Valentin Krasnogorov
CRUELLE LEÇON
Жестокий урок
Рièce en deux actes
Traduction du russe: Daniel Mérino
ATTENTION ! Tous les droits d’auteur de la pièce sont
protégés par les lois de la Russie, le droit international et
appartiennent à l’auteur. Il est interdit d’éditer et
rééditer, de reproduire, de jouer en public, de mettre sur
Internet des représentations de la pièce, toute adaptation
cinématographique, toute traduction en langue étrangère,
d’apporter des modifications au texte de la pièce
lorsqu’elle est mise en scène (y compris une modification du
titre) sans autorisation écrite de l’auteur.
Contacts
:
Valentin
Krasnogorov
WhatsApp/Telegram +7-951-689-3-689? +7-904-331-6589
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Website:
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Daniel
Mérino
© Valentin Krasnogorov
À propos de l'auteur
Le nom de Valentin Krasnogorov est bien connu des amateurs de
théâtre en Russie et dans de nombreux pays. Ses pièces
“Chambre de la mariée”, “Chien”, “Passions
chevaleresques”, “Les charmes de la trahison”,
“L’amour à perte de mémoire”,
“Aujourd’hui ou jamais”, “Allons faire l’amour
!”, “Les rendez-vous du mercredi”, “Sa liste à
la Don Juan”, “Leçon cruelle”, “Rencontre
facile”, “Les trois beautés”, et d’autres
encore, mises en scène dans plus de 500 théâtres, ont
été chaleureusement accueillies par les critiques et les
spectateurs. Le livre de l’écrivain“ Fondamentaux de la dramaturgie.
Théorie, technique et pratique du théâtre " sur l’essence du drame comme genre de la littérature a
mérité les éloges de personnalités en vue du
théâtre. Des réalisateurs exceptionnels, tels que Gueorgui
Tovstonogov, Lev Dodine et Roman Viktiuk ont travaillé sur la mise en
scène de certaines de ses pièces.
Valentin Krasnogorov, docteur ès sciences techniques, est
l’auteur de monographies et d’articles dans les domaines de sa
spécialité. Qu’il s’adonne au genre dramatique
témoigne de ce qu’il a quelque chose à dire avec ses
pièces. C’est avec la même habileté, qu’il
crée des pièces en un ou plusieurs actes dans des genres divers :
comédie, drame, tragédie. La tension et les conflits de ses
pièces trouvent leur résolution dans des dialogues animés
et une action rapide. L’auteur utilise des situations paradoxales et des
intrigues inhabituelles pour entraîner les lecteurs et les spectateurs
dans des mondes créés par son imagination. Satire
acérée, sens de l’humour subtil, grotesque,
absurdité, lyrisme, art de saisir dans ses profondeurs la nature
humaine, telles sont les principales caractéristiques des œuvres de
Krasnogorov.
Les pièces du dramaturge sont fermement ancrées dans le
répertoire des théâtres, passant le cap de centaines de
représentations. Les critiques soulignent que “les pièces
de Krasnogorov traversent facilement les frontières” et
qu’elles appartiennent aux meilleures pièces modernes”.
Nombre d’entre elles sont traduites, mises en scène dans les
théâtres, radiodiffusées, adaptées pour la
télévision dans divers pays (Australie, Albanie, Angleterre,
Bulgarie, Allemagne, Inde, Chypre, Mongolie, Pologne, Roumanie, Slovaquie,
Etats-Unis, Finlande, Monténégro, République
tchèque). L’auteur a remporté plusieurs prix dans des
festivals de théâtre à l’étranger, notamment
le “Prix du meilleur drame” et le “Prix du
spectateur”.
Valentin Krasnogorov est également écrivain et publiciste,
auteur d’articles sur le théâtre et la dramaturgie, auteur
de nouvelles, d’histoires brèves et d’essais publiés
dans diverses publications.
Valentin Krasnogorov est membre de l’Union des écrivains et de
l’Union des gens du théâtre de Russie, lauréat du
prix Volodine. Il a fondé la Guilde des dramaturges de
Saint-Pétersbourg et est l’un des fondateurs de la Guilde de
Russie. Sa biographie figure dans de prestigieux ouvrages de référence
du monde : “Who’s Who in the World” (USA),
“International Who’s Who in the Intellectuals” (Angleterre,
Cambridge), etc.
À propos du traducteur
Daniel Mérino est
né au milieu des années 50 dans le département des
Pyrénées Orientales, en France. Il a étudié la
langue russe au lycée de Perpignan avec un remarquable professeur,
Charles Weinstein, et à l’université
d’Aix-en-Provence, période, durant laquelle il fit des stages de
longue durée à Moscou et à Voronèje. Il deviendra
instituteur et enseignera pendant près de sept ans la langue
française à des élèves en difficulté ou des élèves
non francophones. Il passera ensuite le concours interne du CAPES de russe et
fera une carrière de professeur de russe, au lycée Paul
Cézanne d’Aix-en-Provence.
Abordant des auteurs russes,
Tchékhov notamment, Daniel Mérino se plonge dans le texte
original, retraduisant le texte du personnage qu’il joue lui-même
en scène.
En 2020, il lit une pièce
de Valentin Krasnogorov, qu’il découvre sur le site internet de ce
dernier, « RENCONTRE FACILE », et décide de la
traduire. Puis l’envie de la mettre en scène devenant de plus en
plus forte, il se décide à écrire à l’auteur
pour obtenir l’autorisation de la mettre en scène. Ce moment fut
le point de départ d’une collaboration fructueuse avec Valentin
Krasnogorov, pour lequel Daniel Mérino a traduit d’autres
pièces.
Outre le russe, Daniel
Mérino a une connaissance assez poussée de l’espagnol et
parle assez couramment le catalan. Il utilise aussi ses connaissances en latin
pour traduire des textes philosophiques tels que l’Ethique de Spinoza.
À 35 ans, il
découvre la scène théâtrale dans le cadre du
théâtre amateur, dans le joli théâtre de
Port-de-Bouc. La curiosité initiale se transforme, au fil des ans et des
rôles, en une forme d’amour pour cet art.
En 1998 il crée avec deux
amis le groupe théâtral Atelier 20_21, qu’il dirige.
Principalement acteur, il met aussi en scène, notamment
« L’INCONNUE DU BANC », texte qu’il a
lui-même écrit.
Annotation
Drame sur les racines sociales et psychologiques de la cruauté,
sur la frontière ténue séparant les actes moraux des actes
immoraux. C’est une expérience psychologique ayant eu une ample
résonance internationale qui a motivé la création de la
pièce. Deux étudiants, dans un but scientifique, torturent une
femme, sous la direction de leur professeur. La participation à
l’expérience a de sérieuses incidences sur les relations
intimes des personnages. Ce sujet épineux tient l’auditoire dans
une constante tension. La pièce est particulièrement bien
accueillie par la jeunesse. À une époque où la violence
est devenue partie intégrante de notre vie quotidienne, cette
pièce est d’une actualité particulière. La
production de la pièce à Moscou (mise en scène par Mikhail
Gorevoy) a été un énorme succès. 2
rôles masculins, 2 rôles féminins, intérieur.
Personnages :
LANNEAU
‒‒ professeur de psychologie
ALICE ‒ son
assistante
MICHEL ‒ un étudiant
CORA ‒ une
étudiante
L’action se déroule dans une
université, de nos jours.
PREMIER ACTE
Le
laboratoire du professeur Lanneau. Une table, quelques chaises, un paravent,
divers outils destinés à des tests psychologiques : tableaux,
dessins, etc. La pièce est meublée notamment d’un fauteuil
et tout près de lui d’un écran d’ordinateur
tourné vers la salle des spectateurs. Le fauteuil est
équipé de fils électriques.
Entrent
Cora et Michel, étudiants de l’université.
L’agencement du laboratoire ne suscite chez eux aucun
intérêt, on comprend qu’ils ne sont pas là pour la
première fois.
CORA. Et
où est donc Lanneau ?
MICHEL.
Probablement, quelque part par là. Le laboratoire n’est pas
fermé à clé.
CORA.
À quelle heure a-t-il dit de venir ?
MICHEL.
À quatorze heures.
CORA. Alors,
il sera là dans un quart d’heure.
MICHEL.
S’il n’arrive pas en retard.
CORA. Le
professeur n’est jamais en retard.
Pause.
Cora examine le fauteuil équipé de fils électriques.
Il n’y
avait pas ce fauteuil, avant.
MICHEL. Je ne
m’en souviens pas, non plus. On dirait un fauteuil de dentiste.
CORA. Une
chaise électrique, plutôt.
MICHEL. Et
l’un et l’autre. Arrête d’aller et venir. Assieds-toi.
Cora
s’assoit sur une des chaises.
Non, ici,
c’est mieux. Tu y seras assise plus confortablement.
Plein de
délicatesse, il la fait asseoir sur le confortable fauteuil douillet et
s’installe à côté.
CORA. Je
serais curieuse de savoir quelle expérience veut mener Lanneau, cette
fois.
