faire
savoir que vous aviez une visite.
GIOVANNA. Je ne désire recevoir personne.
LE SERVITEUR. Il est envoyé par votre tuteur.
GIOVANNA. Qu’il entre.
Le
Serviteur fait entrer l’homme et part. L’homme s’incline.
Vous
êtes ?
L’HOMME. Sur ordre de votre tuteur je suis
chargé de vous apprendre l’art du fleuret.
GIOVANNA. À moi ? Bon…
Présentez-vous demain.
LE MAÎTRE D’ARMES. Désolé, mais il
m’a été donné l’ordre de commencer aujourd’hui.
Commençons dès maintenant.
GIOVANNA. Là, maintenant ?
LE MAÎTRE D’ARMES. Et pourquoi pas ? Prenez
l’épée. Mettez-vous dans cette position… La main gauche en
arrière… Et maintenant, attaquez. (Et voyant que Giovanna ne bouge
pas d’un iota, il commande.) — Attaquez, attaquez… Plus de nerf !
Giovanna
fait quelques assauts des plus maladroits.
Bien.
À présent, défendez-vous.
Le
Maître d’armes charge Giovanna, celle-ci tente d’esquiver les coups mais
son épée lui tombe des mains. Cependant le Maître d’armes
poursuit son attaque, il s’acharne sur elle pour de bon.
Épouvantée, la jeune fille tente d’échapper aux coups,
saute sur place, se baisse, fait un bond de côté, jusqu’à
ce que le Maître d’armes enfin cesse de s’acharner. Giovanna,
essoufflée, essuie la sueur qui la couvre.
GIOVANNA. Vous étiez à deux doigts de
m’occire.
LE MAÎTRE D’ARMES. Monsieur, l’escrime n’est pas
un jeu. Ou, si cela vous agrée, un jeu, mais mortel. Cet art exige une
maîtrise parfaite. Faisons un bilan des premiers résultats. Vous
n’avez pas assez de force pour tenir une épée. Donnez-moi votre
main.
Machinalement,
Giovanna écarte sa main, mais se ressaisissant la tend au Maître
d’armes.
C’est
cela. Vous avez une main très faible et délicate. Comme celle
d’une femme.
Giovanna
retire sa main.
GIOVANNA. Je ne veux pas apprendre l’escrime.
LE MAÏTRE D’ARMES. Premièrement, Monsieur,
j’ai, vous concernant, des instructions précises. Que vous le vouliez ou
non, vous apprendrez. Je réponds de vos succès sur ma tête.
Et deuxièmement, nous vivons au milieu des gens, comprenez-vous ?
Hélas, au milieu des gens, pas des loups. Il faut savoir se
défendre.
À
nouveau, la scène de son humiliation se présente devant les yeux
de Giovanna.
GIOVANNA. (Visage renfrogné.) Vous avez
raison. Il faut savoir se défendre. Mais je ne pourrai jamais apprendre.
LE MAÎTRE D’ARMES. Ne baissez pas les bras. La
force peut et doit être entraînée. Tenez, prenez.
GIOVANNA. Qu’est-ce que c’est ?
LE MAÏTRE D’ARMES. Une barre de fer. Portez-la
toujours avec vous. Je vous apprendrai d’autres exercices également.
Cependant, l’important dans un combat, ce n’est pas la force, mais le
sang-froid et l’intelligence. Il faut penser vite. Plus vite que ton adversaire.
Vous ne savez pas encore attaquer, mais par contre vous esquivez à
merveille les coups. Vous êtes souple, agile, rapide, observateur. La
défense vous donne un avantage sur l’adversaire.
GIOVANNA. On ne va pas loin en se défendant
seulement.
LE MAÎTRE D’ARMES. Allons donc ! Un seul
coup bien porté suffit à la victoire. Un, pas plus. Ne l’oubliez
pas. Prenez votre épée, nous continuons.
Le
maître d’armes et l’élève échangent encore quelques
coups.
Cela
suffit pour aujourd’hui. Prochaine leçon, demain.
Le
maître d’armes s’incline et sort. Le serviteur entre après
s’être annoncé par une cloche.
LE SERVITEUR. Vous avez de la visite…
GIOVANNA. Je suis lasse… Je suis las, je veux me
reposer.
LE SERVITEUR. Ce n’est pas du tout le moment. Le
maître d’équitation vous attend. Ainsi qu’un cheval sellé.
GIOVANNA. Mais je ne suis jamais monté sur un
cheval !
Le
serviteur écarte les bras, montrant par là qu’il n’y est pour
rien.
Scène 4.
Plusieurs
semaines plus tard, le tuteur de Giovanna lui rend visite.
LORENZO. Je suis content d’être venu te voir. Au
cours de ces semaines tu as fait de jolis progrès.
GIOVANNA. Vous vous moquez de moi. En
réalité, je suis tout simplement au désespoir.
LORENZO. Les professeurs reconnaissent que tu es un
jeune homme physiquement faible et que par moments tu te conduis bizarrement,
mais il ne leur est pas venu à l’esprit que tu es une femme. N’est-ce
pas là une victoire ? Continue d’apprendre. Néanmoins, il
est temps de passer à l’étape suivante.
GIOVANNA. À quoi dois-je m’attendre ?
LORENZO. Tu as passé quasiment toute ta vie
recluse. Le moment est venu de rencontrer du monde, d’aller dans les
cafés et les cabarets, sur les marchés, dans les rues. Bois du
vin. Joue aux dés. Cours après les femmes. Étudie la vie. Apprends
à te sentir libre quelle que soit ta compagnie. Sois moins
guindée. Cesse de te contrôler à tout moment. (Il se
lève, prêt à partir.)
GIOVANNA. Ça y est, vous m’abandonnez de
nouveau ? Je me languis beaucoup de vous.
LORENZO. Moi aussi. Le pape m’a confié une
mission à Byzance, c’est pourquoi nous ne nous verrons que dans quelques
mois. Je compte sur toi. (Il embrasse Giovanna et part.)
Le
serviteur fait entrer le signor Bartoloméo, un brave homme d’un certain
âge.
GIOVANNA. Signor Bartoloméo. Quel
honneur ! Pourquoi vous donnez-vous cette peine ? Je
m’apprêtais moi-même à vous rendre visite et n’attendais que
votre permission.
BARTOLOMÉO. Oui, j’ai reçu votre lettre,
mais me trouvant ici, à proximité, j’ai décidé de
passer moi-même chez vous. Je ne vous dérange pas ?
GIOVANNA. Comment vous, un juriste si renommé,
pourrait-il me déranger, moi qui suis une insignifiante personne.
BARTOLOMÉO. Vous exagérez, de toute
évidence, ma renommée. Sans descendre dans les détails,
comment avez-vous eu vent de mon existence ?
GIOVANNA. Soyez moins modeste, maître.
Tout le monde sait que vous conduisez les affaires des familles les plus
fameuses et les plus riches de Rome. Voyons, vous établissez les
contrats et les testaments, y compris pour les grands ducs Frioul !
BARTOLOMÉO. C’est exact. Guido, ainsi que son
frère Léon, recourent à mes services. Mais pourquoi
avez-vous besoin de moi ? Vous êtes jeune, il est encore tôt
pour que vous rédigiez un testament… Je suppose qu’il s’agit d’un
contrat de mariage ?
GIOVANNA. Non, mon affaire est de tout autre nature.
Mais vous me semblez fatigué. Veuillez vous asseoir, reposez-vous. Vous
prendrez bien un verre de vin ? (Il fait asseoir le vieil homme dans un
fauteuil et lui verse le vin.)
BARTOLOMÉO. Merci, vous êtes un jeune
homme très affable. En effet, il me faut reprendre mon souffle. Et donc,
quelle est cette affaire ?
GIOVANNA. J’ai un peu étudié la
jurisprudence, mais je sens que mes connaissances sont insuffisantes. Si un
notaire aussi expérimenté et aussi connaisseur que vous
était disposé à me prendre quelque temps comme clerc de
notaire, je serais prêt non seulement à travailler gratuitement,
mais je serais même heureux de payer pour suivre cet enseignement.
BARTOLOMÉO. J’ai besoin, en effet, d’un clerc
sérieux… Connais-tu le latin ?
GIOVANNA. Oui, signor. Je le lis, l’écris et le
parle.
BARTOLOMÉO. Parfait. Pour commencer, tu vas
mettre de l’ordre dans mes archives. Je n’ai plus de force pour ça.
GIOVANNA. Je vous remercie, signor. J’ai beaucoup de
chance.
BARTOLOMÉO. Quand peux-tu commencer ?
GIOVANNA. Aujourd’hui, si vous n’y voyez pas
d’inconvénient.
Scène 5
Quelques mois ont passé.
Giovanna entre d’un pas alerte et énergique dans sa chambre et y
rencontre Lorenzo. Radieuse, elle se précipite vers lui. Le tuteur
embrasse sa protégée.
LORENZO. Bonjour, Giovanna, je suis content de te
voir… Mais tu n’es plus la même.
GIOVANNA. Pardon ?
LORENZO. Je dis, que tu n’es plus la même.
GIOVANNA. À qui sont adressés ces
propos ?
LORENZO. (Quelque peu intrigué.)
À toi, Giovanna.
GIOVANNA. Excusez-moi, signor, je m’appelle Giovanni.
Vous pensez réellement que je ne suis plus le même ? Est-ce
pour le mieux ou pour le pire ?
Les
deux se regardent et commencent à rire.
LORENZO. Tu as raison. Giovanna n’est plus. Mais
Giovanni est bien là. Je vois que tu es prêt. Nous partons
à Rome.
GIOVANNI. Néanmoins expliquez-moi d’abord,
enfin, pourquoi je dois jouer un rôle d’homme et dans quel but vous me
conduisez à Rome.
LORENZO. Je vais t’expliquer. Cependant, promets-moi
de ne pas être étonné par ce que je vais te dire.
GIOVANNI. Il y a bien longtemps que rien ne
m’étonne.
LORENZO. Toutefois, prépare-toi à
écouter sans trouble ce que je vais dire. Et ne m’interromps pas tout de
suite.
GIOVANNI. Vous savez que je vous obéis en tout.
LORENZO. Et c’est très bien. Je veux que tu
sois pape de Rome.
GIOVANNI. Vous avez perdu la tête !...
Excusez-moi, je ne voulais pas vous offenser. Quel étrange projet !
LORENZO. Il est conçu depuis longtemps et bien
conçu. Je t’y prépare depuis de longues années.
GIOVANNI. Mais c’est impossible !
LORENZO. Tout est possible pour qui a la
volonté et le désir. Et lorsque ce projet se réalisera, tu
t’élèveras au-dessus de tous. Princes et rois s’inclineront
devant toi. Lorsque tu passeras dans la rue, les gens se mettront à
genoux.
GIOVANNI. Qu’ai-je à faire de cela ?
LORENZO. Alors, disons-le autrement. Tu pourras
être très utile à notre famille, à Rome et à
l’Italie. La situation n’est pas simple. Les Francs nous menacent au Nord,
Byzance à l’Est, les Arabes au Sud. Et nous, pendant tout ce temps, nous
ne sommes occupés que par des querelles intestines. Rome a besoin d’un
pape à poigne.
GIOVANNI. Et comment devient-on pape ?
LORENZO. L’ignores-tu vraiment ?
GIOVANNI. Il est, me semble-t-il, évêque
de Rome et c’est pourquoi ce sont les représentants des citoyens
romains, de la noblesse et du clergé qui l’élisent.
LORENZO. En théorie. Dans la pratique, les
clans et les partis ourdissent des intrigues, emploient la corruption, font
parler les armes, recourent aux menaces, Byzance et les rois francs s’en
mêlent et l’élection elle-même se transforme en spectacle
d’avance mis sur pied. Le résultat est que depuis de nombreuses
années c’est soit la famille Spolète, c’est-à-dire nous,
soit le clan des Frioul qui fait le pape. Ces dernières années,
les Frioul ont pris le dessus. À présent, avec ton aide, nous
devons prendre notre revanche. La lutte s’annonce difficile. Très
difficile. Selon toute vraisemblance, nous échouerons encore.
GIOVANNI. Lequel des Frioul veut devenir pape ?
Guido ?
LORENZO. Non. Non, il est le chef du clan, mais il n’a
pas l’étoffe d’un prélat. Son rêve est de devenir empereur.
Il est courageux, fort, possède le quart de l’Italie, mais c’est un
mauvais politique. Guido apporte l’argent et les soldats, mais c’est son
frère aîné Léon qui est aux commandes des cuisines.
GIOVANNI. Ainsi, c’est Léon qui veut devenir
pape ?
LORENZO. Non plus. Guido ne veut pas que son
frère le surpasse en autorité. Leur candidat est
l’évêque Formose.
GIOVANNI. Et que pensent les gens de Guido ?
LORENZO. Il est considéré comme le plus
brillant chevalier d’Italie. On peut dire de lui qu’il est l’homme par
excellence. Beaucoup s’efforcent de lui ressembler.
GIOVANNI. Eh bien, j’ai désormais un
modèle à imiter… Mais comment lutter contre des adversaires si
forts ?
LORENZO. Il est trop tôt encore pour que tu te
frottes à eux : ils sont plus influents que le pape lui-même,
alors que toi personne ne te connaît. Pour l’instant mène la vie
d’un jeune aristocrate de bonne famille, prends tes repères, apprends
à connaître Rome et que Rome finisse par te connaître. Au
bout d’un certain temps nous ferons de toi, pour commencer, un
évêque.
GIOVANNI. D’emblée un
évêque ? Cela est possible ?
LORENZO. Pour un jeune homme de si illustre et
riche famille c’est possible.
GIOVANNI. Et à quelle fin dois-je devenir
évêque ?
LORENZO. Cela te donnera le droit d’être
candidat à l’élection du pape.
GIOVANNI. Quand les élections ont-elles
lieu ?
LORENZO. Le pape actuel est vieux et faible Je crois
que nous disposons d’un an ou deux, pas plus. Dans quelques jours, nous
organiserons une réception en l’honneur de ton arrivée. Il faut
te montrer à Rome.
GIOVANNI. Pour être honnête, j’ai
très peur.
LORENZO. Moi aussi.
ACTE II
Scène 6
Lorenzo
donne une réception dans son palais pour montrer son neveu à
Rome. À ses côtés se tient Giovanni en habit de riche
courtisan. D’eux s’approche l’un parmi les invités en la personne de
Formose, évêque au visage intelligent et rusé.
FORMOSE. Je vous salue, signor Lorenzo. C’est un grand
honneur pour moi que vous, personnage si influent et bras droit du pape, n’ayez
pas oublié d’inviter une personne aussi insignifiante que moi.