MICHEL. (Sur
un ton bienveillant.) Ne t’intéresses-tu pas un peu trop
à la psycho, ces derniers temps ?
CORA. (Un
léger ton de défi dans la voix.) Oui, j’aime ma
spécialité. C’est mal ?
MICHEL. Non,
c’est très bien.
CORA. Pour
toi, l’étude de la psychologie, c’est un passe-temps, mais
pour moi ce sera le moyen de gagner ma vie. Excepté mes propres
connaissances, je ne peux compter sur un autre capital.
MICHEL.
À nouveau des reproches. Ce n’est pas ma faute, si mon père
fait rentrer du blé. (En souriant.) Ou bien, est-ce un si grand
péché ?
CORA. (Souriant
en retour.) Non, Michel, ce n’est pas dans la richesse de ton
père, qu’est ton principal défaut.
Pause.
MICHEL. Au
fait, ça y est, je suis fixé quant à mon avenir.
J’obtiens mon diplôme et je repars faire des études.
CORA.
Où ça ?
MICHEL. Dans
une école de commerce.
CORA. (Sans
enthousiasme.) Félicitations.
MICHEL.
C’est ce que veut mon père. Il a l’intention de
m’intégrer dans la gestion de sa boîte.
CORA.
C’était prévisible depuis longtemps. Et la psycho ? Tu
arrêtes vraiment ?
MICHEL. Que
faire… (Il sourit. Visiblement, aujourd’hui, il est de bonne
humeur.) C’est finalement mieux comme ça. Deux psys dans une
même famille, c’est beaucoup trop.
CORA. Et qui
est le deuxième ?
MICHEL. Tu
ne devines pas ?
CORA. (Détournant
le regard.) Non.
MICHEL. Je
crois que tu comprends tout très bien, mais je vais m’expliquer
clairement, d’autant plus que j’aurais dû le faire depuis
longtemps.
Pause.
Nous sommes amis, toi et moi, depuis un an et
demi…
CORA. Merci
pour la délicatesse, avec laquelle tu as qualifié nos rapports.
MICHEL. Je
sais, ça a trop duré. Il me semble même qu’ils
commencent à te peser, sûrement, parce que, justement, ce sont des
rapports flous et qui ne débouchaient pas sur un avenir…
Aussi… Tu le sais, mes vieux s’opposaient catégoriquement
à mon mariage. Pour eux, c’était trop tôt.
CORA. Ils
pensaient, probablement, que je n’étais pas la femme qu’il
te fallait.
MICHEL.
C’est possible. Mais, à présent, ça n’a plus
d’importance. Je leur avais laissé un mot écrit leur
expliquant tout, et, hier, j’ai reçu une réponse. Bref, ils
ne s’opposent pas à ce que toi et moi…
Cora reste
silencieuse.
Tu me comprends ?
CORA. Oui.
MICHEL.
Honnêtement, je craignais le vieux, mais en même temps je croyais
en lui. Il est même prêt à nous acheter non seulement un
appartement, mais aussi une maison à la campagne. Je suis rudement
content qu’ils soient d’accord.
CORA. Et
s’ils avaient été contre, tu aurais renoncé à
moi ?
MICHEL. (Heureux
et souriant.) À présent, cela n’a pas
d’importance. Le principal, c’est que nous allons vivre sans
problèmes, tous ensemble. Nous aurons notre maison, notre jardin et une
nichée d’enfants, car j’aime beaucoup les enfants.
CORA. Je
sais.
MICHEL. Et
les fleurs.
CORA. Je
sais.
MICHEL. Et
toi.
Pause.
Michel s’approche de Cora et l’enlace.
Tu ne dis donc pas « Je sais » ?
CORA. (Se
forçant à sourire.) Je sais.
MICHEL.
Alors, tu es d’accord ?
CORA. Je ne
sais pas.
MICHEL.
Comment, tu ne sais pas ? Du reste, tu as raison. Je ne te mérite pas.
Et puis, j’ai trop longtemps gardé le silence. Mais à
présent, tout ça, c’est derrière nous, non ? Est-ce
que tu m’aimes, ne serait-ce qu’un tout petit peu ?
CORA. Je ne
sais pas.
MICHEL. Ne
crois pas, qu’à part mon petit jardin, je ne rêve à
rien. J’ai de grands projets. Je suis quelqu’un
d’obstiné, j’ai pour habitude de toujours atteindre mon but.
(En souriant.) Aussi, ne laisse pas passer une chance de devenir la
femme d’une personnalité éminente.
CORA. En
tous cas, ambitieuse.
Pause.
MICHEL. Eh
bien ! qu’est-ce que tu me dis, malgré tout ?
CORA. Je ne
sais pas.
MICHEL. (Alarmé.)
Tu ne refuses pas, quand même ?
CORA. Je ne
sais pas.
MICHEL.
Voyons, qu’as-tu à entonner ce refrain : « Je ne sais pas,
je ne sais pas » ?
CORA.
Ça te va, si je prends le temps de réfléchir un peu ?
MICHEL. Mais
bien sûr !
CORA. Ne
m’en veux pas, d’accord ?
MICHEL. Et
toi, non plus, ne m’en veux pas, si je n’ai rien dit pendant
longtemps… Et aussi, essaie d’être plus gentille, plus
patiente…
CORA. Je
suis comme je suis. Si je ne te plais pas comme ça…
MICHEL. (L’interrompant.)
Tu vois, encore une agression et une pique.
CORA. Tu as
raison, je suis devenue trop méchante. (Elle l’embrasse sur la
joue.) N’en parlons plus.
Pause.
Le professeur n’arrive toujours pas.
MICHEL. (Après
avoir jeté un regard sur sa montre.) Quatorze heures moins cinq.
CORA.
Sais-tu, s’il y a aussi des étudiants de notre groupe qui
participeront à l’expérience ?
MICHEL.
Selon moi, personne d’autre.
CORA.
Ça veut dire que parmi tout le groupe Lanneau n’a choisi que toi
et moi ? Curieux, et pourquoi ?
MICHEL. (Haussant
les épaules.) Est-ce que je sais moi ?
CORA. Il
t’a dit ça, comme ça : "Que Cora vienne avec vous
à deux heures" ?
MICHEL. (Évasif.)
Je ne me souviens pas précisément… N’y accorde pas
trop d’importance. Un cours banal de travaux pratiques dans le
labo…
CORA. Ses
recherches sont toujours si surprenantes. Quelle idée encore a-t-il
derrière la tête ?
MICHEL. (Bâillant.)
Nous le saurons bientôt. Je ne crois pas que ça soit quelque chose
d’intéressant. La psychologie est une science exclusivement
académique.
CORA. Mais
chaque publication de Lanneau soulève une véritable tempête
dans la presse. Combien de fois l’a-t-on éreinté, poursuivi
en justice…
MICHEL. Ce
qui lui a fait acquérir une encore plus grande
célébrité.
CORA.
Lanneau ne court pas après elle.
MICHEL.
C’est un grand spécialiste, je n’en discute pas. Un esprit
clair, une logique sans faille… ce n’est pas un homme, mais une
machine à calculer.
CORA.
Qu’est-ce qui te déplaît chez lui ?
MICHEL. (Haussant
les épaules.) Je ne sais pas pourquoi, j’ai l’impression
que les gens, pour lui, sont des souris de laboratoire. Il les écorchera
froidement, si cela répond à un but scientifique.
CORA. Tu dis
n’importe quoi.
MICHEL. Et
puis il est barbant.
CORA. Alors
là, c’est pas vrai. Lanneau est toujours passionné, toujours
plein d’idées…
MICHEL. (Sur
le même ton.) …Et de plus, il est encore assez jeune,
élégant, illustre et pas marié.
CORA.
Serais-tu jaloux ?
MICHEL. (Riant.)
Non. Je fais la différence entre les rapports pleins
d’enthousiasme d’une étudiante avec son enseignant et
l’amour d’une femme pour un homme. Et d’ailleurs, pour
être honnête, je suis jaloux. Un tout petit peu.
CORA. Et
c’est en vain.
MICHEL. Que
faire…
CORA. Tu
n’as absolument rien à craindre.
MICHEL. Je
sais. Ne serait-ce que parce qu’il a déjà une
maîtresse.
CORA. Ah !
oui ?
MICHEL. Tu
ne savais pas ?
CORA.
Ça ne m’intéresse pas. (Après un court silence.)
Belle ?
MICHEL. Tu
penses que le professeur a mauvais goût ?
Cora ne
répond pas.
Il se déplace avec elle dans
différentes villes… Il l’a même emmenée
à l’étranger.
CORA. Elle
est jeune ?
MICHEL. Ce
n’est pas une gamine, mais pas une vieille, non plus. En un mot, ce
qu’il faut. Alors, ça t’intéresse, malgré tout
?
CORA. Non.
Je te procure simplement le plaisir de me taquiner avec tes ragots.
MICHEL. Ce
ne sont pas des ragots. Elle est son assistante. Je l’ai moi-même
vue. Très sexy. Il y a en elle quelque chose de… (Il fait un
geste vague.)
CORA.
Qu’il n’y a pas en moi ?
MICHEL. (En
riant.) Toi, c’est tout à fait autre chose. (Il veut
enlacer la jeune fille, mais elle se détourne.) Qu’as-tu, mon
bébé ? Tu es quand même jalouse ?
CORA. Oui,
tu me rends jalouse. De cette poule rousse.
MICHEL. (En
riant.) Mais elle n’est pas du tout rousse. Qu’est-ce que tu
dis là ?
CORA. (Avec
obstination.) Si, elle est rousse !
MICHEL.
Pourquoi ?
CORA. Parce
que je n’aime pas les rousses.
MICHEL. (Riant
à pleine gorge.) Mais ce n’est pas une raison ! Quelle chipie,
tout de même ! Laisse-moi t’embrasser pour ça !
Il tente
d’enlacer la jeune fille. Entrent Lanneau et Alice. Les étudiants
prennent un air comme il faut. Lanneau, les apercevant, s’arrête.
LANNEAU.
Bonjour.
CORA.
Bonjour.
MICHEL.
Bonjour, Monsieur Lanneau.
LANNEAU. (Présentant
son accompagnatrice.) Alice Léo, mon assistante.
ALICE. (Elle
tend la main à Michel avec un sourire grâcieux.) Nous nous
sommes déjà vus, hier.
MICHEL. (En
serrant lui la main.) Mais nous n’avions pas été
présentés. Je m’appelle Michel.
LANNEAU.
Cora, pardonnez-moi, mais pourquoi êtes-vous là ? Vous avez
quelque chose à me demander ?
CORA. (Étonnée.)
Moi ?... Je… N’est-ce pas vous qui m’avez demandé de
venir ?
LANNEAU.
À vous ? Pour quoi faire ?
CORA. Pour
participer à votre expérience.
LANNEAU.
Michel, qu’est-ce que c’est que
ça ? Pourquoi avez-vous amené Cora ? Je vous avais pourtant
demandé de faire venir Nathalie Macaire.
MICHEL. (Confus.)
C’est tout à fait exact. Mais j’ai pensé que
ça vous serait égal… Que ce soit cette étudiante ou
une autre, quelle différence ? Aussi, ai-je décidé
de…
LANNEAU.
Votre décision est tout à fait malvenue. Cora, je suis vraiment
désolé, mais je n’ai pas besoin de votre concours,
aujourd’hui. Vous pouvez disposer.
Alice suit
le dialogue avec intérêt. Cora lui jette un regard de
mécontentement.
MICHEL. Mais
en quoi Cora ne vous convient-elle pas ? C’est une bonne
étudiante, elle n’a absolument rien à envier à
Nathalie…
LANNEAU. Je
vous remercie, Michel, je sais apprécier moi-même les
qualités de Cora. Mais sa candidature n’est absolument pas
recevable pour cette expérience.
MICHEL.
Pourquoi ?
LANNEAU. Ce
serait trop long à expliquer.
CORA. Je
vous en supplie, ne me chassez pas. Cela m’intéresse.
LANNEAU. (Avec
fermeté.) Personne ne vous chasse. Mais j’avais demandé
de faire venir aujourd’hui Nathalie Macaire et il n’était
pas du tout dans mes plans de vous voir. Bonne chance. Et excusez-moi. (Il
se détourne de Cora.) Alice, allez, préparez-vous à
vous mettre au travail.
Alice
s’éloigne, ôte son imperméable, ajuste sa coiffure.
Cora se mord les lèvres d’humiliation et de vexation.
MICHEL.
Madame Léo participe aussi à l’expérience ?
LANNEAU.
Oui.
CORA. Mais
pourquoi, tout de même, les autres peuvent-elles participer et moi non ?
MICHEL. En
effet, en quoi ma fiancée ne fait-elle pas l’affaire ?
LANNEAU.
Votre fiancée ? (Il porte son regard sur Cora.) Excusez-moi, je
ne savais pas. Depuis longtemps ?
Cora reste
muette.
MICHEL.
Depuis aujourd’hui.
LANNEAU. Mes
félicitations.
MICHEL.
Merci.
LANNEAU. Il
est temps de commencer. (Il met sa blouse et prend un journal.)
CORA. Et moi
dans tout ça ?
LANNEAU. (Sèchement.)
Revenez une autre fois. À présent, je suis occupé.
Cora se
dirige vers la sortie, sans regarder personne.
Du reste, attendez.
Cora
s’arrête.
En effet, quelle différence ? Restez, si
vous en avez si envie. (Se radoucissant.) Ne soyez pas
fâchée, Cora. Croyez-moi, j’avais de sérieuses
raisons de ne pas vous intégrer à l’expérience. Mais
puisqu’il en va ainsi… donc, vous vous mariez ?
MICHEL. (Répondant
pour Cora.) Oui.
LANNEAU. (En
souriant.) Voulez-vous qu’en guise d’échauffement je
vous propose un test, qui permettra de vérifier votre
compatibilité au plan psychologique ? (Vite.) Allez, mettez-vous
l’un en face de l’autre.
Les
étudiants se lèvent.
Éloignez-vous un peu ! À
présent, imaginez que vous êtes sur une passerelle
extrêmement étroite, sur laquelle ne peut passer qu’une
seule personne. Sous la passerelle, un abîme, il est interdit de tomber
et de sauter. C’est parti !
Michel et
Cora s’avancent l’un vers l’autre et, arrivés au point
de rencontre, s’arrêtent.
Et donc, chacun doit obligatoirement se retrouver
sur l’autre bord. Comment allez-vous procéder ?
Longue
pause.
MICHEL.
Qu’est-ce que vous nous conseilleriez ?
LANNEAU.
À vous de réfléchir. Ce ne sont pas les variantes qui
manquent !
MICHEL. Par
exemple ?
LANNEAU.
Employer la force, la douceur, l’injure, la ruse, se montrer insistant
ou, au contraire, conciliant, ce qui vous plaira !
Pause. Cora
et Michel se regardent.
MICHEL. Oui
mais, que nous conseilleriez-vous ?
LANNEAU. (Ayant
haussé les épaules.) Cédez le passage à la dame.
Michel
donne la main à Cora et la conduit sur son propre bord.
CORA.
Monsieur Lanneau, vous-même, auriez-vous également agi ainsi ?
LANNEAU. (En
souriant.) Non. Si j’avais été votre fiancé, je
vous aurais pris dans mes bras et j’aurais dit :"Cora, chérie,
mon cœur, ma fiancée, où dois-je t’emmener, sur quel
bord, le tien ou le mien ?" (Avec nonchalance.) Ou quelque chose
dans ce style.
CORA. Et
j’aurais répondu : "Quelle importance, mon chéri ? Car
désormais, les deux bords sont à nous !"
MICHEL. Et, cependant,
où l’auriez-vous emmenée ?
LANNEAU.
Ça n’a pas d’importance. C’est déjà un
test pour Cora et moi, et pas pour vous.
MICHEL. Et
qu’a montré notre test ?
LANNEAU.
C’est un secret. Ce n’était pas du tout un test, juste une
plaisanterie. Rien ne me donne le moindre petit droit de faire irruption dans
votre vie privée.
CORA.
C’est en cela aussi que consiste l’expérience
d’aujourd’hui ?
LANNEAU.
Non, bien sûr. (Devenant sérieux.) Alice, êtes-vous
prête ?
ALICE.
Presque. (À Lanneau.) Je peux te dire deux mots ?
Alice et
Lanneau sortent.
CORA. Je ne
comprends pas, Michel, pourquoi tu m’as amenée ici, si Lanneau
avait besoin de Nathalie Macaire.
MICHEL. (L’air
coupable.) Je croyais vraiment que ça lui était égal.
Je ne comprends pas pourquoi il s’est entêté. Mais moi, je
suis beaucoup mieux avec toi.
CORA. (Avec
colère.) Merci.
MICHEL. Et
puis, il fallait qu’on parle.
CORA. Au
fait, il n’était absolument pas obligatoire de dire devant tous
que je suis ta fiancée. Je n’ai pas encore donné mon
accord.
MICHEL.
Pardon, je l’ai dit comme ça.
CORA. Non,
pas comme ça. Je te connais. Au fait, tu sais ce que m’a
révélé ce test sur la "passerelle" ? Que tu suis
toujours les conseils de quelqu’un. Tu aurais dû aussi
téléphoner à ton papounet, pour lui demander ce que tu
devais faire.
MICHEL. (Quittant
ce sujet sensible.) Comment trouves-tu Alice Léo ?
CORA. (Avec
retenue.) C’est une femme agréable.
MICHEL. (Sans
ambages.) Très agréable.
CORA.
J’ai l’impression de l’avoir vue quelque part, avant.
MICHEL.
Ça m’étonnerait. Lanneau l’a fait venir tout à
fait récemment. D’après moi, ils sont très proches
l’un de l’autre.
Alice et
Lanneau reviennent.
LANNEAU.