LORENZO. Ne faites pas le modeste, cher Formose, tout
le monde est certain que vous serez le prochain pape.
FORMOSE. Est-ce là votre neveu dont
l’apparition soudaine fait parler tout Rome ?
GIOVANNI. Ma modeste personne ne mérite pas que
l’on parle d’elle, Monseigneur.
FORMOSE. Néanmoins, les affaires
réputées de votre illustre oncle le méritent. Comment
voyez-vous votre avenir ?
GIOVANNI. Je ne suis qu’un provincial et je m’en
remets entièrement à mon oncle.
FORMOSE. Et vous faites bien. (Il s’éloigne.)
LORENZO. Observe-le bien. Il sera ton principal rival.
GIOVANNI. Qui est-il ?
LORENZO. L’évêque Formose, un malin
doué d’intelligence et de rouerie. Les frères Frioul en font leur
candidat à l’élection du pape. Tiens, les voici, justement...
Entrent
Guido et Léon Frioul. Lorenzo s’adresse à Guido.
LORENZO. Permettez-moi de vous présenter,
signor Guido, mon neveu.
Guido
jette un regard indifférent sur le jeune homme. Giovanni s’adresse
à lui très poliment.
GIOVANNI. Je suis heureux d’être
présenté à un homme, dont la gloire retentit dans toute
l’Italie.
GUIDO. (L’air distrait.) Le plaisir est
réciproque. (Il s’éloigne vers d’autres hôtes.)
LORENZO. (Tout bas, à Giovanni.) Et
voici son frère Léon il est très influent. Vois, combien
de partisans il traîne à sa suite… Signor Léon,
permettez-moi de vous présenter mon neveu Giovanni, le prince
Spolète.
Léon
dévisage Giovanni sans aucune discrétion. Ce dernier ce trouble
et blêmit.
LÉON. J’ignorais que vous aviez un neveu.
LORENZO. Le fils de mon frère a
été éduqué dans la campagne la plus
éloignée, dans l’humilité, les travaux et la
piété. Pardonnez-lui le manque de lustre mondain et de bonnes
manières.
LÉON. (Sèchement.) Heureux de
faire votre connaissance, signor. (Il s’éloigne, accompagné de
ses partisans.)
GIOVANNI. (Troublé.) Je crois que
Léon se doute de quelque chose. Il m’a regardé avec une telle
insistance…
Après
Léon se présente une belle jeune femme, richement vêtue.
ANASTASIA. Bonsoir, Monseigneur.
LORENZO. Bonsoir, princesse. Le prince Spolète,
mon neveu. Je le confie à vos bons soins. Giovanni, voici la princesse
Anastasia, la personne la plus belle, la plus charmante et la plus riche
d’Italie.
La
jeune femme regarde Giovanni avec intérêt.
ANASTASIA. Où cachiez-vous ce
trésor ?
LORENZO. En province, le plus loin possible des
tentations de Rome. Je me suis efforcé de faire son éducation par
les travaux et la piété.
ANASTASIA. Voilà qui est très louable. (Elle
tend la main à Giovanni.) Je serai heureuse de vous voir chez
moi. (Elle s’éloigne en direction d’autres invités.)
GIOVANNI. Elle aussi m’a regardé quelque peu
bizarrement. Elle a sûrement deviné.
LORENZO. (Souriant.) Cesse de trembler. Elle a
simplement marqué pour toi l’intérêt qu’une femme porte
à un homme.
GIOVANNI. Elle n’est pas encore mariée ?
LORENZO. Non, mais elle s’y prépare.
GIOVANNI. Et qui est son fiancé ?
LORENZO. Guido.
GIOVANNI. Il l’aime ?
LORENZO. Naturellement. Elle possède le
duché de Bénévent, le plus grand de Lombardie, et lui
apporte en dot tant de villes, de forteresses et d’argent, qu’on ne peut que
l’aimer. Et lorsque Guido sera marié à Anastasia, sa puissance ne
le cédera en rien à celle du roi.
GIOVANNI. Leur mariage n’est-il qu’un bruit qui
court ?
LORENZO. Non, c’est une affaire réglée.
GIOVANNI. Alors, nous ne pourrons avoir le dessus sur
leur clan.
Lorenzo
demande à l’un des invités, jeune et beau courtisan, d’approcher.
LORENZO. Lamberto, viens çà. Je te
présente ton cousin au deuxième degré, Giovanni. Giovanni,
voici un membre de notre famille, Lamberto Spolète.
Les
deux jeunes gens échangent une poignée de mains et des saluts.
Lorenzo donne congé à Lamberto.
Va,
Lamberto. Amuse-toi, danse.
Lamberto
s’éloigne. Lorenzo se tourne vers Giovanni.
C’est
l’unique homme, aujourd’hui, dans notre famille, d’âge adulte. Hormis
toi.
GIOVANNI. Et pourquoi n’avez-vous pas voulu faire de
lui, précisément, un pape ?
LORENZO. (Brièvement.) Parce qu’il n’en
a pas l’étoffe. Mais il est temps de convier mes hôtes à la
table.
Lorenzo
entraîne les invités. Giovanni tente d’engager la conversation
avec Léon.
GIOVANNI. Signor Léon, m’accorderez-Vous une
minute…
Léon
fait mine de ne pas entendre et veut gagner avec les autres invités la
salle à manger.
Signor,
une minute, pas plus.
Léon
s’arrête. En même temps que lui, s’arrête aussi un membre de
sa suite.
LÉON. (Sur un ton très froid et
hautain.) Que puis-je pour vous ?
GIOVANNI. J’aimerais Vous parler d’une affaire
susceptible de Vous intéresser.
LÉON. Pas ici, tout de même, et pas
maintenant.
GIOVANNI. Et quand ?
LÉON. Hélas, dans les semaines qui
viennent et, peut-être les mois, je n’aurai pas le temps.
GIOVANNI. Et, malgré tout, je me permets
d’insister.
LÉON. Jeune homme, je sais que vous avez grandi
dans un trou de province, mais vous avez tout de même entendu dire par
votre oncle que nos familles ne sont pas, c’est le moins qu’on puisse dire, en
très bons termes.
GIOVANNI. Signor, je n’en ai aucune connaissance. Mais
j’ai beaucoup entendu parler de Vos mérites et de Vos talents, de Votre
bonté et Votre courtoisie et c’est pourquoi aucun différent politique
ne saurait diminuer l’immense respect que j’ai envers Votre famille et envers
Vous personnellement.
Léon
regarde avec curiosité son interlocuteur.
LÉON. Cela est fort bien dit. Ma foi, vous avez
sollicité une minute, je vous l’accorde, mais pas plus.
GIOVANNI. (Ayant porté son regard sur le
compagnon de Léon.) J’aimerais Vous parler tête à
tête.
Léon
est stupéfié par l’exigence du jeune homme.
LÉON. Voyons, jeune homme… Comprenez-vous bien
avec qui vous prenez langue ?
GIOVANNI. Veuillez m’excuser, signor, je suis jeune,
je manque d’expérience, je ne connais personne à Rome et j’ai
fort besoin d’être conseillé et dirigé. C’est pourquoi je
me permets de me tourner vers Vous. Et pour vous assurer de la sincérité
de mon propos je veux Vous faire part de quelque chose d’important. À
Vous seul uniquement.
Sur
un signe de Léon, son compagnon quitte la salle.
LÉON. Poursuivez.
GIOVANNI. Conscient que Vous êtes très
pris, je vais droit au fait. Modeste amateur de sciences, on peut dire, rat de
bibliothèque, j’ai consacré, alors que j’étais dans mon
trou de province, un temps assez important à l’étude de
l’histoire, de la généalogie et de la jurisprudence.
Lorsque j’ai étudié, entre autres choses, l’histoire de Votre
bien fameuse famille Frioul, il m’a semblé étrange que Votre
père ait légué son titre, son duché et sa
dignité non à son fils aîné, c’est-à-dire
à Vous, mais à Votre jeune frère Guido. Par ailleurs, tout
le monde sait que Votre père Vous aimait beaucoup.
LÉON. Où voulez-vous en venir ? Et en
quoi l’histoire de notre famille vous regarde-t-elle ?
GIOVANNI. Il n’y a pas si longtemps j’aidais un
honorable notaire à classer ses archives et parmi d’autres parchemins,
voici que je suis tombé sur ce document.
Léon
fait tourner le parchemin dans ses mains.
LÉON. Pardonnez-moi, je ne suis pas très
fort en latin.
GIOVANNI. C’est le testament authentique de Votre
père, dans lequel c’est Vous qui êtes désigné comme
héritier et non le signor Guido.
Léon
est stupéfié.
LÉON. Qu’est-ce à dire, "authentique" ?
GIOVANNI. Cela veut dire que Votre frère a
contraint le notaire à falsifier le testament. Si Vous Vous en souvenez,
au moment de la mort de votre père, Vous Vous trouviez auprès du
roi des Francs avec une ambassade.
LÉON. Très juste.
GIOVANNI. Et lorsque Vous êtes revenu, Guido
avait au front la couronne de duc.
LÉON. Le nom du notaire ?
GIOVANNI. Vous le connaissez : Bartoloméo.
Sa conscience ne laissait pas de le tourmenter, mais il était
terrorisé par le signor Guido. Hélas, récemment, le notaire
est décédé, mais à ma demande il avait
laissé une lettre attestée par des témoins dans laquelle
ce que je dis se trouve confirmé. Prenez, je Vous prie, et cette lettre.
Léon
examine les documents.
LÉON. Jeune homme, c’est une très grave
accusation. Vous comprenez à quoi vous vous exposez, si elle ne se
confirme pas ?
GIOVANNI. Votre frère est un chevalier des plus
dignes. Cependant, j’ai encore plus de respect pour Vous. Et ce respect, ainsi
que mon désir de justice m’ont poussé à rechercher la
vérité. Je me garderai de Vous retenir davantage, signor. Vous
pouvez me compter en toute circonstance comme Votre dévoué ami.
LÉON. Attendez… Vous dites que vous avez fait
des études de droit. Que convient-il que je fasse, selon vous ?
GIOVANNI. Avant tout, faites venir des juristes
expérimentés et demandez-leur d’établir et de certifier
l’authenticité des documents. Ensuite, adressez-Vous au tribunal et
récupérez le duché.
LÉON. Vous ne connaissez pas Guido. Il n’a de
respect que pour la force, pas pour le droit. La décision d’un tribunal
n’est pour lui qu’un papier sans valeur. Que vaut-il face à une
armée, des forteresses et de l’argent ? En outre, si, par son
mariage avec Anastasia, il récupère sa dot, il devient invincible.
GIOVANNI. Efforcez-Vous d’empêcher ce mariage.
LÉON. Comment puis-je m’y prendre ?
GIOVANNI. Ne baissez pas les bras, signor. Guido est
fort, mais êtes-Vous faible ? N’avez-Vous pas des partisans ?
Le droit n’est-il pas de votre côté ? Et puis, demandez son
aide au pape.
LÉON. Le pape fera ce que Guido lui intimera de
faire. Vous le savez bien !
Giovanni,
regardant Léon dans les yeux, prononce très distinctement :
GIOVANNI. Donc, il faut choisir un autre pape.
Giovanni
sort. Léon reste seul, extrêmement songeur.
Scène 7
Des
appartements richement décorés dans le palais d’Anastasia. Une
table dressée pour une fête, des fleurs. La jeune fille,
vêtue avec un très grand soin, accueille avec joie Giovanni, qui
au moment d’entrer s’arrête sur le seuil, indécis.
ANASTASIA. Entrez, entrez ! Qu’est-ce qui vous
arrête ?
GIOVANNI. Pardon, princesse, je me suis sans doute
trompé de jour et d’heure. Vous m’aviez invité à une
fête…
ANASTACIA. Tout à fait, à une petite
fête en ma demeure. Et vous êtes à l’heure.
GIOVANNI. Et où sont les autres
invités ?
ANASTASIA. Les autres invités seront là
plus tard. Mais pour cette heure-ci, je n’ai invité que vous.
GIOVANNI. C’est pour moi un grand honneur, princesse.
ANASTASIA. Quittez cet air guindé. Et
appelez-moi simplement Anastasia.
GIOVANNI. Votre robe est ravissante.
ANASTASIA. Merci. Je n’ai pas encore eu le temps
de mettre les bijoux qui vont avec. Tenez, j’ai ici un coffret empli de toutes
sortes de colifichets. (Elle ouvre le coffret à bijoux.) Je ne
sais que choisir. Peut-être sauriez-vous me conseiller ? Du reste,
de telles vétilles, bien sûr, ne peuvent vous intéresser.
Giovanni,
non sans marquer quelque intérêt, se joint à Anastasia pour
l’aider à choisir bagues et colliers.
GIOVANNI. Ce sont là de très beaux
objets, mais le plus beau bijou, c’est tout de même vous.
ANASTASIA. Oh ! je vois que vous savez aussi
faire des compliments.
GIOVANNI. Je ne puis comprendre, néanmoins,
pourquoi vous m’avez fait venir plus tôt que les autres invités.
ANASTASIA. Doux Jésus, qu’y a-t-il là
à comprendre ? Je veux simplement faire plus ample connaissance
avec vous, avant que n’arrivent des invités, dont je supporte mal les
bavardages ennuyeux. Ne dit-on pas, avec raison, que dans toute
assemblée il y a plus de sots que de sages et que la part la plus
nombreuse l’emporte toujours sur la meilleure ? Asseyez-vous,
racontez-moi.
GIOVANNI. Quoi donc ?
ANASTASIA. Ce qui vous concerne, bien sûr !
Pourquoi croyez-vous que je vous ai invité ? Nous nous sommes
déjà rencontrés plus d’une fois dans différentes
réceptions, mais dans l’agitation générale nous n’avons pu
nous adresser ne serait-ce que deux mots sensés.
GIOVANNI. Que dire me concernant, pas grand-chose, ma
foi.
ANASTASIA. Mais alors, pourquoi tout Rome parle-t-il
de vous ? Et, chose étrange, vous n’avez presque point d’ennemis.
Pas même dans la famille Frioul. Il m’a été dit que
Léon ne tarit pas d’éloges sur vous.
GIOVANNI. Voilà qui est agréable
à entendre.
ANASTASIA. Aux amateurs de poésie vous
récitez par cœur des vers d’Ovide et Horace, aux savants vous citez
Pline et Hérodote, aux juristes vous faites une interprétation du
code justinien et du droit romain et vous expliquez à nos
évêques ignorants le sens de l’Écriture sainte. D’où
sortez-vous ?