Veuillez nous excuser pour ce retard. Nous commençons. Asseyez-vous, je
vous prie.
Tous,
excepté Lanneau, s’assoient.
Depuis de nombreux siècles, et,
peut-être même, depuis des millénaires, des discussions ont
lieu à travers le monde sur l’utilité ou non des punitions
corporelles dans les domaines de l’éducation et de
l’apprentissage. De nos jours encore, un très grand nombre de gens
continuent de croire qu’un bon coup de martinet ne nuit pas à un
enfant. Ni à un adulte, non plus. Si étrange que cela paraisse,
il n’y a pas jusqu’à aujourd’hui
d’unanimité sur cette question ni parmi les psychologues, ni parmi
les pédagogues. Les uns considèrent que le châtiment
favorise l’apprentissage, les autres qu’il lui nuit.
MICHEL. Et
vous-même, qu’en pensez-vous ?
LANNEAU. Je
n’en pense rien. Plus exactement, je pose que la réponse à
cette question doit être donnée sur une base strictement
scientifique. C’est dans ce but que nous menons notre expérience.
CORA.
Néanmoins, en quoi consiste-t-elle ?
LANNEAU.
Vous, Cora, et vous, Michel, vous jouerez, aujourd’hui, le rôle du
"professeur". Votre tâche sera de faire en sorte que
l’"élève", le plus vite et le mieux possible,
apprenne sa leçon, disons, un extrait quelconque de vingt lignes
d’une œuvre de Shakespeare. Alice Léo, avec un total courageusement,
a consenti à prendre sur soi le rôle de
l’"élève". Rôle, disons-le, assez
désagréable. Je vous en prie, Alice.
Alice
s’assoit dans le fauteuil avec fils électriques.
À présent, le plus important : pour
chaque erreur vous devez, je dis bien devez, punir
l’élève d’une décharge électrique de
force croissante.
MICHEL. (Hochant
la tête.) Voilà une expérience rude.
LANNEAU. Que
faire ? Les recherches sur la vérité ne sont pas toujours
liées avec les seules joies.
CORA. Mais
ne croyez-vous pas qu’une telle méthode d’apprentissage,
indépendamment de ses résultats, traumatise
l’élève en son âme ?
LANNEAU. (Sèchement.)
Dans l’expérience présente, l’âme de
l’élève ne m’intéresse pas. Mon but est
d’établir si la peur du châtiment favorise ou non
l’apprentissage. Et l’influence du châtiment sur les
états d’âme de l’élève, ça
c’est un problème à part.
MICHEL.
Dites, ces décharges d’électricité… Elles sont
douloureuses ?
LANNEAU.
Bien entendu. Surtout, sous tension élevée. Autrement, elles ne
seraient pas un châtiment. Tenez, regardez.
Il approche
les étudiants de la commande, près du fauteuil, et appuie sur un
bouton. Sur l’écran de l’ordinateur s’éclaire
le chiffre "20".
À chaque nouvelle pression sur le bouton,
la tension augmente automatiquement de vingt volts. Vous voyez ?
Il appuie
plusieurs fois sur le bouton. Sur l’écran les chiffres 40, 60, 80
etc. s’éclairent à la suite.
Jusqu’à quatre-vingts ‒ cent
volts, les décharges restent relativement supportables, mais ensuite
elles deviennent très désagréables.
MICHEL. Vous
expliquez cela avec un tel détachement… cela me rend même
mal à l’aise.
LANNEAU. J’essaie
simplement d’être on ne peut plus clair.
CORA. A-t-on
établi une limite maximale ?
LANNEAU.
Oui. Trois cents volts.
MICHEL. Mais
cela ne met-il pas en danger la vie ?
LANNEAU.
Trois cents volts, c’est autre que sérieux. Par bonheur,
jusqu’à présent tout s’est heureusement
terminé, d’autant plus qu’Alice passe
régulièrement une visite médicale. (À Alice.)
Au fait, quand avez-vous vu un médecin pour la dernière fois ?
ALICE. (Peu
sûre d’elle.) Un médecin ?... Tout récemment.
LANNEAU. Et
comment a-t-il trouvé votre cœur ?
ALICE. (Toujours
peu sûre d’elle.) En parfait état.
LANNEAU.
Avez-vous apporté un certificat ?
ALICE.
Non… Je ne savais pas que vous en auriez besoin.
LANNEAU. (Fronçant
les sourcils.) En général, c’est une infraction aux
règles… Bon, espérons que ça passera, pour cette
fois.
MICHEL. (Joyeusement.)
Ne vous en faites pas, Madame Léo. Personnellement, je n’ai pas
l’intention de vous causer des désagréments.
LANNEAU.
Non, mes amis. Votre devoir est le suivant : mener obligatoirement la
leçon à son terme, c’est-à-dire étudier avec
l’élève l’extrait entier. Ce qui doit être fait
dans les plus brefs délais. Plus vite l’élève
mémorisera le texte, plus élevées seront les
appréciations concernant vos capacités pédagogiques. Tout
est clair pour vous ?
MICHEL. Oui.
LANNEAU. Je
ne cacherai pas que, de votre façon de mener la leçon, je jugerai
de votre aptitude professionnelle et de la fermeté de votre
caractère. J’ai besoin d’étudiants actifs,
réfléchis, volontaires et non de pseudo bonnes âmes mollassonnes.
MICHEL. Nous
ferons de notre mieux.
CORA.
Puis-je poser une question de caractère personnel à Madame
Léo ?
Lanneau
regarde Alice d’un air interrogateur.
ALICE. Je
vous en prie. Au fait, vous pouvez m’appeler simplement Alice.
CORA. Dites,
pourquoi avez-vous accepté de vous asseoir dans ce fauteuil ? Ce
n’est quand même pas une partie de plaisir, c’est même
douloureux.
ALICE. (Évasive.)
La science réclame des victimes.
CORA. Et
vous consentez à être une victime pour l’amour de la science
? Ou bien… Ou bien parce que vous désirez aider Monsieur Lanneau ?
LANNEAU.
Pour satisfaire votre curiosité, Cora, je vous dirai que Madame
Léo perçoit pour son travail, effectivement très peu
agréable, une rétribution plus que convenable.
MICHEL. Mais
n’est-ce pas immoral de pousser une personne à exécuter un
tel travail même pour de l’argent ? Les temps des gladiateurs sont
révolus depuis belle lurette.
ALICE.
Personne ne m’a poussée. On m’a fait une proposition,
j’ai accepté.
LANNEAU. (Sèchement.)
Assez parlé. Chacun gagne sa vie comme il veut et comme il peut. Encore
des questions ?
Pause.
MICHEL. (Essayant
d’atténuer par un sourire la tension qui vient de naître.)
Tout est clair.
LANNEAU. Je
veux ajouter que votre participation à cette expérience est tout
à fait volontaire. Mais, une fois la leçon commencée, vous
devrez faire preuve de la plus grande responsabilité. Je rappelle que
l’expérience a une très grande importance pour la science.
Pause.
Cora, vous n’avez pas changé
d’avis ?
CORA. Je
m’en remets à votre autorité.
LANNEAU. Il
est flatteur de vous entendre dire cela, mais dans ce genre de questions vous
devez décider par vous-même. Cette recherche est utile à la
science et à la société, mais si elle ne vous plaît
pas, il n’est pas encore trop tard pour partir. Nous trouverons
d’autres auxiliaires. Au demeurant, j’avais invité Nathalie,
non pas vous.
CORA. Je
reste.
LANNEAU. Et
vous, Michel ?
MICHEL. Pour
le dire honnêtement, je m’attendais à quelque chose
d’un peu plus intéressant, qu’une leçon ordinaire,
mais je suis d’accord.
LANNEAU.
Parfait. Et une dernière chose : pour votre participation à
l’expérience, il est prévu que chacun de vous soit
payé. Bien que modeste, c’est une rémunération.
Veuillez prendre, s’il vous plaît. Et signez ici.
Il remet
l’argent aux étudiants.
MICHEL. Que
faites-vous… Je ne vois pas pour quoi… Puisqu’il le faut, je
suis prêt à aider tout simplement… Bénévolement.
LANNEAU. Si
vous le voulez, vous pouvez ensuite, avec cet argent, faire un don à
notre université. Mais maintenant, prenez-le. C’est la condition
de cette expérience.
Michel
prend l’argent à contrecœur. Cora également cache
l’argent dans son porte-monnaie. Lanneau continue gaiement.
Ainsi, notre contrat est passé ! Michel, fixons les
électrodes.
Ayant
découvert le bras de l’assistante jusqu’au coude, Lanneau,
avec l’aide des assistants, fixe les électrodes sur la peau.
Magnifique. À présent, aidez-moi à attacher mon
assistante au fauteuil.
MICHEL. (Avec
étonnement.) L’attacher ? Pour quoi faire ?
LANNEAU. Vous
comprendrez ensuite. Cependant, ne serrez pas trop fort les sangles… Oui,
bien…
Michel,
à contrecœur, aide Lanneau à fixer Alice au fauteuil.
C’est fait. (Aux étudiants.) Eh bien, qui commence ?
MICHEL.
Honneur aux dames.
LANNEAU.
Très bien. Cora, à vous de commencer. Voici un petit tome des
œuvres de Shakespeare, feuilletez-le, choisissez l’extrait de vingt
lignes qui vous plaira. (À Michel.) Et vous, pendant ce temps,
vous attendrez dans la pièce d’à côté. Ne
laissez entrer personne et n’entrez pas vous-même.
MICHEL.
Mais, il n’est pas possible de regarder ?
LANNEAU. (Avec
fermeté.) Non.
MICHEL. Bon,
s’il faut attendre, j’attendrai. (À Cora, en sortant.)
Je croise les doigts !
Michel
sort. Cora feuillette le livre.
CORA. Madame
Léo…
ALICE. Que
vous ai-je dit ? Appelez-moi simplement Alice. Ne suis-je pas votre
élève ?
CORA. Bien.
Je voulais seulement vous demander. On ne s’est pas déjà
vues, avant ?
ALICE.
C’est possible. Je ne m’en souviens pas. Chez André,
peut-être ?
CORA. Je ne
vais pas au domicile du professeur Lanneau. Mais j’ai l’impression
de connaître votre visage.
ALICE. Parce
que c’est un visage tout ce qu’il y a de plus banal. De tels
visages, on en rencontre à chaque pas.
LANNEAU.
Veuillez commencer, Cora.
CORA. (Feuilletant
le livre.) Je n’ai pas encore sélectionné
l’extrait qui convient… Ah ! Ça y est !
LANNEAU.
Alors, je déclenche le chronomètre. (Il branche
l’horloge lumineuse électronique.)
CORA. (Elle
lit, s’adressant plutôt à Lanneau qu’à
l’"élève". Sa voix résonne de
sincérité.)
Vous me voyez, señor Bassanio,
Oui, telle que je suis. Mais pour moi seule
Je n’ai l’ambition, ni le désir
De vouloir beaucoup mieux, pourtant pour vous
Je triplerais vingt fois mes seuls mérites :
Être cent fois plus belle et cent plus
riche,
Pour m’élever plus haut en votre
estime,
De talents, de beauté, d’amis, de
biens
Être toujours pourvue. Mais au total
Rien, non, de tout cela. ; en fait, que suis-je ?
Une bien simple fille, bien peu instruite,
Heureuse à tout le moins, car jeune encore
Pour prendre des leçons, bien plus heureuse
D’apprendre toujours plus,
n’étant point sotte ;
Et plus heureuse encor’ de vous soumettre,
Ô, mon maître, mon roi, tout mon
esprit.
Et toute ma personne, ce jour, est vôtre.
Je me remets à vous ; j’étais
naguère
Maîtresse de moi-même, mais
aujourd’hui
Mes murs, mes gens, moi-même, tout est
à vous.
Elle baisse
le livre.
Vingt lignes, exactement.
LANNEAU. (Après
une pause.) Très bien. Continuez.
CORA. (À
Alice.) Écoutez attentivement.
Vous me voyez, señor Bassanio,
Oui, telle que je suis.
ALICE. (D’une
voix étonnamment sonore et expressive.)
Vous me voyez, señor Bassanio,
Oui, telle que je suis.
CORA. (Avec
un étonnement empreint d’hostilité.) Vous lisez
magnifiquement les vers.
Mais pour moi seule
Je n’ai l’ambition, ni le désir
De vouloir beaucoup mieux, pourtant pour vous
Je triplerais vingt fois mes seuls mérites :
ALICE. (Sa voix a perdu de l’assurance.)
Mais pour moi seule
Je n’ai l’ambition, ni le
désir… ni le désir…
Pourtant pour vous …
CORA. (Avec
satisfaction.) Vous vous êtes trompée, Alice. Soyez attentive.
Elle appuie
sur le bouton avec un sourire de triomphe. Le chiffre "20"
s’illumine sur l’écran. Alice ne réagit pas au
châtiment.
Répétons ces lignes.
Mais pour moi seule
Je n’ai l’ambition, ni le désir
De vouloir beaucoup mieux, pourtant pour vous
Je triplerais vingt fois mes seuls mérites :
ALICE. (Répétant.)
, pourtant pour vous
Je triplerais vingt fois mes seuls
mérites :
CORA.
Être cent fois plus belle et cent
plus riche,
Pour m’élever plus haut en
votre estime,
De talents, de beauté,
ALICE.
Être cent fois plus belle et cent
plus riche,
Pour… pour m’élever
très haut en votre estime,
CORA. Non
pas "très haut", mais "plus haut".
"M’élever plus haut en votre estime".
Elle presse
le bouton. Sur l’écran de l’ordinateur : 40 volts. Alice
fait une grimace douloureuse.
CORA. Vous
avez mal ?
ALICE.
Ça va, c’est supportable.
Pause.
LANNEAU.
Cora, pourquoi vous arrêtez-vous ? Continuez.
CORA. (Elle
prend un air grave, concentré.) Alice, je vous le demande
instamment, soyez attentive. C’est un texte pas très difficile, il
se retient sans difficulté. (Elle lit lentement et en
détachant les mots.)
Mais au total
Rien, non, de tout cela. ; en fait, que suis-je ?
Une bien simple fille, bien peu instruite,
ALICE.
Au total… Mais au total…
Rien, non, de tout cela ; de fait, que suis-je ?
Une bien simple fille…
Cora, avec
moins de hâte, appuie sur le bouton. Alice tressaille. Cora aussi. Sur
l’écran de l’ordinateur : "60".
CORA. (Après
un petit moment de silence et sur un ton de culpabilité.) Monsieur
Lanneau, on pourrait… ne pas continuer l’expérience ?
LANNEAU.
Pourquoi ?
CORA. Elle
me déplaît.
LANNEAU.
Mais ce n’est pas une raison, Cora ! Le nombre de choses qui nous
déplaisent dans notre vie, notre travail, nos études, et pourtant
nous les faisons toutes, parce que nous sommes simplement obligés de les
faire ! Moi, par exemple, je vous fais des cours ennuyeux, vous, vous les
apprenez par cœur, Madame Léo reste assise dans ce fauteuil,
à chacun son devoir !
CORA. Quoi
qu’il en soit, cette expérience me déplaît.
LANNEAU.
Cora, pensez-vous que je sois un bon spécialiste ?
CORA.
Absolument.
LANNEAU.
Croyez-vous que je sois capable de conduire une expérience inutile
d’un point de vue scientifique ?
CORA. Non.
LANNEAU.
Alors faites-moi confiance et cessez d’hésiter.
Cora, avec
un soupir, prend le livre, mais elle le met à nouveau de
côté.
Pourquoi vous arrêtez-vous ?
CORA. Votre
assistante a mal.
LANNEAU.
N’y faites pas attention. Elle a accepté en toute connaissance de
cause.
CORA.
Comment pourrais-je ne pas faire attention à ses souffrances ?
LANNEAU.
Cora, des millions, et peut-être, des milliards d’enfants, dans le
monde, sont soumis à de sévères châtiments
corporels. Notre devoir, à vous et à moi, est de tirer au clair
si ces châtiments apportent, au moins, quelque profit. Comparez, des
millions d’un côté, et Alice, toute seule, de l’autre.
Pouvons-nous penser à l’inconfort d’une personne, à
vos états d’âme, si nous pouvons alléger le sort de
beaucoup, être utiles à la science et à toute la
société ? (D’une voix dure.) Poursuivez
l’expérience.
CORA. (Elle
reprend à contrecœur la lecture.)
Une bien simple fille, bien peu instruite,
Heureuse à tout le moins, car jeune encore
Pour prendre des leçons, bien plus heureuse
D’apprendre toujours plus,
n’étant point sotte ;
Reprenez.
ALICE.
Une bien simple fille, bien peu instruite,
Heureuse à tout le moins, car jeune encore
Pour prendre des leçons… Mais plus
heureuse…
Bien plus heureuse,
Cora appuie
sur le bouton. Alice pousse des cris bas. Sur l’écran de
l’ordinateur : "80". Cora referme le livre.
LANNEAU. Eh
bien ! Cora, qu’y a-t-il encore ?
La jeune
fille ne répond pas.
S’il
vous plaît, continuez.
CORA. (Tête
baissée.) Je ne peux pas.
LANNEAU.
Parmi d’autres matières, nous avons aussi étudié
avec vous la psychologie de l’apprentissage, faites-moi donc la
démonstration de votre grande compétence. Tout bien
considéré, vous passez une sorte d’examen, nous
vérifions votre qualification. J’espère que vous le comprenez
?
CORA. Oui.
LANNEAU.
Alors, continuez.
Cora reste
silencieuse.
Allons,
allons, Cora, ne soyez donc pas si sensible. Vous et moi, devons nous tenir
au-dessus des émotions. Ne sommes-nous pas des savants ?
CORA. En
tous cas pas des bouchers.
LANNEAU. (Sèchement.)