GIOVANNI. J’ai un tuteur très
sévère. Il m’a maintenu toute ma vie à la campagne,
m’éduquant au labeur et à l’obéissance.
ANASTASIA. J’ai déjà entendu cette fable
sur la campagne. Où avez-vous vraiment passé votre
jeunesse ? À Constantinople, à la cour de l’empereur ?
Ou auprès du roi des Francs ?
GIOVANNI. En Italie, à la campagne.
ANASTASIA. Vous êtes têtu et peu loquace.
GIOVANNI. Mais, j’ai vraiment passé mon
enfance et ma jeunesse à la campagne. (L’air pensif.)
C’était le bon temps. Le chant des oiseaux me réveillait de bon
matin, la lumière rose du soleil éclairait les collines
enveloppées de brouillard, et la rosée perlait sur les fleurs…
J’aimerais tant y retourner…
ANASTASIA. Quel visage vous avez… Je ne vous avais pas
encore vu comme cela.
GIOVANNI. Anastasia, il vaut mieux que vous parliez de
vous.
ANASTASIA. Pour le coup, voilà bien quelqu’un
dont il n’y a vraiment rien à dire. Je suis une banale jeune fille de la
cour, pareille à toutes les jeunes filles de la cour. Je brode un peu,
je lis un peu en ânonnant, je tire quelques sons de la harpe, tenez, la
voyez-vous dans le coin ? Ma vie est un long ennui, mais nous vivons
toutes comme nous pouvons, s’il ne nous est pas permis de vivre comme nous
voulons… Que dire encore de soi-même ? J’aime beaucoup la toilette.
Voilà, je pense avoir tout dit.
GIOVANNI. Vraiment tout ?
ANASTASIA. Tout. Ah ! oui, et aussi, je danse
bien. Je crois, avec une perfection plus grande qu’il n’est permis à une
honnête femme.
GIOVANNI. Je pourrais quelque peu compléter ce
portrait.
ANASTASIA. Oui ? Voilà qui est très
intéressant.
GIOVANNI. Vous pourriez raconter que dans vos veines
coule du sang royal, que votre aïeul a sauvé Rome d’une invasion et
que votre bisaïeul a été sanctifié et que nombre
d’églises en Italie ont été construites en son honneur.
Vous pourriez raconter, que votre mère, très vite devenue veuve,
s’est illustrée par son mode de vie modeste et ses bonnes œuvres.
Anastasia
laisse posé sur Giovanni son regard étonné.
ANASTASIA. Comment savez-vous tout cela ? En
vivant à la campagne ?
GIOVANNI. Oui. De plus, je sais que vous gouvernez
bien votre imposante principauté, que vous êtes intelligente et
cultivée.
ANASTASIA. Qu’est-ce qui vous fait dire
ça ?
GIOVANNI. Intentionnellement ou pas, au cours de notre
brève conversation vous avez cité par trois fois des classiques
latins : Livius, Térence et Salluste. Alors, pourquoi me faire
croire que vous lisez en ânonnant.
ANASTASIA. (Stupéfaite.) Vous… C’est
tout simplement inadmissible…
GIOVANNI. De plus, vous êtes incroyablement
belle. Du reste, tout le monde le sait. J’aurais aimé être belle
comme vous… Je veux dire, que si j’avais été une femme… pour
être aussi belle… aussi beau… Excusez-moi, je me perds dans les accords
grammaticaux.
ANASTASIA. Ce n’est rien, je vous ai compris.
GIOVANNI. Et je pense aussi que vous êtes seule
et qu’il doit vous être difficile de vivre sans père ni
mère.
ANASTASIA. Et vous savez cela aussi ?
GIOVANNI. J’ai moi-même grandi sans parents…
Mais j’ai un tuteur. Sans lui, je ne serais rien.
ANASTASIA. (Avec tristesse.) Et moi je n’ai ni
tuteur, ni même amis. Seulement des prétendants. Consentez-vous
à être mon ami ?
GIOVANNI. Je suis déjà votre ami.
Long
silence. Giovanni est le premier à le rompre.
Excusez-moi,
vous voilà triste par ma faute. Changeons le sujet de notre conversation.
Ou, plutôt, chantez-moi quelque chose et je vous accompagnerai.
Giovanni
va s’asseoir devant la harpe et avec douceur fait vibrer quelques cordes.
Anastasia n’en peut revenir d’étonnement.
ANASTASIA. Vous, un homme, jouez de la harpe ?
GIOVANNI. Un tout petit peu. L’ennui à la
campagne m’a poussé à apprendre. Je crains d’avoir
déjà tout oublié.
Giovanni,
pensif, joue une mélodie lui rappelant les jours passés.
Anastasia écoute d’abord, puis, n’y tenant plus, elle commence à
chanter. La musique cesse. Anastasia secoue la torpeur qui était la
sienne.
ANASTASIA. C’était beau.
GIOVANNI. Oui. Vous avez chanté
étonnamment bien. Et maintenant, excusez-moi, je dois partir. Je ne
voudrais pas rencontrer les autres invités. Votre fiancé ne
voit-il pas déjà notre amitié d’un mauvais œil ?
ANASTASIA. Vous avez peur de lui ?
GIOVANNI. Non, mais je crains de vous causer des
désagréments.
ANASTASIA. Je veux que cela soit clair pour
vous : je suis encore maîtresse de ma personne et je ne suis
obligée de rendre de comptes à qui que ce soit.
GIOVANNI. En ce cas, je reste.
ANASTASIA. (Résolue.) Giovanni, puisque
nous avons déjà abordé le sujet… Dans un mois je dois
prendre pour époux Guido. Comment voyez-vous la chose ?
GIOVANNI. Vous aime-t-il ?
ANASTASIA. Il dit que oui.
GIOVANNI. Vous aime-t-il depuis longtemps ?
ANASTASIA. Depuis longtemps.
GIOVANNI. Et vous, l’aimez-vous ?
ANASTASIA. Je ne sais pas. Je crains que non.
GIOVANNI. Alors, pourquoi l’épousez-vous ?
ANASTASIA. Qui d’autre pourrais-je
épouser ? Tous sont unanimes pour dire que c’est le meilleur parti
de toute l’Italie… Pourquoi ce silence ?
GIOVANNI. Vous voulez que je sois franc ? Ne
l’épousez pas.
ANASTASIA. Pourquoi ? Il a au moins pour lui
d’être riche, noble, courageux et beau.
GIOVANNI. Sa richesse et son titre il les a
usurpés sur Léon et il les perdra vite. Son courage, il le met au
service d’affaires malhonnêtes. Sa beauté, pour se soumettre les
femmes quelles qu’elles soient.
ANASTASIA. Pourquoi pensez-vous ainsi ?
GIOVANNI. Je ne le pense pas, je le sais.
ANASTASIA. Vous l’avez appris du fond de votre
campagne ?
GIOVANNI. Oui.
ANASTASIA. Le clan des Frioul, toujours si
soudé, s’est effectivement scindé en deux camps : celui de
Léon contre celui de Guido. Et, bien que Guido soit tout-puissant, les
gens désertent son camp pour rejoindre Léon. Cela est
étrange.
GIOVANNI. L’arrogance et l’orgueil indomptable de
votre fiancé leur déplaisent.
La
voix de Giovanni est dure et froide. Anastasia en éprouve un
mal-être.
ANASTASIA. Vous êtes partial et sans
pitié.
GIOVANNI. Je suis votre ami, je vous veux du bien. Du
reste, si vous avez déjà fait votre choix, il ne sert à
rien de poursuivre cette conversation.
ANASTASIA. Et si je n’ai pas encore fait mon
choix ?
GIOVANNI. Alors, réfléchissez à
mes paroles.
Silence.
ANASTASIA. Dites-moi, Giovanni, quels sont vos
projets, sur le plan personnel ? Envisagez-vous de vous marier ?
GIOVANNI. Anastasia, je ne veux pas avoir de secret…
Dans quelques jours je prends l’habit et par là-même je fais
vœu de chasteté.
La
jeune femme, stupéfiée par cette annonce inattendue, en reste
figée, puis prononce à grand peine.
ANASTASIA. Les hôtes vont arriver. Mais je dois
rediscuter avec vous. Jusque-là nous ne prendrons aucune
décision. Et maintenant, accordez-moi quelques minutes de solitude. Mais
revenez sans faute. Vous entendez ? Promettez.
GIOVANNI. Entendu, je viendrai.
Giovanni
sort. Anastasia essaie de retrouver la sérénité et de se
reprendre en mains. Les hôtes arrivent les uns après les autres.
Parmi eux, Lorenzo, Lamberto, Léon, Formose et d’autres. Le dernier
entré est Guido. Il remet un bouquet à Anastasia.
GUIDO. Anastasia, dans cette toilette, vous êtes
tout simplement magnifique.
ANASTASIA. (Elle est distraite et son regard
n’arrête pas de chercher quelqu’un.) Oui. Je veux dire, merci.
GUIDO. Cependant, il vous faudra urgemment passer
commande d’une autre robe.
ANASTASIA. Oui, merci.
GUIDO. Vous m’écoutez, ma chère ?
ANASTASIA. Pardon ? Oui, bien sûr.
GUIDO. Je disais qu’il faudra passer commande d’une
nouvelle robe.
ANASTASIA. Nouvelle ?
GUIDO. La robe, dans laquelle vous
célèbrerez votre mariage.
ANASTASIA. Avec qui ?
GUIDO. Avec moi, bien sûr.
ANASTASIA. Avec vous ?
GUIDO. Pourquoi cela vous étonne-t-il
tant ? j’ai déjà fixé le jour de la noce. Le pape en
personne sera présent.
Anastasia
revient à la réalité.
ANASTASIA. Vous êtes allé un peu vite,
Guido.
GUIDO. Au contraire, je suis patient et j’ai trop
longtemps attendu. Je vous aime, n’est-ce pas, depuis très longtemps.
ANASTASIA. Moi ou mon duché ?
GUIDO. Ne soyez pas caustique. Cela ne vous sied pas.
ANASTASIA. Guido, prenez ce que je vais vous dire le
plus sereinement possible. Je ne vous épouserai pas.
GUIDO. Que s’est-il passé ?
ANASTASIA. Rien.
GUIDO. Vous avez eu vent que Léon veut me
retirer le duché ?
ANASTASIA. Guido, vous n’avez rien compris.
GUIDO. C’est vous qui n’avez rien compris. Le mariage
aura lieu dans une semaine.
ANASTASIA. Il ne se fera jamais.
GUIDO. On ne me fait pas renoncer facilement à
mes projets.
ANASTASIA. Moi non plus. Je ne vous épouserai
pas.
GUIDO. Vous allez apprendre à me
connaître. Je ferai entrer mes troupes dans Rome et vous prendrez comme
femme par la force.
ANASTASIA. À présent, je commence, en
effet, à vous connaître. Cessons cette discussion.
GUIDO. Nous la poursuivrons encore.
Guido
s’éloigne d’Anastasia et boit verre sur verre. Les yeux de la jeune
femme continuent de chercher Giovanni. Elle le remarque enfin. Son visage
s’illumine.
ANASTASIA. Enfin ! je croyais déjà
que vous ne viendriez pas.
GIOVANNI. N’avais-je pas promis ?
ANASTASIA. Ça va être le moment des
danses. Bien sûr, vous savez danser ?
GIOVANNI. Un peu.
ANASTASIA. Y a-t-il quelque chose au monde que vous ne
sachiez faire ? Dites-moi, où se trouve ce coin de campagne
enchanté où vous avez tout appris ? J’y veux vivre aussi. (Baissant
la voix.) Surtout, si vous y allez avec moi.
Les
jeunes gens dansent. Les yeux d’Anastasia brillent, elle est pleine de vie.
À ce moment la main lourde de Guido se pose sur l’épaule de
Giovanni.
GUIDO. Suffit. Laisse-la.
Anastasia
jette un regard furieux sur Guido.
ANASTASIA. Comment osez-vous ? J’ai
moi-même invité ce cavalier !
Guido,
sans prêter attention, à la jeune femme, continue d’exercer sa
pression sur Giovanni.
GUIDO. Tu entends, ce que je te dis,
bâtard ? Disparais. Sur-le-champ et à jamais. Tu crois que je
suis aveugle ?
Et
comme Giovanni reste silencieux et sans bouger, Guido tire son
épée du fourreau.
Je
t’ai donné un ordre et je peux le faire exécuter sans
délai. Eh bien ?
Giovanni
garde le silence. Anastasia tente de retenir son fiancé.
ANASTASIA. Guido, si vous osez toucher un seul de ses
cheveux…
Guido,
en silence, repousse la jeune femme de côté et porte sur son
adversaire un terrible coup, qui aurait pu s’avérer mortel, si Giovanni
ne l’avait pas évité à temps. Guido lève à
nouveau l’épée. Les personnes présentes suivent la
dispute. Giovanni blêmit mais garde son sang-froid.
GIOVANNI. Signor, votre acte vous déshonore.
Voyez, je suis désarmé.
GUIDO. Tant pis pour toi.
Guido
porte son coup et à nouveau Giovanni l’esquive. Léon tente de
retenir son frère.
LÉON. Ressaisis-toi, tu as trop bu. Voyons,
c’est purement un assassinat.
GUIDO. (Repoussant Léon.) Ne t’en
mêle pas.
Guido
avance sur son adversaire, le presse. Giovanni esquive les coups, tantôt
en se cachant derrière une colonne, tantôt bondissant par-dessus
une table, tantôt en montant à toutes jambes l’escalier. Sur un
signe de Lorenzo, Lamberto tire son épée du fourreau et la remet
à Giovanni au moment où celui-ci passe en courant devant lui.
À ce moment, le vrai duel commence. Guido est en furie, Giovanni se
maîtrise, mais dans ses yeux brille la haine.
LAMBERTO. (Se penchant vers Lorenzo.) Votre
neveu n’a toujours pas porté un seul coup. A-t-il appris
l’escrime ? Guido va le tuer comme un poulet.
Lorenzo
ne répond pas. Guido continue d’attaquer. La passivité de son
adversaire finit par endormir sa vigilance et alors Giovanni, profitant d’un
coup raté, lui porte un coup rapide dans l’aine. Guido pousse un cri
terrible et tombe, se tordant de douleur. Giovanni se penche sur lui.
GUIDO. Scélérat, tu m’as frappé
à l’endroit le plus sensible !
GIOVANNI. (Il murmure.) Toi aussi.
Giovanni
jette son épée. On emmène Guido blessé. Tout le
monde s’éloigne. Restent seulement Formose, Giovanni et Lorenzo.
FORMOSE. Lorenzo, dites-moi, comment, après un
tel scandale, on peut nommer évêque votre neveu. Il faut le juger
et non l’élever à la dignité d’évêque.
J’exigerai que le pape ne confirme pas sa nomination.
LORENZO. Vous savez que Giovanni ne voulait pas de ce
duel. Ce n’est pas lui qui a commencé. Ce n’est pas lui qui l’a
provoqué. Guido l’a agressé alors qu’il était
désarmé, et mon neveu n’a fait que se défendre. Le pape se
rangera de notre côté.
FORMOSE. C’est ce que nous verrons. (Il part.)
LORENZO. Giovanni, dis-moi, que s’est-il
passé ? Fallait-il laisser se produire cette dispute, la veille de
ton élévation au rang d’évêque ? Je crains que
tu n’aies tout gâché.
Giovanni
n’a pas l’air trop inquiété.
GIOVANNI. Mon oncle, tout cela n’est pas si terrible.
Les Italiens aiment se battre et un bon duel avec un adversaire de taille ne
peut qu’augmenter ma popularité.
LORENZO. Et cependant cette dispute est notre
échec total.
GIOVANNI. C’est notre totale réussite. Veuillez
bien réfléchir : l’invincible forteresse du clan des Frioul
a été ébranlée. Son chef a été
estropié et déshonoré. Son mariage avec le plus beau parti
d’Italie annulé. À présent, Guido, d’une manière
générale, ne peut pas se marier et avoir des enfants. Il n’a pas
d’avenir. Ses partisans tôt ou tard lui tourneront figure. Et, chose la
plus importante, une jeune femme honnête désormais ne confiera pas
son destin à une canaille. Cela seul ne suffit-il pas ?
LORENZO. Tout cela est bien vrai… Toutefois, je sens
qu’il y a là quelque chose encore que tu te gardes de dire… N’ai-je pas
raison ?
Giovanni
ne répond pas.
Scène 8
Les
chefs du clan des Frioul — Guido et son frère Léon —
échangent des mots plus hauts les uns que les autres.
LÉON. Prends garde à ne pas
m’insulter !
GUIDO. Mais je ne t’insulte pas. Je voulais simplement
te rappeler qui tu es et qui je suis.
LÉON. Tu es un misérable !
GUIDO. Et toi une nullité.
LÉON. Tu t’attaques à un garçon
désarmé et tu joues au courageux. À cause de ça,
depuis trois mois, tout Rome se gausse de toi. Castrat.
GUIDO. (S’armant de son épée.)
Répète un peu pour voir…
Entre
Formose. Les frères cessent toute dispute.
FORMOSE. J’arrive tout juste du palais du pape. Adrien
est au plus mal. Il ne tiendra pas longtemps.
LÉON. Donc, il est temps de
réfléchir à qui sera le prochain pape.
FORMOSE. Que signifie
« réfléchir » ? N’est-il pas déjà
décidé entre nous que je serai le prochain pape ?
GUIDO. Naturellement, que c’est décidé.
LÉON. L’état des forces en
présence n’est pas aussi limpide qu’il l’était
précédemment. Lorenzo ne ménage pas ses efforts pour
mettre en avant son neveu. Le voici déjà devenu
évêque et sa popularité grandit à vue d’œil.
FORMOSE. Il faut aussi tirer au clair quelle sorte de
neveu c’est là et d’où il sort. J’ai des doutes sur lui. Il me
fait l’effet d’un eunuque.
LÉON. (Avec un sourire moqueur.) Ne
prononcez pas le mot " eunuque" en présence de mon
frère.
GUIDO. Léon, tu as beau être mon
frère, mais si tu ne tiens pas ta langue, je ne t’épargnerai pas.
LÉON. J’apprécie depuis longtemps tes
sentiments fraternels.
FORMOSE. Pourquoi Giovanni est-il si renfermé,
pourquoi ne laisse-t-il personne l’approcher ? Peut-être
souffre-t-il de quelque défaut physique ?
LÉON. Une personne de si haut rang, en
vérité, ne doit pas être accessible à tout un
chacun. Il n’a aucun défaut, il est très bien fait de sa
personne. Des hommes pareils ne se trouvent pas comme ça. Ce n’est pas
un hasard si Anastasia s’est éprise de lui. (D’un ton affable.)
N’est-il pas vrai, Guido ?
Guido,
irrité, grince des dents.
LÉON. Et, comme il vous en souvient, il manie
l’épée en virtuose. (Sur un ton venimeux.) Guido peut le
confirmer.
GUIDO. (Jetant un regard haineux à
Léon.) Bientôt, je le réduirai en poussière.
LÉON. Mais pour l’heure il est toujours vivant.
GUIDO. Pourquoi, d’ailleurs, discutons-nous sur les
chances de ce bec-jaune ? Il y a sept ans, nous avons
empêché que même ce renard rusé de Lorenzo devienne
pape. À quoi, vraiment, peut bien prétendre son neveu ?
LÉON. La liste de ses partisans se fait assez
conséquente.
GUIDO. Et je vois que tu es l’un d’eux.
LÉON. Même Byzance le soutient.
FORMOSE. Cependant, la Lombardie et la Germanie se
rangent à notre côté.
GUIDO. La belle affaire que de savoir de quel
côté sont les étrangers ! Ce sont les Romains qui
votent, voyons.
LÉON. Mais on peut acheter les Romains avec
l’or de Byzance.
GUIDO. Le jour du vote je conduirai mon armée
jusqu’ici, et alors nous verrons qui votera contre ma volonté.
LÉON. Guido, il est temps de comprendre que la
force ne résout pas tout.
GUIDO. La force résout tout.
LÉON. Alors, il est temps que tu comprennes
qu’elle n’est peut-être plus de ton côté.
GUIDO. Léon, j’ai le sentiment que tu es
passé dans le camp des Spolète. N’oublie pas que nous sommes une
famille unie, la famille des Frioul.
LÉON. Rends-moi mon duché et je me
souviendrai de cela.
GUIDO. Je t’ai déjà dit plus d’une fois
que je ne le rendrai pas. Il est mien. Demande-moi autre chose.
LÉON. Je ne te demanderai rien, je reprendrai
ce qui est à moi par la force. Par celle-là même que tu as
perdue.
GUIDO. Je n’ai rien perdu, pour l’instant.
LÉON. Qui perd sa virilité perd aussi
toute autre espèce de force.
GUIDO. Encore un mot et je te tue.
FORMOSE. Messieurs, tempérez vos ardeurs. Un
accord est toujours possible.
LÉON. Et vous, Formose, je vous le demande sans
ambages, à qui attribuerez-vous le duché, si vous devenez
pape ?
FORMOSE. (Après une longue
hésitation, il donne une réponse évasive.) Je
trancherai cette question dans le respect de la justice.
LÉON. Et quelle décision
considérez-vous comme juste ?
Formose
garde le silence. Léon se lève.
Alors,
il n’y a plus rien dont je puisse parler avec vous.
Léon
s’en va. Formose est très préoccupé.
FORMOSE. On ne peut se permettre de le perdre.
GUIDO. Ce n’est rien, une fois calmé, il
reviendra. Il n’a pas d’autre choix. Il n’a personne avec lui.
FORMOSE. Vous vous trompez. Dans tous les cas, bien
sûr, nous remporterons l’élection, mais un schisme peut nous
être nuisible.
GUIDO. Que proposes-tu ?
FORMOSE. Il faut lui promettre ce qu’il demande.
GUIDO. Tu n’y penses pas ?
FORMOSE. Je dis "promettre". Ça ne
veut pas du tout dire "exécuter".
GUIDO. Et s’il demande un engagement écrit, un
serment public ?
FORMOSE. (Avec un sourire moqueur.) La parole
du pape libère de tout serment.
Guido
aussi sourit perfidement.
GUIDO. Tout cela est trop lointain et vague. Or
Léon me crée dès maintenant des problèmes.
FORMOSE. À moi, c’est Giovanni qui m’en
crée.
GUIDO. Mais que faire ?
FORMOSE. Il existe un vieux moyen tout simple et
vérifié : sans adversaire, pas de problème.
GUIDO. Tu proposes de… mon frère ?
FORMOSE. Et aussi ce neveu. Ou bien ne voulez-vous pas
vous venger ?
Scène 9
Giovanni
est chez lui, en tenue d’évêque. Il lit un livre. Un serviteur
entre après avoir frappé à la porte.
LE SERVITEUR. Monseigneur, un moine grec du nom
de Méthode demande à être reçu. Faut-il
l’introduire ?
GIOVANNI. Fais entrer.
Entre
Méthode. Il a dans les quarante ans. Son visage est celui d’un vieux
savant fatigué. Giovanni l’accueille très chaleureusement.
Bienvenue,
mon frère.
MÉTHODE. Pardon de vous distraire de vos
occupations, mais j’estime de mon devoir de vous féliciter d’avoir
été nommé évêque. Tout le monde dit que votre
piété, votre érudition, votre noblesse et votre mode de
vie simple vous rendent dignes de ce rang.
GIOVANNI. Merci. Une telle louange dans la bouche d’un
si illustre savant, théologien et linguiste me touche
particulièrement.
MÉTHODE. Vous savez donc qui je suis ?
GIOVANNI. Naturellement.
MÉTHODE. Je suis venu vous demander votre aide.
GIOVANNI. À moi ? Qui suis-je donc pour
pouvoir vous aider ?
MÉTHODE. Tout le monde a conscience que vous
êtes sur le chemin du trône papal.
GIOVANNI. J’en suis encore bien loin. J’ai bien trop
d’ennemis et trop peu d’amis.
MÉTHODE. Justement, parlons de cela. Mais
d’abord, permettez que je parle un peu de moi. Il y a douze ans, mon jeune
frère Constantin et moi, nous étions alors encore tout à
fait jeunes et inexpérimentés, nous sommes rendus sur la Volga,
chez les Khazars dans le but de les convertir au christianisme. Notre mission a
échoué, mais durant notre voyage nous nous sommes rendus compte
des colossales possibilités que renferme l’immense territoire
s’étendant entre Elbe et Volga et peuplé, pour l’essentiel, de
Slaves. Ils sont toujours païens, mais leurs rois et leurs princes
commencent à prendre conscience des avantages du christianisme. C’est
pourquoi, deux ans après, je partis en Moravie, sur la demande de
l’empereur de Byzance, avec mon frère, qui avait pris au couvent le nom
de Cyrille, pour y propager le christianisme. Nous avons mis au point un
alphabet pour les Slaves.
GIOVANNI. Votre exploit est parvenu jusqu’à
moi.
MÉTHODE. Nous avons passé quelques
années en Moravie et en Bulgarie, mais ensuite les Germains, qui ne
veulent pas de l’influence grecque sur leurs frontières orientales, ont
commencé à nous opprimer. Il y a quatre ans, nous sommes venus
à Rome demander la protection et le soutien du pape, mais le Saint
Père, jusqu’à ce jour, ne peut se positionner. Mon pauvre
frère a fini par mourir ici sans qu’il ait eu connaissance de la
décision du pape.
GIOVANNI. Pourquoi le pape hésite-t-il ?
MÉTHODE. Je serai franc, il a pour cela
beaucoup de raisons sérieuses. Il ne veut pas nuire aux relations avec
le roi des Germains. Il craint le renforcement de Byzance à l’Est. Par
ailleurs, il ne veut pas que l’office y soit célébré en
langue slave. Cela affaiblirait la dépendance des Slaves à
l’égard de Rome.
GIOVANNI. Et pourquoi, effectivement, les Slaves ne
prieraient-ils pas en latin, comme cela se fait dans toute l’Europe ?
MÉTHODE. Le fait est que les Italiens, les
Espagnols, les Francs comprennent plus ou moins le latin, ce sont des langues
proches. Mais pour les Slaves, le latin, c’est du chinois. Ce serait un
obstacle sur la voie vers le christianisme.
GIOVANNI. Qu’attendez-vous de moi ?
MÉTHODE. Et que vous souffle votre
cœur ?
GIOVANNI. De soutenir l’entreprise que vous avez
commencée avec votre frère.
MÉTHODE. Eh bien, gagnez l’assentiment du pape.
Votre oncle et vous jouissez pour cela d’une influence suffisante. Je voudrais
vous faire un cadeau.
Méthode
apporte un livre volumineux à Giovanni.
GIOVANNI. Qu’est-ce que c’est ?
MÉTHODE. La Bible en slavon. Cyrille et moi
avons travaillé à la traduction de nombreuses années.
Giovanni
feuillette précautionneusement le volume.
GIOVANNI. Je vous remercie. Je ferai en sorte que le
pape vous nomme archevêque de Moravie et permette l’usage du slavon dans
la liturgie.
MÉTHODE. Et je vous promets que Byzance vous
soutiendra dans votre future compétition pour le trône papal.
L’empereur Basile est riche et puissant. Aidez-nous et vous aurez moins
d’ennemis et plus d’amis.
Ils
se sourient et se serrent la main.
Giovanni
sort pour accompagner Méthode. Entre Anastasia. Elle attend avec
inquiétude l’arrivée de Giovanni. Quand enfin il apparaît,
elle ne sait pas comment se comporter : se jettera-t-elle à son cou
ou l’accueillera-t-elle froidement et avec réserve. Giovanni est le
premier à rompre un silence plein de gêne.
GIOVANNI. C’est une bonne chose que vous soyez venue.
Je vous ai écrit plusieurs lettres après ce fâcheux
incident, mais vous n’avez répondu à aucune d’elles. Vous
êtes fâchée d’avoir perdu votre fiancé à cause
de moi ?
ANASTASIA. Je l’avais repoussé avant même
votre querelle. Mais je suis ici pour parler de tout autre chose.
Anastasia
marque un silence, mais, après avoir hésité, ose sans
détour une question :
Pourquoi
m’avez-vous repoussée ?
GIOVANNI. Anastasia…
ANASTASIA. Je suis jeune, noble, influente et riche.
Et vous-même avez dit que j’étais intelligente, cultivée et
belle. Alors pourquoi m’avez-vous repoussée ?
GIOVANNI. Anastasia, je vous jure que vous êtes
la jeune femme la plus irrésistible qu’il m’a été
donné de rencontrer. Mais…
ANASTASIA. Ne jurez pas, je ne sais que trop ce qu’il
en est. Vous visez la dignité de pape. N’est-ce pas ? Sinon,
pourquoi devenir évêque ?
GIOVANNI. Je ne pouvais faire autrement. Ne m’en
veuillez pas.
ANASTASIA. Comme chez tous les hommes, l’ambition
s’est avérée plus forte que l’amour.
GIOVANNI. Voyons, dès le début, je vous
ai dit que je ne pouvais être que votre ami.