Pas besoin de grands mots, qui plus est vides. Pavlov et Pasteur ont
également été accusés de cruauté quand ils
ont fait leurs essais sur des animaux, mais ce sont ces savants
précisément, et non pas leurs détracteurs, qui ont
travaillé pour le bien des gens.
CORA.
Pardon, peut-être, me suis-je exprimée trop brusquement…
LANNEAU. Pas
seulement brusquement, mais aussi extrêmement mal à propos. Je
vous prie de ne pas masquer votre impuissance professionnelle avec des
considérations sur la moralité. Le pilote d’essai non
seulement éprouve une légère douleur, mais parfois
sacrifie sa vie en voulant maîtriser toutes sortes de cercueils volants,
mais personne, prenez note, ne considère l’existence de cette
profession comme quelque chose d’immoral. Les métiers de soldat,
de croque-mort, de boucher ont des côtés
désagréables, mais ils sont indispensables et c’est
pourquoi ils sont moraux. Toutes les activités utiles à la
société, se justifient, y compris les obligations de mon
assistante.
CORA. Ce ne
sont pas ses obligations qui me déplaisent, mais les miennes. Pourquoi
dois-je presser ce bouton, si je n’en ai pas envie ?
LANNEAU.
Vous considérez qu’il est plus moral de laisser cette obligation
à d’autres ?
CORA. Je ne
considère rien du tout.
LANNEAU.
Cora, vous me faisiez l’impression d’une étudiante
appliquée et capable. Hélas, vous me décevez.
CORA. (À
peine audible.) Vous me décevez aussi.
Lanneau
blêmit.
LANNEAU.
Vous souvenez-vous, j’étais contre votre participation à
l’expérience, mais vous avez, vous-même, insisté.
Comment dois-je donc interpréter, à présent, votre
conduite ?
Pause.
CORA. Si
l’expérience est si importante pour vous, peut-être,
pourrai-je échanger ma place avec Madame Léo ?
LANNEAU. (Avec
étonnement.) C’est-à-dire ?
CORA. Eh
bien ! je me mettrai dans le fauteuil et elle, elle n’a qu’à
appuyer sur le bouton.
Lanneau et
Alice échangent un regard.
LANNEAU.
Non, c’est absolument exclu.
CORA.
Pourquoi ?
LANNEAU. Ne
serait-ce que parce que vous n’avez pas d’autorisation du
médecin.
CORA. Alice,
non plus.
LANNEAU. Je
ne peux pas m’accorder maintenant des discussions sur ce sujet.
Poursuivez la leçon, Cora, vous avez assez perdu de temps comme
ça.
Après
de longues hésitations, Cora rouvre le tome de Shakespeare et lentement
cherche la page dont elle a besoin.
CORA.
Et plus heureuse encor’ de vous soumettre,
Ô, mon maître, mon roi, tout mon
esprit.
Et toute ma personne, ce jour, est vôtre.
Je me remets à vous ; j’étais
naguère
Maîtresse de moi-même, mais
aujourd’hui...
Sa voix
tend à baisser de plus en plus et, finalement, s’éteint
tout à fait.
LANNEAU. Que
se passe-t-il ?
Cora,
silencieuse, referme son livre.
Qu’avez-vous, Cora ?
CORA. (L’air
coupable.) Je ne peux pas.
LANNEAU. (Sèchement.)
Dommage. Vous aurez sous peu votre diplôme. Je m’apprêtais
à vous recommander pour un travail des plus intéressants dans une
firme de première classe, mais à présent je me suis
convaincu que vous manquez d’esprit de subordination et du sentiment de
discipline. Je crains que vous ne trouviez pas de place.
Cora se
tait.
Il me semble que vous
bénéficiez d’une bourse attribuée par
l’université ?
CORA. Oui.
Depuis l’année dernière.
LANNEAU. Et
comment vous financiez-vous avant ?
CORA. Je
travaillais comme serveuse.
LANNEAU. Je
ne vous garantis pas que la bourse vous sera versée plus avant.
Cora se
tait.
Alors, vous allez continuer
l’expérience ?
Cora se
tait.
Bon. Vous pouvez disposer.
Cora se
traîne vers la sortie.
Pas par ici. Veuillez prendre l’autre
sortie. Vous ne devez pas avoir de contact avec le participant suivant.
Cora se
dirige vers l’autre sortie, mais à ce moment-là Michel fait
irruption dans le laboratoire.
MICHEL.
Monsieur Lanneau !...
LANNEAU. (Le
ton brusque, presque grossier.) Que se passe-t-il, Michel ? Je vous avais
pourtant interdit d’entrer !
MICHEL.
Pardon, mais…
LANNEAU. Je
ne veux rien savoir. Quittez, je vous prie, le laboratoire.
MICHEL. Je
voulais seulement dire, que des journalistes sont arrivés…
LANNEAU. Qui
les a fait venir ?
MICHEL. Ce
n’est pas vous ?
LANNEAU. (Après
un temps de réflexion.) Poursuivez.
MICHEL.
Pourquoi ne nous avez-vous pas dit, à Cora et à moi, que la
direction de l’université avait interdit de procéder
à l’expérience ?
LANNEAU.
C’est ce que vous ont dit les journalistes ?
MICHEL. Oui.
Ils se trompent ?
LANNEAU.
Non. Mais l’interdiction me concerne moi, pas vous. Pour vous, la
participation aux expériences n’aura aucune conséquence
administrative.
MICHEL. Vous
en êtes sûr ?
LANNEAU.
Bien sûr. Car vous n’aviez pas la moindre idée ni de l’interdiction,
ni même de l’expérience elle-même.
MICHEL. Mais
à présent, nous savons.
LANNEAU. Et
moi je répète… (Interrompant sa phrase.) Du reste,
si vous avez quelque crainte, vous êtes à temps de refuser. Rendez
l’argent, ainsi vous pourrez disposer.
MICHEL. (Après
une certaine hésitation.) N’allez pas croire que je suis du
genre peureux. En fait, c’est vrai que je n’ai rien à
craindre. Finalement, je ne fais qu’exécuter un exercice
donné par mon professeur.
LANNEAU.
Voilà qui est bien parlé.
ALICE. Ces
journaleux ont-ils cherché à savoir quelque chose ?
MICHEL. Oui.
Je leur ai parlé du fond de l’expérience. (Souriant.)
Je n’ai pas pu résister à la tentation de donner la
première interview de ma vie. (Ayant remarqué que Lanneau
était devenu sombre, il demande, inquiet.) J’ai mal fait ?
LANNEAU. Pas
du tout, pas du tout. Tout va bien, Michel. En gros, je ne communique jamais
à la presse sur des travaux non achevés, mais il n’y a pas
de quoi fouetter un chat. Allez, mon ami, et continuez à divertir les journalistes.
Demain, vous serez le héros du jour. (Il accompagne Michel
jusqu’à la porte.) Je vous fais appeler sous peu.
Michel
sort. Lanneau ferme la porte à clé, derrière lui.
CORA. Mais,
tout de même, qui a fait venir les journalistes ? La direction de l’université
?
LANNEAU.
C’est le plus probable. Peut-être, sous la pression des hautes
sphères.
CORA. Dans
quel but ?
ALICE.
Empêcher, faire peur, quelle différence, Cora ?
L’expérience est finie pour vous.
CORA. Et
qu’adviendra-t-il de vous ?
LANNEAU. Rien
de terrible. Au pire, on me licenciera.
CORA. Vous
allez quand même continuer l’expérience avec Michel ?
LANNEAU.
Naturellement.
CORA. Vous
n’en avez pas eu assez avec ma leçon ?
LANNEAU.
Vous posez trop de questions, Cora. Bonne chance.
CORA.
Puis-je rester pour regarder ?
LANNEAU.
Pour quoi faire ?
CORA.
Peut-être, quelque chose m’a-t-il échappé et
comprendré-je mon erreur après que j’aurai vu la
leçon de Michel ?
LANNEAU. Il
est absolument exclu que vous restiez.
CORA.
Pourquoi ?
LANNEAU.
Vous allez gêner Michel, l’empêcher de se concentrer.
CORA. Je
peux rester assise derrière le paravent.
LANNEAU.
À vrai dire, vous allez me gêner aussi.
CORA.
Comment ? Je resterai tranquille.
LANNEAU. Je
ne comprends pas que vous insistiez.
CORA.
Voyez-vous, j’ai manqué à votre confiance envers moi…
LANNEAU. Et ?
CORA. Il
faut bien que je sache comment les autres conduisent une leçon ?
LANNEAU. Ce
n’est pas éthique vis-à-vis de Michel. Qu’est-ce que
vous ressentiriez, si vous appreniez qu’il écoute derrière
un paravent votre conversation intime avec votre médecin ?
CORA.
C’est une tout autre affaire. Il ne va pas dire quelque chose le
concernant lui, mais simplement conduire une leçon. Et je trouve
intéressant de savoir comment il va faire.