ANASTASIA. À quoi bon ces paroles
creuses ? Dites clairement et simplement que ce qui compte le plus pour
vous ce sont les honneurs et le pouvoir. Aussi, sachez une chose : on ne
vous élira point pape. Vous ne savez pas encore de quel poids
pèse mon influence. Vous ne tarderez pas à en éprouver les
effets. Vous m’avez méprisée… Vous… (La colère et les
larmes l’empêchent de parler. Elle se retourne brusquement et se dirige
vers la sortie.)
GIOVANNI. (Tentant de la retenir.)
Anastasia !...
ANASTASIA. Laissez-moi ! (Elle sort.)
Giovanni
reste seul. Un homme, vêtu d’un manteau sombre, apparaît dans la
pièce. Il se glisse sans bruit vers Giovanni. Ayant ouï un
léger bruit, ce dernier se retourne.
GIOVANNI. Qui êtes-vous ?
L’HOMME. (Sabre au clair.) Votre ami.
GIOVANNI. (S’armant d’une canne.) Que
voulez-vous ?
L’HOMME. Mille regrets, mais j’ai reçu l’ordre
de vous tuer. Vous ainsi que le signor Léon. On m’a demandé de
commencer par vous. On dit que vous êtes un saint homme, aussi
n’aurez-vous pas besoin de faire une prière avant de mourir.
GIOVANNI. Eh bien, exécute l’ordre.
Le
jeune évêque n’a dans les mains que la canne et cela rend le
bandit téméraire. Mais il ne sait pas que la canne est en fer et
qu’une main ferme la tient. Après le premier coup porté sur la
canne, la lame que tient le bandit se brise. Le tueur prend la fuite. Giovanni
pose la canne et souffle. Lorenzo, très troublé, entre.
LORENZO. Giovanni ! Giovanni ! (Voyant
des chaises renversées.) Que s’est-il passé ici ?
GIOVANNI. Rien. Une petite leçon d’escrime.
LORENZO. Oublie l’escrime ! Ignores-tu donc, ce
qui s’est passé ?
GIOVANNI. Je vois surtout que vous êtes tout
retourné.
LORENZO. Adrien est mort. Tout de suite après
les obsèques aura lieu l’élection du nouveau pape. Combien
d’années passées à nous préparer pour ce moment, et
ça y est, le combat décisif arrive !
GIOVANNI. Pensez-vous que nous allons
l’emporter ?
LORENZO. Difficile à dire. Formose et Guido ont
acheté un premier groupe d’électeurs, en ont terrorisé un
second et écarté un troisième.
GIOVANNI. Et Léon ?
LORENZO. Pour l’instant, il hésite. Le pire de
tout, c’est qu’Anastasia est contre toi et elle a avec elle quasiment la
moitié des voix romaines. Byzance nous soutient, mais le roi des Francs
est toujours contre Byzance et, donc, sera contre nous. Nos chances ne sont pas
bien grandes, mais on peut tenter.
GIOVANNI. Et si nous échouons ?
LORENZO. Alors, nous attendrons la mort du nouveau
pape. (Respirant avec difficulté, il porte sa main au cœur.)
Je crains seulement de mourir avant et que tu doives te battre tout seul, cette
fois.
Giovanna
caresse tendrement la main de Lorenzo et y presse sa joue.
GIOVANNI. Peut-être, pourrions-nous, tant qu’il
n’est pas trop tard renoncer à cette entreprise ?
LORENZO. Après tant de peines et
d’efforts ?
GIOVANNI. Mon oncle, je ne pourrai jamais y arriver,
jamais. Et puis je ne le veux pas. Il n’y a pas si longtemps, je
m’émerveillais des fleurs et en tissais des couronnes. Et maintenant il
me faut penser à Byzance, à la Germanie, à la Lombardie,
au baptême des Slaves, à la guerre avec les Arabes, aux intrigues
de mes adversaires, à la révolte des évêques et
à mille autres choses. Pourquoi m’avez-vous entraînée dans
cette entreprise ? Rendez-moi ma liberté. Je veux rentrer chez
nous ! retrouver mon jardin !
Lorenzo
pose sa main sur l’épaule de Giovanna.
LORENZO. L’enfance est irrémédiablement
passée. Il n’y a pas de chemin en arrière.
GIOVANNI. C’est une folie pure, voyons ! Je ne
suis qu’une femme et rien de plus !
LORENZO. Ce qui compte n’est pas ce que l’on a entre
les jambes, mais sur les épaules. Tu as la tête bien faite. Ta
capacité de travail est stupéfiante. Tu as reçu une
instruction parfaite. Tu es tout à fait prêt, pardon, prête.
Crois-moi, des gens comme toi, ça ne se trouve pas comme ça,
aujourd’hui, à Rome.
GIOVANNI. Je n’ai pas d’expérience.
LORENZO. Ça viendra. Théodora
n’était qu’une artiste de cirque, mais une fois impératrice, elle
a aidé Justinien à faire de son pays un empire puissant.
L’impératrice Irène a dirigé Byzance pendant vingt ans d’une
main de fer. En quoi es-tu pire ?
GIOVANNI. Oui, mais elles n’ont pas dû faire
semblant d’être des hommes ! Elles sont montées
légalement sur le trône !
LORENZO. Débarrasse-toi des doutes. Il est trop
tard pour retourner en arrière.
Scène 10
Au
palais de Latran se réunirent les évêques, la noblesse
romaine, les représentants des communautés et des paroisses, pour
élire le nouveau pape selon les normes d’alors. À la tête
des présents : Guido, Léon, Anastasia, Lorenzo.
Derrière chacun d’eux, leurs partisans. Formose achève son
discours.
FORMOSE. Je ne parlerai pas de mes mérites,
cela n’ajouterait rien à ce que vous savez. Ma fidélité
à la foi et notre sainte Rome n’a pas besoin d’être
prouvée. Si vous m’élisez pape, vous ne le regretterez pas. Je
saurai récompenser largement chacun de vous.
Les
paroles de Formose sont accueillies dans un tumulte d’approbations. Lorenzo
prend la parole.
LORENZO. Il est établi depuis des lustres que
c’est le clergé et les meilleurs citoyens de Rome qui élisent le
pape. Ils élisent le représentant d’une vieille famille respectée,
une personne noble, cultivée, capable d’être à la hauteur
de la dignité du saint trône dans les conditions peu simples qui
sont celles que connaissent actuellement Rome et l’Italie. C’est pourquoi je
suis sûr que vous soutiendrez Giovanni. Il est jeune, c’est vrai, mais il
a déjà su gagner le respect et du peuple romain, et des
États étrangers.
Formose
interrompt Lorenzo.
FORMOSE. Ce jeune homme ne serait-il pas capable
de parler, en personne, de lui-même ? Qu’il nous dise où il
était avant de faire son apparition à Rome. Qui est-il
donc ? Qu’a-t-il eu le temps de faire pour devenir tout à coup le
premier personnage du monde chrétien ?
Long
silence. Tous les regards se portent sur Giovanni. Il se lève.
GIOVANNI. Je suppose que les candidats au siège
pontifical sont tenus de parler aujourd’hui non de leurs mérites
passés et de leur piété, personne ne les met en doute,
mais de ce qu’ils s’apprêtent à faire. Parce que la situation de
la papauté et de Rome est catastrophique. Les Évêques de
France, de Germanie, d’Espagne et même d’Italie ont des
velléités d’indépendance vis-à-vis du pape. Au Nord
les descendants de Charlemagne se battent entre eux pour un partage et une
refonte de l’Europe, ce qui conduit au chaos et peut entraîner notre
ville dans l’abîme. Le patriarche de Constantinople et avec lui toutes
les églises d’Orient en général refusent de
reconnaître le pape de Rome. L’empereur de Byzance, Basile, nourrit
à notre égard des sentiments inamicaux. Le sud de l’Italie est
aux mains des Arabes, ils règnent sur la mer et menacent
déjà notre ville. Nous courons un risque mortel. Par ailleurs,
nous n’avons ni armée, ni flotte, ni murailles solides. Et si je propose
ma candidature, eh bien, ce n’est pas pour organiser de somptueuses fêtes
et des distributions en récompense de mon élection, mais pour
sauver vos biens, vos vies et celles de vos enfants. Je crois que je sais
comment le faire, et nous le ferons tous ensemble.
Silence.
Le discours a fait impression. Lorenzo décide d’utiliser ce moment
favorable pour passer au vote.
LORENZO. Honorables électeurs, chacun de vous a
en main deux croix, l’une d’or, l’autre d’argent. Ceux qui sont pour que
Formose soit élu pape, levez, je vous prie, la croix d’or, ceux qui sont
pour Giovanni, levez la croix d’argent.
Les
votants lèvent les croix, les uns la croix d’or, les autres la croix
d’argent. Beaucoup de ceux qui avaient d’abord levé la croix d’argent,
sous le regard furieux de Guido la retirent et la remplacent par la croix d’or.
Le plateau de la balance penche du côté de Formose. Lui et Guido
échangent des sourires de triomphe. Cependant Léon et
Anastasia et leurs partisans n’ont pas encore voté. Léon,
après avoir consulté ses proches, fait signe à son parti
de lever la croix d’argent. Les chances des deux camps sont presque
égales. Giovanni et Anastasia se regardent. Après une longue
hésitation Anastasia lève la croix d’argent et un nombre non
négligeable d’autres participants de l’assemblée suivent son
exemple. La victoire de Giovanni est évidente.
Après
le décompte des voix et une brève délibération des
patriarches, Lorenzo proclame solennellement la formule officielle de
l’élection :
Conformément
à la volonté de Rome, nous te déclarons, Jean VIII,
évêque de Rome, vicaire de Jésus-Christ, successeur
du prince des apôtres, Souverain Pontife de l'Eglise universelle,
patriarche de l’Occident, primat d’Italie et archevêque
métropolite de la Province de Rome.
Un
tumulte de salutations accueille ces paroles.
ACTE III
Scène 11
La
chancellerie au palais de Latran, la résidence du pape. Giovanni,
vêtu simplement, comme précédemment (seule une croix en or
imposante, sur sa poitrine, signale sa haute dignité), dicte des lettres
à son secrétaire.
GIOVANNI. Écris à Charles, roi des Francs,
que le refroidissement de nos relations ne profite ni à lui, ni à
nous. Nous avons besoin d’être protégés des Sarrasins et
Charles doit prendre le dessus sur ses voisins en Europe. Écris que si
nous concluons une alliance et qu’il nous aide en fournissant des troupes
contre les Mores, je le couronnerai empereur.
LE SECRÉTAIRE. Bien, Votre Sainteté.
GIOVANNI. Préparez une ambassade près
l’empereur de Byzance Basile. Écris que nous acceptons de
travailler à une conciliation avec le patriarche de Constantinople.
Rappelle-lui que nous avons un ennemi commun, les Mores, et c’est pourquoi il
nous faut unir nos forces. Écris-lui que je veux créer ma propre
flotte de guerre pour la protection de nos rivages et que je le prie de me
faire parvenir de Byzance des capitaines de vaisseaux. Nul n’ignore qu’ils sont
les meilleurs au monde. Faites préparer pour l’empereur et le patriarche
de riches cadeaux.
LE SECRÉTAIRE. Qui sera à la tête
de l’ambassade ?
GIOVANNI. Mon oncle.
LE SECRÉTAIRE. L’évêque de Milan
fait savoir qu’il se repent de sa désobéissance et qu’il est
prêt dorénavant à exécuter toutes les dispositions
que vous prendrez.
GIOVANNI. Les évêques d’Europe croient
qu’en cessant de se soumettre au pape, ils acquerront leur indépendance.
Il faut rédiger des messages adressés nominalement à
chacun d’eux disant qu’ils s’égarent. Coupés de nous, ils
tomberont dans la dépendance de leur seigneur, quelque comte ou baron
tout proche. Il faut leur expliquer que, livré à lui-même,
chacun d’eux n’est rien, mais que l’Église unie est une force. S’ils
reconnaissent le pouvoir suprême du pape, je leur accorderai ma protection.
LE SECRÉTAIRE. Je Vous apporterai un
modèle de lettre pour confirmation.
GIOVANNI. Est-ce tout pour aujourd’hui ?
LE SECRÉTAIRE. L’archevêque de Salzbourg
a fait arrêter Méthode, en Moravie, et l’a fait mettre en prison.
Les Germains veulent eux-mêmes diffuser le christianisme dans les pays
slaves selon leur propre mode.
GIOVANNI. J’ai déjà fait partir pour
Salzbourg mon légat a latere pour exiger que Méthode soit
libéré sur-le-champ. L’archevêque ne prendra pas le risque
de ne pas m’obéir. Écris que je confirme l’autorisation de
célébrer l’office en slavon.
LE SECRÉTAIRE. Il est d’usage qu’après
son élection le pape organise pour les habitants de Rome une grande
fête. Un certain temps déjà s’est écoulé
depuis, et vous n’en avez toujours pas fixé la date.
GIOVANNI. J’ai longé, aujourd’hui, toutes les
murailles de Rome. Elles sont délabrées, s’effondrent par
endroits. Pour autant que je sache, elles sont restées plus de quatre
cents ans sans être entretenues. Ordonne qu’on fasse sans délai un
devis, qu’on fasse venir des maçons et qu’on commence les travaux. Au
peuple faites savoir que l’argent prévu pour la fête sera, cette
fois-ci, dépensé à des travaux de fortification de Rome.
LE SECRÉTAIRE. Je doute que les Romains se
réjouissent.
GIOVANNI. Ils se réjouiront encore moins
lorsque les Sarrasins commenceront à les réduire en esclavage,
à violer leurs femmes et à piller leurs étals.
LE SECRÉTAIRE. Je me permets de Vous rappeler
que la princesse Anastasia attend Votre audience.
GIOVANNI. Conduis-la ici et dis-lui que j’arrive.
Giovanni
sort. Le secrétaire introduit Anastasia dans le cabinet de travail.
LE SECRÉTAIRE. Prenez place. Sa Sainteté
va vous recevoir.
ANASTASIA. Aimes-tu travailler avec lui ? Que
penses-tu de lui ? En toute franchise, bien sûr.
LE SECRÉTAIRE. Sa capacité de travail
est surprenante, ses connaissances et sa mémoire hors du commun. C’est
un homme exceptionnel. Et très sobre dans ses goûts et ses
habitudes. Le précédent pape avait des dizaines de domestiques
attachés à sa personne, mais Giovanni fait sa toilette seul, se
rase seul, s’habille seul et fait tout, tout seul.
ANASTASIA. Tu veux dire que c’est un saint ?