LANNEAU. Ah !
oui, c’est qu’il est votre fiancé… (Il
réfléchit.) Eh bien, entendu, restez. Mais à une
condition : vous devez promettre de ne pas vous mêler de
l’expérience.
CORA. Cela
va de soi.
LANNEAU.
Asseyez-vous là. Ici, Michel ne vous remarquera pas et vous pourrez tout
voir et entendre.
CORA. (S’asseyant
derrière le paravent.) Merci.
LANNEAU.
Vous n’oublierez pas que vous n’êtes pas là. Promis ?
CORA. Je
vous donne ma parole.
LANNEAU. Je
compte sur vous…
ALICE. (L’air
fatigué.) André, s’il te plaît, donne-moi mon sac
à main.
Lanneau lui
donne le sac à main. Alice en sort un comprimé, l’avale et
boit de l’eau.
LANNEAU. (Préoccupé.)
Tu as une petite mine… on peut, peut-être, arrêter, pour
aujourd’hui ?
ALICE. Tout
va bien pour moi.
LANNEAU.
Honnêtement ?
ALICE.
Honnêtement.
LANNEAU.
Faisons, alors, ne serait-ce qu’une petite pause.
Il
écarte les sangles, ôte les électrodes et libère
Alice. Elle se lève, fait quelques pas et se rassoit.
Peut-être,
malgré tout, vaut-il mieux que nous annulions l’expérience ?
ALICE. Pas
du tout, allons jusqu’au bout. N’est-ce pas la dernière ?
LANNEAU.
Oui. La toute dernière.
ALICE. Eh
bien, tant mieux. Je vais seulement me reposer un peu.
LANNEAU.
Alors, pause.
Durant
l’entracte les personnages ne sont pas obligés de quitter la
scène. Lanneau discute tranquillement avec Alice. Cora est assise dans
son coin.
FIN DU PREMIER ACTE
DEUXIÈME ACTE
LANNEAU. (À
Alice.) Tu es reposée ? On peut, peut être, commencer ?
Alice va
s’asseoir à contrecœur sur la "chaise
électrique". Lanneau l’attache, fixe les électrodes,
remet le voltmètre à "0", parcourt du regard la
pièce, voit le sac à main de Cora et le donne à la jeune
fille.
Je rappelle encore une fois, que si vous ne tenez
pas parole…
CORA. Ne
craignez rien.
LANNEAU.
Très bien. (Il va à la porte et invite Michel à entrer.)
Je vous en prie !
MICHEL. (Il
parcourt la pièce du regard en entrant.) Où est Cora ?
LANNEAU.
Elle est partie.
MICHEL. Sans
m’attendre ? Comment s’en est-elle sortie avec sa leçon ?
LANNEAU. (Brièvement.)
Tout à fait bien.
MICHEL. Je
n’avais aucun doute là-dessus. Cora est une
pédagogue-née. Je le sais car elle m’aide à
préparer mes examens. (Gaiement.) Eh bien ! Alice,
j’espère que vous avez été une élève
modèle ?
LANNEAU.
Préparez-vous à commencer, Michel.
MICHEL. Je
suis prêt.
LANNEAU. Les
conditions de l’expérience vous sont connues. Voici un tome des
œuvres de Shakespeare. Choisissez un extrait et commencez
l’apprentissage. Notez bien ceci : il est de la plus haute importance
pour vous, que cet extrait soit appris comme il faut et dans les délais.
Pour cela n’épargnez aucune de vos ressources.
MICHEL.
J’espère ne pas décevoir. (Feuilletant le livre,
à Alice.) Bon, qu’allons-nous choisir ? (Faisant un clin
d’œil.) Peut-être, quelque chose apprise à
l’école, dont vous vous souvenez encore ? Si c’est le cas,
soufflez-le moi.
ALICE.
Hélas, rien. Nous n’avons étudié que le monologue de
Hamlet, et encore ne sais-je que le fameux "Être ou ne pas
être", pas un mot de plus.
MICHEL.
Alors, j’ouvre le tome au hasard. Vous n’avez rien contre ?
ALICE.
Faites comme vous voulez.
MICHEL. (Ouvrant
le livre au hasard.) Ah ! Ah ! j’ai trouvé… Vous
êtes prête ?
ALICE. Oui.
MICHEL.
Écoutez et veuillez répéter.
LANNEAU. Je
déclenche le chronomètre.
MICHEL. (Il
lit.)
Ma crainte n’est point là : j’ai
été bon,
À l’écoute toujours de leurs
suppliques…
ALICE. (Répétant.)
Ma crainte n’est point là :
j’ai été bon,
À l’écoute toujours de leurs
suppliques…
MICHEL. (Débordant
de joie.) Magnifique ! Poursuivons.
Je m’évitais les longs atermoiements ;
Et je pansais leurs plaies par ma pitié.
ALICE.
Je m’évitais les longs atermoiements ;
Et je pansais les plaies…
Michel
appuie sur le bouton. Sur l’écran de l’ordinateur :
"20". Alice réagit à cette faible décharge en
corrigeant simplement son erreur.
Pardon. "Pansais leurs plaies".
MICHEL.
Reprenez.
ALICE.
"Je m’évitais les longs
atermoiements ;
Et je pansais leurs plaies avec pitié.
"
Une
décharge électrique. 40 volts. Alice fait une grimace.
Je me suis trompée ?
MICHEL. (Quelque
peu irrité.) Par ma pitié, et non pas avec
pitié. Je vais trop vite, je n’articule pas assez ?
ALICE. Non,
vous lisez bien. Visiblement je n’arrive pas à me concentrer.
MICHEL.
Avant de continuer, peut-être, pourrions-nous fixer ces quatre lignes ?
Après, il ne restera que seize lignes en tout.
ALICE.
Peut-être, que ce sera mieux.
MICHEL. Vous
les avez retenues ?
ALICE. Je
crois que oui.
Ma crainte n’est point là :
j’ai été bon,
À l’écoute toujours de leurs
suppliques…
Elle se
tait, puis dit d’un ton coupable.
J’ai oublié la troisième
ligne.
MICHEL.
Essayez de vous souvenir. Je n’ai pas du tout envie de punir une si jolie
femme.
LANNEAU.
Michel, le châtiment de l’élève en cas d’erreur
est obligatoire, que vous le vouliez ou non. Madame Léo a
buté sur une phrase. Par conséquent, vous devez la punir.
Après
hésitation, Michel presse le bouton. Alice a un frisson. Sur
l’écran de l’ordinateur :"60". Lanneau poursuit.
Et aussi. Pas de conversations inutiles. Elles
distraient l’élève et sont une gêne pour
l’assimilation. Et les minutes passent. Vous prenez le risque de ne pas
terminer votre leçon dans les délais.
MICHEL. (Il
prend un air grave.) Je vais relire le texte à partir de la
troisième ligne.
Je m’évitais les longs atermoiements ;
Et je pansais leurs plaies par ma pitié.
ALICE.
Je m’évitais les longs atermoiements ;
Et je soignais leurs plaies par ma pitié.
Une
décharge électrique. Alice crie.
MICHEL.
Pardon… Cela m’est très désagréable, je vous
jure… Mais vous avez confondu : "pansais", et pas
"soignais".
ALICE. Ne vous
excusez pas, vous y êtes obligé. Je suis fautive
d’être si distraite.
MICHEL. Nous
reprenons ces lignes ?
ALICE. Les
suivantes, plutôt.
MICHEL.
Les biens d’autrui, jamais n’ai
convoités,
De gros impôts, non plus, je n’ai
levés.
ALICE.
Les biens d’autrui, jamais n’ai
convoités,
De gros impôts, en plus… de plus… De gros impôts, de plus,
je…
Une
décharge. 100 volts. Alice se contorsionne de douleur et crie fort.
MICHEL. (Il
est désemparé.) Monsieur Lanneau, je ne sais pas si
j’ai le droit de continuer l’expérience. Tout de même,
une femme, devant moi…
LANNEAU. (D’un
ton sec.) Pas une femme, mais ma collaboratrice, que je rétribue,
à qui je verse une grosse somme pour qu’elle exécute le
travail stipulé dans le contrat. Vous feriez mieux d’être
attentif à la qualité de votre enseignement. Vous avez toujours
été un étudiant consciencieux, alors restez-le cette fois
encore. Faites en sorte que votre élève soit concentrée.
Ne me dites pas que vous ne pourrez pas y arriver !
MICHEL. (Nerveux,
à Alice.) Je lis encore une fois.
Les biens d’autrui, jamais n’ai
convoités,
De gros impôts, non plus, je n’ai
levés.
ALICE.
Les biens d’autrui, jamais n’ai
convoités,
De gros impôts…
Elle se
tait, mais elle termine la ligne, après que les mots lui sont revenus
à grand mal.
, non plus, je n’ai levés.
MICHEL. (Avec
soulagement.) Bravo, Alice. Déjà, six phrases. Encore deux
fois deux vers et nous en serons déjà à la moitié.
Jamais ne me vengeais, s’ils
s’égaraient.
Ma merci a séché, ô, bien des
larmes.
ALICE.