LE SECRÉTAIRE. Je ne sais pas. Disons
plutôt, qu’il n’est pas comme tout le monde. Modeste, bienveillant, mais
très secret. Il aime s’isoler. Personne ne s’aventure à entrer
dans ses appartements.
Entre
Giovanni. Le secrétaire s’incline et s’éloigne. Anastasia veut
embrasser la main de Giovanni, mais celui-ci l’arrête.
GIOVANNI. Oubliez l’étiquette, ma chère.
Ne sommes-nous pas amis ? C’est moi qui devrais baiser votre main pour
vous remercier de votre soutien.
ANASTASIA. Laissons cela. Je suis venue Vous
demander pardon. Après de longs mois de réflexion, j’ai compris
que je n’avais pas le droit de vous en vouloir.
GIOVANNI. Anastasia…
ANASTASIA. Point n’est besoin de parler. Bien que ce
ne fût pas tout de suite, j’ai compris pourquoi Vous m’avez
éconduite. Vous Vous destiniez dès Votre enfance, ou l’on Vous
destinait, je ne sais, à une autre existence. Voilà pourquoi Vous
n’êtes pas comme tout le monde.
GIOVANNI. C’est tout autre chose. Il y a simplement
des circonstances, qui sont plus fortes que nous.
ANASTASIA. Je ne devais pas me mettre en travers de
votre route. Vous, Vous étiez appelés à devenir la
tête du monde chrétien, mais moi, qui suis-je ?
Après
quelque hésitation, Anastasia poursuit, les yeux baissés.
Je
voulais seulement Vous demander, Giovanni… Que Vous ne puissiez
m’épouser, c’est chose entendue… Mais il n’est un secret pour personne
que les papes de Rome ont eu… une amie… Et qu’ils ne cachaient quasiment pas
cela… Et qu’ils avaient même des enfants…
GIOVANNI. Cette voie m’est fermée. Et à
vous aussi. Je vous demande pardon.
ANASTASIA. C’est moi qui Vous demande pardon. Je suis
une pécheresse, alors que Vous êtes, probablement, un saint.
GIOVANNI. Hélas ! Anastasia, si seulement vous
saviez… J’ai péché cent fois plus que vous et pour cela je suis
puni. Je reste seul dans ce palais, comme dans une cage, dans une solitude
effrayante, sans amis et n’osant point me laisser approcher…
ANASTASIA. Mais pourquoi ?
GIOVANNI. Parce que tel est mon destin.
ANASTASIA. (Se levant.) Je pars.
GIOVANNI. Attendez. Que comptez-vous faire à
présent ?
ANASTASIA. Je ne sais pas. Tomber dans la
débauche. Ou entrer au couvent. Je n’ai pas encore décidé.
GIOVANNI. Anastasia, permettez-moi en tant qu’ami de
vous donner un conseil. Vous n’êtes pas seulement une femme noble et
belle. Vous possédez un vaste duché. Les personnes de votre rang
font des mariages non d’amour, mais par raisons d’État. Croyez-moi, le
temps referme toutes les blessures. Votre nom même signifie
"résurrection". Renaissez donc à une vie nouvelle.
ANASTASIA. Comment ?
GIOVANNI. Je suis riche à souhait. Si vous
épousez mon parent Lamberto, je lui lèguerai le duché des
Spolète. La réunion de vos possessions donnera à votre
époux une telle force qu’il pourra prétendre au trône
impérial.
ANASTASIA. Pourquoi n’avez-vous pas Vous-même
choisi cette voie ?
GIOVANNI. Ne vous ai-je pas dit qu’il y a des circonstances
qui sont plus fortes que nous ?
ANASTASIA. Lamberto… Mais il est versatile et ne
brille pas. Je ne serai pas heureuse avec lui.
GIOVANNI. On ne devient pas reine pour être
heureuse. Du reste, faisons le pari que Lamberto est une digne personne.
ANASTASIA. Oui, il est beau, courageux, ambitieux.
Comme beaucoup d’autres. À Rome, seul un être n’est pas comme tous
les…
GIOVANNI. Je vous interdis de revenir
là-dessus.
ANASTASIA. Prenez-moi, au moins, dans vos bras avant
de nous dire adieu.
Giovanni
ne se meut pas d’un pouce. Anastasia le prend par le bras.
Vous
êtes si jeune, mais déjà si… insensible. Je suis sûre
qu’au plus profond de Vous-même Vous êtes chaleureux et confiant.
Ou que Vous le fûtes. Que Vous est-il arrivé ? Quelqu’un Vous
a-t-il offensé ? Trahi ? Quelque chose Vous
tourmente-t-il ? Confiez-Vous à moi !
GIOVANNI. (Après un bref silence.) Au
revoir, ma chère. Suivez mon conseil.
ANASTASIA. Aucun espoir, alors ?
GIOVANNI. Aucun.
ANASTASIA. Ni maintenant, ni plus tard ?
GIOVANNI. Jamais.
ANASTASIA. Quel mot terrible ! Eh bien, je vais
donc suivre Votre conseil et épouser Lamberto.
GIOVANNI. C’est une décision raisonnable.
ANASTASIA. Ainsi deviendrai-je, au moins, Votre
parente et pourrai Vous voir souvent.
GIOVANNI. Puis-je lui faire part dès maintenant
de votre accord ?
ANASTASIA. Si Vous voulez.
Giovanni
appelle son secrétaire.
GIOVANNI. Fais venir le signor Lamberto.
Le
secrétaire s’incline et sort.
À
présent, Anastasia, je pourrai vous appeler ma sœur.
ANASTASIA. D’ordinaire, c’est par ces mots que
s’achèvent d’autres relations. Mais, nous concernant, elles n’avaient
même pas commencé.
Entre
Lamberto.
GIOVANNI. Lamberto, je me suis permis d’endosser le
rôle d’entremetteur et je veux t’informer que la princesse Anastasia
accepte le mariage avec toi.
LAMBERTO. Puis-je croire à un tel
bonheur ?
Il
a du mal, en effet, à croire à un tel bonheur. Il y a peu encore,
ce jeune homme insignifiant était un parent comptant pour rien dans la
famille des Spolète, et à présent il se voit doté
de deux duchés et de la plus belle fiancée d’Italie !
GIOVANNI. Je vous félicite. Un grand avenir se
présente à vous deux. Hardi, Lamberto ! dorénavant
rien ne te résistera.
LAMBERTO. (Fièrement.) Je
l’espère.
GIOVANNI. Mais que cela ne te monte pas à la
tête.
LAMBERTO. (À Anastasia.) Permettez que
je vous embrasse.
Anastasia
recule, mais prenant aussitôt sur elle, offre sa joue à son
fiancé. Entre le secrétaire.
LE SECRÉTAIRE. Les frères Frioul sont
là, prêts à entendre votre sentence au sujet de leur
différend concernant l’héritage.
GIOVANNI. Qu’ils entrent.
ANASTASIA. Permettez-moi de Vous laisser, Votre
Sainteté.
Les
fiancés s’en vont, Lamberto, rayonnant de joie et triomphant, Anastasia,
attristée jusqu’à l’accablement.
Giovanni
coiffe la tiare, revêt la mosette et s’assoit sur le trône. Entrent
Guido et Léon. La garde papale se fige devant la porte.
GIOVANNI. (Ayant pris une charte.) Nous avons
examiné la décision du collège judiciaire de transmission
du duché de Frioul par le signor Guido au signor Léon et nous la
confirmons. La sentence entre immédiatement en vigueur. (Il remet la
sentence à Léon.) Duc Léon, je vous félicite.
GUIDO. Et si je ne me soumets pas ? Aurez-Vous
les forces suffisantes pour Vous emparer de mes châteaux et de mes
forteresses ?
GIOVANNI. Si vous ne vous soumettez pas, je vous
excommunierai, prononcerai l’anathème contre vous, quant à vos
vassaux, je les affranchirai du serment de fidélité et maudirai
ceux qui vous viendront en aide. Mais vous vous soumettrez.
Guido,
avec un rictus méprisant, veut sortir, mais les gardes lui barrent le
chemin. Giovanni continue.
Vous
êtes accusé par votre frère, Guido, d’avoir fait un faux
testament, d’avoir usé illégalement de ses biens, d’avoir
attenté à sa vie et d’avoir perpétré d’autres
crimes. Attendu que vous êtes désormais un sujet du duc
Léon, il vous place en détention.
GUIDO. Mon frère ?
LÉON. (Avec un rictus.) Ton
frère, que tu as trahi et que tu projetais d’assassiner.
GUIDO. Hélas ! que n’ai-je eu le temps d’y
parvenir. Et maintenant ? Tu comptes me châtier ?
LÉON. Nous en déciderons en conseil de
famille.
Les
gardes emmènent Guido. Giovanni s’adresse à Léon.
GIOVANNI. Signor, un jour je vous ai dit que la
justice était de votre côté et qu’elle serait
rétablie.
LÉON. Vous avez tenu parole, Votre
Sainteté.
GIOVANNI. Cessons donc cette vieille et
insensée inimitié qui sépare nos familles.
LÉON. J’y suis prêt.
Giovanni
et Léon échangent une poignée de mains. Entre le
secrétaire.
LE SECRÉTAIRE. Votre Sainteté, Votre
oncle Vous fait appeler auprès de lui. (Et il ajoute, baissant la
voix.) Je crains qu’il soit mourant.
Scène 12
Le
vieux tuteur est alité, entouré de médecins, de proches et
de serviteurs. En voyant Giovanni et surmontant sa douleur, Lorenzo sourit.
GIOVANNI. Comment est-il ?
LE SERVITEUR. (Dans un chuchotement.) Il ne
reste plus d’espoir.
Giovanni
s’adresse aux personnes présentes.
GIOVANNI. Sortez tous.
LE SERVITEUR. Mais, Votre Sainteté…
GIOVANNI. J’ai dit, sortez tous ! Et n’ayez pas
l’audace d’entrer ici.
Médecins
et serviteurs s’éloignent respectueusement. Giovanni se penche vers le
malade.
Comment
vous sentez-vous ?
LORENZO. À merveille. Anastasia est venue te
voir ?
GIOVANNI. Oui. Elle épouse Lamberto. Et nous
avons fait la paix avec les Frioul.
LORENZO. Qui aurait pu penser que nous
réaliserions tant de choses. Lamberto, à présent, sera
couronné roi. La famille Spolète s’est élevée, les
discordes sont levées. Tu es devenue pape et gouvernes avec raison et
fermeté. Je suis fier de toi. À présent, je peux mourir en
paix.
Les
yeux de Giovanna s’emplissent de larmes.
GIOVANNA. Mon père, mon cher père, ne me
laissez pas !
LORENZO. "Père" ? Comment
sais-tu ?
GIOVANNA. Je l’ai toujours su. Qui d’autre pouvait
aimer ainsi, prendre autant soin de moi ?
LORENZO. Donne-moi un baiser d’adieux.
Lorenzo
meurt. Giovanna tombe, en pleurs, sur sa poitrine.
GIOVANNA. Père, ne pars pas, ne me quitte
pas ! Vois, je suis désormais tout à fait seule au
monde ! Si tu savais, combien c’est difficile ! Ne me laisse
pas ! Ne pars pas ! Je t’en prie…
Scène 13
La
nuit. Giovanni sort du palais. Trois hommes armés en manteaux sombres et
coiffés de chapeaux enfoncés lui ferment le passage. Giovanni
ralentit le pas, s’arrête, veut retourner en arrière, mais le
côté opposé lui aussi est barré par des bandits. Il
dégaine son épée, recule lentement, s’appuie de dos contre
le mur. Les bandits entourent Giovanni d’un demi-cercle compact. Un combat
inégal s’engage.
À
cet instant critique apparaît dans la rue un noble en compagnie de
serviteurs armés.
LE NOBLE. Hé là ! que se
passe-t-il ?
LE CHEF DE BANDE. (Maussade.) Une conversation
entre amis.
LE NOBLE. Permettez que je me joigne à
vous ?
LE CHEF DE BANDE. Cela ne te regarde pas, l’ami. Passe
ton chemin.
LE NOBLE. Déguerpissez, marauds !
Le
noble et ses compagnons mettent le sabre au clair et marchent sur les brigands.
Après une lutte âpre, les bandits, considérant la
situation, fichent le camp.
GIOVANNI. Je vous remercie, signor. Vous m’avez
sauvé la vie.
LE NOBLE. Ah ! mais tu es blessé !
As-tu besoin d’aide ?
GIOVANNI. Ce n’est rien, une légère
égratignure.
LE NOBLE. Non, mon vieux, je ne te laisserai pas seul.
Vois, tu tiens à peine sur tes jambes. Et puis ces canailles peuvent revenir.
Laisse-moi t’emmener chez toi. (Il prend Giovanni dans ses bras.)
Où dois-je te déposer ? (Voyant que quelque chose cloche
chez le blessé.) Qu’as-tu ?
GIOVANNI. (Il est très troublé.)
Je ne sais pas. La tête me tourne.
LE NOBLE. Prends-moi par le cou, tu seras mieux.
Giovanni,
hésite d’abord puis enlace son sauveur.
Serre
plus fort. Tu vis où ?
GIOVANNI. Là, tout près.
LE NOBLE. Sur le mont Latran ? Mais, il n’y a que
des curés, ici. Tu t’es retrouvé là comment ?
GIOVANNI. Par hasard.
LE NOBLE. Je comprends. Si j’en juge par ta
façon plus qu’honnête de te battre, tu n’en es pas. Qui t’a
envoyé ces gaillards ? Quelque mari jaloux, je présume,
hein ? (Il rit.)
GIOVANNI. Signor, nous voici déjà
rendus.
LE NOBLE. (Il descend doucement Giovanni et le met
sur ses pieds.) Eh bien, adieu. Et à l’avenir sois plus prudent.
GIOVANNI. Je vois que vous êtes également
blessé. Entrez dans ma demeure, que je puisse comme il se doit vous
exprimer mon remerciement.
LE NOBLE. Ce n’est pas la peine, je suis très
pressé. J’ai devant moi une longue route et puis ma femme et ma fille
m’attendent dans mes foyers. Les Sarrasins sévissent dans nos
contrées et je ne voudrais pas laisser longtemps ma famille sans
défense.
GIOVANNI. Donnez-moi, au moins, votre nom.
LE NOBLE. À quoi bon ? Je doute que nous
nous revoyions. Laisse tomber les remerciements, à ma place tu aurais
fait exactement pareil.
GIOVANNI. Dans ce cas, rentrez bien chez vous,
signor.
Le
noble part. Giovanni retient un instant son serviteur et lui glisse une bourse.
Comment
s’appelle ton seigneur ?
LE SERVITEUR. Signor Niccolo d’Ostie.
Le
serviteur cache promptement la bourse et s’élance pour rattraper son
maître. Giovanni les suit longuement du regard.
Scène 14
Guido,
sale et hirsute, ayant perdu toute aura et toute assurance, se trouve dans une
geôle. Le gardien de prison pousse les verrous et fait entrer un
prêtre.
LE PRÊTRE. On m’a dit que vous vouliez vous
confesser avant le châtiment.
GUIDO. Oui, mon père.
LE PRÊTRE. Je vous écoute.
GUIDO. J’ai trompé mon frère et je n’ai
pas accompli les volontés de mon père.
LE PRÊTRE. Ce pourquoi vous serez
châtié. C’est la volonté de Léon. Il vous craint et
ne vous fait pas confiance. Poursuivez.
GUIDO. Par deux fois, à l’instigation de
Formose, j’ai envoyé des tueurs au pape de Rome.
GIOVANNI. (Il retire son capuchon.) Pour cela,
je vous pardonne.
GUIDO. (Saisi.) Vous ?
GIOVANNI. Oui, j’ai moi-même
décidé de recueillir votre repentir. Si, naturellement, vous
souhaitez vous repentir.
GUIDO. J’ai péché contre Vous. Alors,
chez Anastasia, j’ai failli Vous tuer. J’étais soûl et je ne me
contrôlais pas.
GIOVANNI. Pour cela vous êtes déjà
puni. Vous souvient-il d’être l’auteur de quelques autres
péchés ?
GUIDO. Ma foi, non… Je n’ai pas été,
bien sûr, un ange, mais je n’ai pas été non plus un
scélérat. Je n’ai pas eu de chance, tout simplement.
J’étais riche, heureux et soudain me voilà ruiné,
humilié, châtré, condamné.
GIOVANNI. Et vous ne vous êtes jamais
demandé pourquoi cela était arrivé ?
GUIDO. Je Vous l’ai dit, j’ai manqué de chance.
GIOVANNI. Sans raison ? Vous ne vous sentez en
rien coupable ?
Guido
hausse les épaules. Giovanni insiste.
Essayez
de vous souvenir, ne vous est-il pas arrivé d’abuser d’une jeune femme
sans expérience ?
GUIDO. J’en ai tellement eu…Et qui peut comprendre
quand elles feignent et quand elles résistent pour de bon ?
GIOVANNI. Vous ne vous souvenez vraiment pas ?
Guido
hausse les épaules. Giovanni poursuit.
Une
fois, c’est assez lointain, une jeune fille m’a dit en confession, qu’elle
avait subi de votre part une violence brutale.
GUIDO. Je ne sais pas de qui il s’agit. Probablement,
s’était-elle abandonnée de son plein gré.
GIOVANNI. Et c’est pour cela que deux de vos
serviteurs la tenaient fermement.
GUIDO. Elle a menti.
GIOVANNI. En guise de récompense vous lui avez
donné cet anneau. Généreux cadeau. On y voit votre
monogramme et vos armoiries. Vous le reconnaissez ?
GUIDO. (Sombre.) Oui. Maintenant, je me
souviens. Où est-elle, à présent ?
GIOVANNI. Elle est morte. Elle a mis fin à ses
jours. Elle n’est plus de ce monde.
GUIDO. Je ne pensais pas que cela prendrait une telle
tournure…
GIOVANNI. C’était une toute jeune fille
prête à offrir son cœur généreux et à
vous aimer. Vous n’avez pas fait que déshonorer son corps, vous avez
aussi piétiné son âme. En partant, vous lui avez dit dans
un rire : "Venge-toi, si tu le peux" et vous l’avez
laissée gisant sur un chemin boueux.
Giovanni
se lève.
Reprenez
votre anneau.
Giovanni
part.
GUIDO. C’est elle ! Que le diable m’emporte,
c’est elle ! (De rage, il cogne des poings contre la porte.) C’est
elle ! Que je sois maudit ! C’est elle !
Scène 15
Le
cabinet de Giovanni, dans le palais papal. Le secrétaire fait le
point sur les affaires courantes.
LE SECRÉTAIRE. La réfection des
murailles de Rome est achevée. Quand Vous plaira-t-il d’organiser une
fête pour marquer cet événement important ?
GIOVANNI. Nous ferons la fête lorsque nous
repousserons les Arabes.
LE SECRÉTAIRE. Les Évêques Vous
recommandent de quitter Rome le temps que dureront les opérations
militaires. Pour Votre sécurité.
GIOVANNI. Vous me conseillez de fuir ? Pour que
toute la ville se mette à mes trousses ?
LE SECRÉTAIRE. Pardon. (Il cherche dans ses
documents.) Nous avons enfin trouvé le Niccolo d’Ostie, pour lequel
Vous aviez ordonné des recherches.
GIOVANNI. Eh bien, il vous en a fallu du temps. Qui
est-il ?
LE SECRÉTAIRE. Un noble
désargenté. Une personne sans relief. Les parents voulaient faire
de lui un prêtre et lui donnèrent une bonne éducation,
néanmoins Niccolo préféra devenir soldat. Il a servi dans
la flotte de l’empereur de Byzance, fut capitaine de vaisseau, vainquit les
Sarrasins en mer. Puis il revint en Italie, se maria. Maintenant il est dans
une grande pauvreté.
GIOVANNI. Préparez-lui, ainsi qu’à son
épouse et à sa fille de riches cadeaux.
LE SECRÉTAIRE. Il n’a ni épouse ni
fille.
GIOVANNI. Ne faites-vous pas erreur ?
LE SECRÉTAIRE. Il y a un an environ, lors de la
dernière incursion arabe, sa famille fut égorgée et son
domaine anéanti.
GIOVANNI. Allons, bon ! Et où est-il,
à présent ?
LE SECRÉTAIRE. Il avait quitté l’Italie
de chagrin, avait erré quelque part dans des contrées lointaines
et n’est rentré que depuis peu. C’est pour cela que nos recherches ont
été si longues. Ordonnez-Vous de faire quelque chose pour
lui ?
GIOVANNI. (Se plongeant dans ses pensées.)
Pas besoin. Va. Et je ne veux recevoir personne.
Restée
seule, Giovanna demeure longtemps assise et pensive, puis ouvre une des
armoires, y prend la robe simple et modeste, dans laquelle jadis elle avait
quitté sa maison. Prise de doute, Giovanna la regarde : cela
faisait trop longtemps qu’elle n’avait pas porté un vêtement
féminin. Ayant enfilé la robe, elle s’approche du miroir, s’assoit,
se relève, fait quelques pas, se rassoit… Visiblement, elle n’est pas
contente d’elle : ses mouvements sont devenus trop brusques, sa
démarche excessivement nerveuse… Elle a perdu sa féminité.
Il va lui falloir réapprendre.
Scène 16
Une
propriété près d’Ostie, petite ville portuaire à
l’embouchure du Tibre. La propriété est ruinée, la maison
brûlée, le jardin piétiné. Assis sur un banc,
derrière une table de bois, Niccolo boit du vin. Entre Giovanna.
GIOVANNA. Puis-je voir le signor Niccolo ?
Niccolo,
confus, se lève.
NICCOLO. Pour vous servir.
GIOVANNA. Je viens de la part de mon frère.
Où pouvons-nous nous entretenir ? L’affaire est des plus
importantes.
NICCOLO. Je vous aurais bien invitée à
entrer chez moi, signora, mais, hélas, elle est quasiment
détruite.
GIOVANNA. Je sais. Lorsque je cherchais à
savoir comment me rendre chez vous, l’on m’a fait le récit de votre
malheur. Je compatis beaucoup.
NICCOLO. Merci.
GIOVANNA. Courage, votre vie n’est pas finie. J’ai
moi-même perdu mon père récemment et je sais la douleur de
perdre des proches. Vous devez vous donner une tâche. Cela vous aidera
à vous retrouver.
NICCOLO. J’espérais passer le reste de mes
jours dans ma famille, dans le calme de ma propriété, au milieu
des fleurs et des livres… Or, à présent, c’en est fini de ma vie.
GIOVANNA. Ici, à Ostie, mouille la flotte
récemment créée par le pape, pour protéger
l’entrée dans le Tibre et la voie vers Rome des vaisseaux arabes. J’ai
entendu dire que le pape avait besoin de marins expérimentés,
tels que vous.
NICCOLO. Comment savez-vous que j’ai servi dans la
flotte ?
GIOVANNA. C’est ce que m’ont dit les paysans, lorsque
je demandai mon chemin pour aller chez vous. Pourquoi ne proposeriez-vous pas
vos services ?
NICCOLO. Eussé-je un vaisseau, je me serais
vengé de ces assassins… du reste, à quoi bon parler de moi.
Dites-moi plutôt pour quelle mission votre frère vous a
envoyée. Comment avez-vous dit qu’il s’appelle ?
GIOVANNA. Marc.
NICCOLO. (Il essaye de se souvenir.) Je ne
crois pas que nous nous soyons croisés. Ne faites-vous pas erreur ?
GIOVANNA. Naguère vous lui avez sauvé la
vie en faisant fuir des tueurs à gages dans une des rues de Rome.
NICCOLO. Oui, il me semble, qu’en effet… Il y a un an
ou un an et demi de cela… Un jeune homme si fluet… Au demeurant, cela n’est que
pure bagatelle. Comment m’avez-vous trouvé ?
GIOVANNA. Mon frère a su que vous viviez
à Ostie. Le reste n’a été que formalité.
NICCOLO. Et pourquoi n’est-il pas venu
lui-même ?
GIOVANNA. Malheureusement, il est de santé
très fragile. Ayant appris votre malheur, il a tenu à exprimer
ses condoléances et à vous remettre cette modeste somme d’argent
pour la remise en état de vos terres.
Giovanna
remet une bourse qui pèse à Niccolo. Surpris, Niccolo l’ouvre et
voit qu’elle est remplie de pièces de monnaies en or.
NICCOLO. Mais il y a là trois fois plus qu’il
n’en faut pour remettre la propriété en état ! C’est
une somme énorme !
GIOVANNA. Qui vous a dit que la vie de mon
frère vaut moins que ça ?
NICCOLO. Gardez cet argent pour vous. À en
juger par votre habit, vous n’êtes pas très riche.
GIOVANNA. Cet argent n’est pas le mien, mais celui de
mon frère. Et il m’a chargée de vous le remettre.
NICCOLO. Je ne peux pas accepter, comme ça,
l’argent d’un inconnu, pour le seul fait d’avoir, un soir, brandi deux fois mon
épée…
Niccolo
veut rendre l’argent, mais Giovanna refuse.
GIOVANNA. Laissez. Je ne peux pas le prendre.
NICCOLO. Alors, je me rendrai chez votre frère,
à Rome. Je dois le voir moi-même, m’expliquer avec lui…
GIOVANNA. C’est impossible.
NICCOLO. Pourquoi ?
GIOVANNA. Parce que… Parce qu’il est mort.
NICCOLO. Il est mort ?!
GIOVANNA. Oui. Tout récemment. Et
j’exécute ses dernières volontés. Vous devez vous y
soumettre.
Stupéfié,
Niccolo reste muet. Giovanna poursuit.
Vous
ne ferez pas revenir votre défunte famille. Mais faites renaître
ce qui le peut, votre nid. Bientôt vont arriver chez vous des
maçons et des jardiniers. Ils remettront vite votre
propriété en état. Vous n’avez pas à les payer.
NICCOLO. Mais je ne peux pas…
GIOVANNA. Ne soyez pas trop scrupuleux. Mon
frère, contrairement à moi, était un homme très
riche. Du reste, tournez-le comme vous voulez, il n’a plus besoin d’argent.
Portez-vous bien.
NICCOLO. Un instant !... Vous reverrai-je encore
une fois ?
GIOVANNA. Je ne sais pas. Peut-être.
Giovanna
part vite. Niccolo reste sur le chemin, en proie à la perplexité.
Scène 17
La
chancellerie du Vatican. Entre Niccolo. Il s’avance, hésitant, vers le
secrétaire.
NICCOLO. Je suis Niccolo d’Ostie. Un courrier m’a fait
parvenir l’ordre de me présenter à la chancellerie du Vatican…
LE SECRÉTAIRE. Oui, oui, je sais. Pas un ordre,
mais une invitation. Asseyez-vous, signor.
NICCOLO. Il se peut qu’il y ait une erreur.
LE SECRÉTAIRE. Aucune erreur. Je suis
chargé de vous remettre cette lettre.
Niccolo
tourne, étonné, la lettre dans ses mains.
NICCOLO. Vous savez, ce qu’elle contient ?
LE SECRÉTAIRE. Oui. Le pape vous propose de
commander sa flotte de guerre.
NICCOLO. À moi ?!
LE SECRÉTAIRE. À vous.
NICCOLO. Pourquoi m’avoir choisi moi,
précisément ?
LE SECRÉTAIRE. Il ne me revient pas de discuter
les décisions du Saint-Siège.
NICCOLO. Il y a là quelque chose qui ne va pas.
Puis-je parler avec Sa Sainteté ?
LE SECRÉTAIRE. Le Saint-Siège
trône si haut au-dessus de nous, simples mortels, que même les princes,
les rois et les archevêques n’arrivent pas toujours à s’approcher
de ses pieds. Acceptez-vous de commander la flotte ?
NICCOLO. C’est très inattendu. Je dois
réfléchir…
LE SECRÉTAIRE. Vous n’avez pas le temps de
réfléchir. La flotte des Sarrazins s’apprête à lever
l’ancre pour rejoindre Ostie et monter par le Tibre jusqu’à Rome pour
s’en emparer. Son armée de terre est proche aussi. Le destin de notre
pays ne tient qu’à un cheveu. (Et, voyant que Niccolo hésite
encore, le secrétaire ajoute, le regardant droit dans les yeux.)
Vous n’avez donc pas envie de vous venger de ces assassins ?
NICCOLO. (Il prend la lettre.) Je rejoins les
vaisseaux à Ostie.
Scène 18
La
propriété de Niccolo. Le soir. La maison et le parc sont
déjà reconstruits. Niccolo est alerte et bien mis. Entre
Giovanna, cette fois en habit d’apparat et pleine de féminité.
Niccolo, étonné, se hâte d’aller vers elle.
NICCOLO. Vous ici !
GIOVANNA. Le hasard m’a conduite en ces lieux et j’ai
décidé de passer vous voir.
NICCOLO. Je n’espérais plus vous revoir.
GIOVANNA. Le vouliez-vous donc ?
NICCOLO. Je vous ai attendue tout le temps. Il est
vrai que depuis déjà quelques semaines je ne séjourne
presque pas ici, mais j’ai donné la consigne à mes serviteurs de
m’informer immédiatement si vous deviez arriver. Je serais revenu
à bride abattue séance tenante.
GIOVANNA. Où donc disparaissez-vous ?
NICCOLO. Pas loin, au port. Je prépare la
flotte pour la bataille. Par chance, sur ordre du pape, il m’a
été donné, justement ce soir, congé jusqu’au matin,
pour, avant la bataille, mettre de l’ordre dans ma propriété.
Autrement, vous ne m’auriez pas trouvé.
GIOVANNA. (Souriant.) Voyez, quelle heureuse
coïncidence.
NICCOLO. Oui, ces derniers temps il m’arrive des
choses étonnantes. D’abord, votre apparition inattendue et une
récompense sans commune mesure avec mon service infime. Ensuite, une
armée d’ouvriers remet à neuf ma propriété ;
puis, la chancellerie du Vatican me propose un poste élevé. Je
sens que tout cela est lié, mais je ne peux comprendre comment.
Quelqu’un a décidé de me rendre à la vie. Ne serait-ce pas
vous ?
GIOVANNA. Pourquoi moi ?
NICCOLO. Je ne sais rien de vous. Je n’ai même
pas eu le temps de vous demander comment vous vous appelez.
GIOVANNA. Giovanna.
NICCOLO. Que faites-vous ? D’où êtes-vous
originaire ? Où vivez-vous ?
GIOVANNA. Votre nouvelle maison vous
plaît-elle ?
NICCOLO. Beaucoup. Il est vrai qu’il y manque le
principal.
GIOVANNA. Quoi, précisément ?
NICCOLO. Une maîtresse des lieux.
GIOVANNA. Eh bien, cherchez-la.
NICCOLO. Je crois que je l’ai déjà
trouvée.
GIOVANNA. Alors, où est le
problème ?
NICCOLO. C’est à elle qu’il faut le demander,
pas à moi.
GIOVANNA. Eh bien, faites-le.
NICCOLO. La bataille est imminente. Qui peut dire
comment elle s’achèvera… Mais si je reviens vivant, je le lui
demanderai.
GIOVANNA. Ma foi, se battre est affaire d’homme, le
sort d’une femme n’est-il pas d’attendre ?
Niccolo prend
Giovanna par les épaules et l’attire à lui.
NICCOLO. Et toi, m’attendras-tu ?
En
guise de réponse, Giovanna l’enlace.
NICCOLO. Désormais, tu es l’unique chose que
j’ai dans cette vie.
GIOVANNA. Et toi aussi.
NICCOLO. Tu ne m’as toujours pas dit qui tu es.
GIOVANNA. Je l’ai dit, voyons, Giovanna.
NICCOLO. Ce n’est pas une réponse. Tu es
entourée de mystère, je le sens.
GIOVANNA. Niccolo, je vais te dire quelque chose de
très important. Si tu veux que nous soyons ensemble, ne me demande
jamais qui je suis et d’où je viens. Considère, que je suis
tombée du ciel.
NICCOLO. C’est exactement ça.
GIOVANNA. Je t’aime, je suis à toi, je suis
heureuse. Que te faut-il de plus ?
NICCOLO. Et si, tout à coup, tu disparais
à nouveau ? comment te trouverai-je ?
GIOVANNA. Je te trouverai moi-même. Et nous
passerons le reste de nos jours en famille, dans une calme
propriété au milieu des fleurs à lire des livres. Comme tu
le rêvais.
NICCOLO. Tu l’as retenu ?
GIOVANNA. Oui. Adieu. Prends soin de toi.
Scène 19
Le
palais du pape. Giovanna, dans ses appartements fermés à
clé, se regarde dans le miroir, essaye des robes et des bijoux. Une voix
« hors cadre » retransmet le flux de ses pensées
inquiètes.
GIOVANNA. Partir, se cacher, disparaître… Tout
quitter et le rejoindre… mais c’est une folie. Et puis, m’aime-t-il ? J’ai
toujours craint que tout le monde apprenne que je ne suis pas un homme. Mais il
se trouve aussi que je ne suis pas une femme. Je ne suis personne… J’ai
désappris à être femme. Ou bien n’ai-je jamais su
l’être. Je ne sais pas ce que doit faire une femme pour attirer et
retenir un homme. Je ne sais pas m’habiller. Je ne sais pas porter de bijoux.
Je ne sais comment me maquiller. Je ne sais pas dire de ces charmantes sottises
qu’ils aiment tant… Je ne sais pas faire la coquette. Je suis aussi
sérieuse, affairée et assommante qu’un homme. Je me suis toujours
appuyée sur la raison et maintenant que mon cœur s’ouvre, je ne
sais que faire. Que faire ? Je n’ai jamais eu quelqu’un avec qui parler,
sinon avec moi-même. Mais, à présent, quel conseil puis-je
moi-même me donner ? (Elle prend des boucles d’oreilles.)
Quelles délicates boucles d’oreilles… Mais je n’ai même pas les
oreilles percées, je ne peux pas les mettre. (Elle met les boucles
d’oreilles de côté, prend un collier, se regarde dans le miroir.)
Pour porter un tel collier, il faut découvrir le cou et les
épaules et j’ai pris l’habitude de cacher mon corps.
Giovanna
commence à s’habiller.
Demain
aura lieu la bataille décisive et moi je pense non à l’Italie,
non au destin de Rome, mais seulement à lui. C’est honteux, mais je ne
peux rien faire de moi. J’ai été trop longtemps un homme, je veux
redevenir femme. Je veux être maman et non pape. Je veux des rires
d’enfants dans ma maison…
Giovanna
achève de s’habiller. Cette fois-ci, elle n’a pas sur elle un habit de
courtisan ni une mozette de prêtre, mais une armure de guerre. Elle
réunit les bijoux dans un coffret, cache les vêtements et dit au
secrétaire qui entre à son appel :
Je
suis prêt à rejoindre les troupes.
Scène 20
Plusieurs
jours ont passé. Giovanni, à son bureau, trie et brûle des
papiers. Le secrétaire introduit dans le cabinet Lamberto et
s’éloigne en saluant.
LAMBERTO. Tu m’as appelé ?
GIOVANNI. Oui.
LAMBERTO. Je me dépêchais justement
d’aller chez toi. Jamais un pape n’avait connu tel triomphe. Les Arabes sont
défaits sur terre et sur mer. On t’appelle le sauveur de Rome, dans tous
les cabarets et à tous les carrefours il n’est question que de toi. Et
toi, au lieu de fêter à grand bruit la victoire, tu restes ici,
dans la solitude.
GIOVANNI. Assieds-toi, Lamberto. Comment va
Anastasia ?
LAMBERTO. Eh bien, pour être honnête, elle
fait sa vie de son côté et moi du mien. Mais nos biens sont
réunis, et c’est le principal. Pour quelle raison m’as-tu
appelé ?
GIOVANNI. Nous devons parler. Probablement, ne me
verras-tu plus jamais.
Lamberto
est stupéfié.
LAMBERTO. Qu’est-ce que ça veut
dire ?
GIOVANNI. Je ne veux plus être pape.
LAMBERTO. Tu ne veux pas être pape ?!
GIOVANNI. Je suis fatigué. Je suis las des
complots, des intrigues, de la politique… J’ai compris qu’on ne peut refaire le
monde. Tout du moins, maintenant.
LAMBERTO. J’ai du mal à te suivre. Tu es au
sommet de ta gloire. Tu as redonné du lustre à la papauté,
vaincu les Arabes, réconcilié Rome avec Byzance, étendu le
christianisme en Occident et en Orient, couronné empereur le roi des
Francs, rétabli la richesse et la dignité de ta famille,
brisé nos rivaux… Que te manque-t-il ?
GIOVANNI. Oui, j’ai accompli tout ce que mon tuteur
attendait de moi. À présent je suis libre.
LAMBERTO. Que signifie "libre" ?
GIOVANNI. Ça signifie que je disparaîtrai
bientôt. Si cela advient, ne me cherchez pas. Fais savoir que l’on m’a
poignardé et que l’on a jeté mon corps dans le Tibre. En ce temps
déplorable personne ne s’en étonnera.
LAMBERTO. Sans descendre dans les détails, pour
quoi, alors, es-tu devenu pape ? Qu’est-ce qui t’y obligeait ?
GIOVANNI. Qu’est-ce qui m’y obligeait ? Je ne
sais pas. L’aspiration à prouver quelque chose à quelqu’un, le
désir stupide de vengeance, le respect pour mon tuteur… Ça a
été une erreur. Mais il n’est pas encore trop tard pour la
redresser.
LAMBERTO. Non, je ne laisserai pas faire cela. J’ai
besoin de toi.
GIOVANNI. Pour quoi ?
LAMBERTO. Je n’ai pas encore atteint tous mes
objectifs. Je veux devenir roi d’Italie et, peut-être même,
empereur. Tu me ceindras d’une couronne, comme tu as couronné Charles…
Non, je ne te laisserai pas partir.
GIOVANNI. J’aimerais bien savoir comment tu peux m’en
empêcher.
LAMBERTO. Je cernerai ton palais et te placerai sous
une garde. Et tu devras te soumettre. Je suis, à présent, le prince
le plus puissant de toute l’Italie.
GIOVANNI. J’espère que tu n’as pas
oublié à qui tu le dois ?
LAMBERTO. À toi. Mais il y a des circonstances
où les liens parentaux et la gratitude ne sont pas pris en
considération. Tu es entre mes mains.
GIOVANNI. Tu veux dire que tu me fais
prisonnier ?
LAMBERTO. Tu peux appeler ça comme ça.
GIOVANNI. Quel sot tu fais, Lamberto… Tu ne vaux pas
mieux que Guido. Tu me fais pitié. Je pourrais te détruire en un
jour, mais déjà tout m’est égal. Va. Et transmets mes
adieux à Anastasia.
Giovanni
sort. Lamberto frappe dans ses mains. Deux gardes font leur apparition.
LAMBERTO. Prenez Sa Sainteté sous votre
protection. Ne le laissez pas quitter le palais. Il est sous la menace de
comploteurs.
LE PREMIER GARDE. À vos ordres.
LAMBERTO. Et ne laissez personne lui rendre visite.
LE PREMIER GARDE. Mais si Sa Sainteté venait
à donner quelque ordre…
LAMBERTO. Désormais, c’est moi qui donne des
ordres, ici. Dans une heure ce sont mes soldats qui remplaceront la garde du
pape. Et prenez-vous en à vous-mêmes si vous enfreignez mon ordre.
Vous m’avez compris ?
LE PREMIER GARDE. Parfaitement.
Lamberto
part. Les gardes occupent le poste qui leur a été
désigné.
LE DEUXIÈME GARDE. Ce prince manigance quelque
chose.
LE PREMIER GARDE. Ça en a tout l’air. Mais ce
n’est pas nos oignons. Il ne rigole pas.
LE DEUXIÈME GARDE. Oui, il est cruel comme un
chien enragé.
L’une
des portes s’ouvre, par où sort une femme. Elle a des vêtements de
servante, tient un balluchon dans sa main et porte un foulard sur la
tête. Les gardes bondissent et lui barrent le passage.
LE PREMIER GARDE. Halte ! Qui es-tu, toi ?
GIOVANNA. J’ai lavé les sols des appartements
de Sa Sainteté.
LE DEUXIÈME GARDE. Et maintenant, retourne-t-en
et lave les carreaux.
GIOVANNA. Je les ai déjà lavés.
LE DEUXIÈME GARDE. Nous avons l’ordre de ne
laisser sortir personne, aussi reste ici.
GIOVANNA. Mais j’ai déjà fait tout ce
qu’on me demandait.
LE PREMIER GARDE. Et néanmoins il te faudra
passer la nuit ici.
LE DEUXIÈME GARDE. Avec nous.
Les
gardes éclatent de rire.
GIOVANNA. Mon mari va me tuer, si je reste la nuit
ici.
LE PREMIER GARDE. Et moi je te dis que nous avons
l’ordre de ne laisser sortir personne.
LE DEUXIÈME GARDE. (Conciliant.) Dieu
soit avec elle, qu’elle y aille. Après tout, l’ordre de ne pas laisser
sortir ne concerne que le pape.
LE PREMIER GARDE. S’il le faut, elle est effectivement
le pape, déguisé. (Il rit.)
Son
compère continue la plaisanterie dans le même sens.
LE DEUXIÈME GARDE. Oui, comment saurions-nous
que tu n’es pas le pape déguisé ? Prouve-nous que tu es une
femme et alors nous te laisserons passer.
Giovanna,
prenant tout son temps, déchire sa robe à hauteur de poitrine.
Les gardes en restent muets de surprise.
GIOVANNA. Eh bien, peut-être, dois-je montrer
autre chose encore ? Prenez garde, que je ne me plaigne de vos abus.
LE PREMIER GARDE. Allez, va, que diable !
Giovanna
masque sa poitrine d’un fichu et sort à la rencontre de l’amour, la
liberté et le bonheur.
Épilogue
En
décembre de l’an 882 Giovanni VIII fut déclaré
assassiné. L’Église romaine pendant un siècle et demi n’a
pu trouver leader comparable à Giovanni et jusqu’à
Grégoire Le Grand la papauté souffrit la période la plus
humiliante de son histoire bimillénaire.
Méthode
mourut deux ans après la disparition de Giovanni. Et l’Église
catholique, et l’Église orthodoxe reconnurent Cyrille et Méthode
comme saints.
La
ville de Frioul, fondée par César sous le nom de Forum de Jules
(d’où vient le nom du duché), connut la prospérité
jusqu’en 1420, après quoi elle fut réunie à l’État
de Venise. Frioul, de même que Spolète et Bénévent
existent encore de nos jours.
L’évêque
Formose, cependant, parvint à ses fins : neuf ans après le
départ de Giovanni, il fut élu pape. Lamberto Spolète lui
aussi atteignit son objectif : en 892, il devint roi d’Italie et fut
même proclamé empereur du Saint-Empire romain. Son épouse
partagea le trône avec lui. Formose, poursuivant sa lutte contre la
famille des Spolète, tenta de priver Lamberto de sa couronne. Cependant,
Lamberto resta empereur et sut se venger de Formose même après la
mort de ce pape habile. Le corps de Formose fut tiré de sa tombe,
installé sur le trône papal et un procès fut instruit
contre le cadavre. Après que le cadavre fut condamné, on le jeta
dans le Tibre.
Giovanna
et Niccolo vécurent longtemps et furent heureux.
La
légende d’une papesse est toujours vivace.
FIN