Jamais ne m’insurgeais, s’ils
s’égaraient.
Jamais je ne… Jamais je
n’égar…
Le bouton.
120 volts. Alice exhale un soupir hurlé.
MICHEL. (Répétant
avec un agacement dans la voix.)
Jamais ne me vengeais, s’ils
s’égaraient.
Jamais ne me ‒ vous comprenez,
Alice, jamais ne me, et pas jamais je ne me vengeais, s’ils
s’égaraient.
Ma merci a séché, ô, bien des
larmes.
C’est si difficile de retenir deux vers ?
ALICE.
Ma merci a séché, ô, bien des
larmes.
MICHEL. Non,
d’abord, le vers précédent.
Jamais ne me vengeais, s’ils s’alarmaient…
Jamais ne me vengeais, s’ils se
perdaient… s’égaraient
(D’un ton pitoyable.) Je me suis embrouillée.
Une
décharge électrique. 140 volts. Alice crie, tentant de se
libérer de ses entraves.
MICHEL. Jamais ne me vengeais, s’ils
s’égaraient…
(Irrité.) Allons, répétez !
ALICE. (Tremblant
de tout son corps.) Jamais ne…
Je n’arrive plus à me rappeler. Arrêtez, s’il vous
plaît, la leçon.
MICHEL.
Pourquoi ?
ALICE.
J’ai peur.
MICHEL. (Doucement,
au professeur.) Peut-être, effectivement, devrions-nous arrêter
?
LANNEAU.
Sans même avoir appris dix lignes ? Je dois avouer que je ne
m’attendais pas à ça de votre part.
MICHEL. Mais
elle n’est pas bien.
LANNEAU.
Donc, vous validez votre échec ?
MICHEL.
Pourquoi mon échec ? C’est elle qui veut arrêter, pas
moi.
LANNEAU. (L’air
conspirateur.) Ne l’écoutez pas.
MICHEL.
C’est-à-dire que…
LANNEAU.
Vous ne connaissez pas les élèves et leurs petites ruses ? Ils
essaient toujours d’apitoyer le professeur. Mais il faut rester ferme, il
faut se les soumettre. Vous êtes d’un caractère fort ?
MICHEL.
J’ai un fort caractère, mais…
LANNEAU.
Dans ce cas, allez jusqu’au bout de cette leçon. Il le faut pour
la science, pour la société, pour vous personnellement. Et, de
plus, Michel, vous n’avez tout bonnement pas le choix. Votre père,
je crois, est entrepreneur ?
MICHEL. Oui,
mais quel rapport…
LANNEAU. Et
vous allez, sans nul doute, marcher sur ses pas ?
MICHEL.
Très probablement.
LANNEAU. En
ce cas, pas la peine de vous expliquer ce qu’est un accord, un contrat,
etc., car nous avons conclu un accord, n’est-ce pas ? Vous avez
reçu une rémunération pour participation à
l’expérience.
MICHEL. Je
peux rendre l’argent.
LANNEAU.
Non, mon ami, ce n’est pas ainsi que se font les affaires. L’accord
a plus de valeur que l’argent. Autrement, vous risquez votre
réputation. Vous le savez parfaitement. Revenez plutôt à
votre leçon, vous vous dissipez beaucoup trop. Je suis sûr que
votre élève a oublié, tandis que nous discutons, le peu
que vous lui avez appris. Allons ! allons ! Michel, au travail ! Je
n’exige pas que vous soyez inutilement cruel, menez seulement votre
leçon à son terme, rien de plus ! Vous ne voulez, quand
même pas, bon sang, vous retrouver le dernier de votre groupe ?
MICHEL. (Retournant
au fauteuil.) À propos… Cora, avez-vous dit, a su faire
apprendre le texte à Alice ?
LANNEAU.
Oui, bien sûr.
MICHEL. Et
vite ?
LANNEAU. Ne
pensez pas maintenant aux autres, pensez à vous.
MICHEL. (Prenant
place près du fauteuil, à Alice.) Pardon. Monsieur Lanneau
dit qu’on ne peut pas arrêter l’expérience.
Alice garde
le silence. Michel ouvre le livre.
Où en étions-nous ?
ALICE. Il
vaut mieux reprendre le texte du début.
MICHEL. (Après
avoir jeté un œil sur sa montre.) Je crains que si on fait
ça, on ne termine pas.
ALICE. Et
cependant, il vaut mieux reprendre. Vous avez parlé si longtemps avec le
professeur… J’ai l’impression d’avoir tout
oublié.
MICHEL. (Mécontent.)
Bien. (Il lit.)
Ma crainte n’est point là…
Alice reste
muette. Michel répète.
Ma crainte n’est point là… !
ALICE. (Reprenant
le dessus, continue.)
…j’ai
été bon,
À l’écoute toujours de leurs
suppliques…
Elle
s’arrête.
MICHEL.
Je m’évitais les longs atermoiements ;
Et je pansais leurs plaies par ma pitié.
ALICE.
Je m’évitais les longs atermoiements ;
Et je soignais leurs plaies par ma pitié.
Michel tend
la main vers le bouton.
N’appuyez pas ! Je vous en supplie, n’appuyez pas ! (Elle
tente de se remémorer la phrase.)
Et je…
Elle
s’arrête.
MICHEL.
Est-ce si difficile de retenir un simple mot ?
ALICE.
Pardon… Je ne pense qu’au bouton… N’appuyez pas !
MICHEL. Avec
vos interventions et votre distraction vous sabotez ma leçon.
Reprenez-vous enfin ! Si ce n’est pas pour vous, faites-le pour moi, au
moins ! Je ne veux pas du tout passer pour un professeur nul.
ALICE. (Sans
enlever son regard de la main de Michel posée sur le bouton.)
"Et je…" Je vous en prie, il ne faut pas !
MICHEL.
Alice, je vous en prie, aussi, pas de mots en plus. Seulement le texte !
ALICE. Et
je… pansais leurs maux… par ma pitié
Michel
appuie sur le bouton. 160 volts. Alice, pousse un cri fort et tente de
s’arracher au fauteuil.
MICHEL. Et
je pansais leurs plaies par ma pitié.
ALICE. (Avec
soumission, d’une voix à peine audible.) "Leurs
plaies…"
MICHEL.
Les biens d’autrui, jamais n’ai
convoités,
De gros impôts, non plus, je n’ai
levés…
Ayant
remarqué qu’Alice n’écoutait plus.
M’entendez-vous ?
ALICE.
Excusez-moi. Veuillez répéter, s’il vous plaît.
MICHEL. (Serrant
les dents.) Vous vous moquez de moi ? Je l’ai déjà
répété dix fois.
ALICE. Si je
suis coupable, punissez-moi.
Michel tend
le bras vers le bouton.
Pas la peine ! (Elle rassemble ses forces.)
Les biens d’autrui…, jamais n’ai
convoités,
De gros impôts…, non plus…
Je vous en supplie, arrêtez la
leçon. Je n’en peux plus.
MICHEL. Non.
Nous nous sommes engagés tous les deux et nous irons jusqu’au
bout.
Il appuie
sur le bouton. 180 volts. Alice crie longuement et se débat dans le
fauteuil. Michel répète avec obstination.
Jamais ne me vengeais, s’ils
s’égaraient.
ALICE.
Jamais je ne m’insurgeais, s’ils … s’égaraient…
MICHEL. Je
ne comprends pas, vous le faites exprès, ou quoi ?
Il appuie
sur le bouton. 200 volts. Alice a des convulsions, comme si elle était
prise de fièvre.
ALICE.
Détachez-moi ! Vous voyez bien que je ne peux pas… J’ai le
cœur malade !
MICHEL. Que
de palabres inutiles ! Pourquoi n’avez-vous pas autant d’aisance
pour prononcer les mots que je vous demande de prononcer ? Mais je briserai
votre entêtement !
Il presse
le bouton. 220 volts. Alice geint.
Et maintenant écoutez et
répétez :
Jamais ne me vengeais, s’ils
s’égaraient…
ALICE. (Respirant
difficilement et ne quittant pas le bouton des yeux.)
Jamais ne me vengeais… Jamais ne me
vengeais…
(Elle pousse plusieurs cris forts.) Ah ! Ah !
MICHEL. (Grossier.)
Qu’avez-vous à crier ? Je n’ai même pas appuyé
sur le bouton !
ALICE. (Étouffant.)
Mais vous… vous avez approché la main.
MICHEL. Bon.
Je retire la main. Parlez.
ALICE. Jamais ne me vengeais, s’ils
s’égaraient.
MICHEL.
Enfin.
Ma merci a séché, ô, bien des
larmes,
Ma bonté soulagé tous leurs chagrins…
ALICE.
Ma bonté a séch…
MICHEL. (Hors
de lui.) Non ! "Ma merci a séché" ! "Ma merci,
merci !"
ALICE. (Pleine
d’effroi.) Il ne faut pas !
MICHEL. (Avec
méchanceté.) Si. Il faut !
Le bouton.
240 volts. Alice se perd en convulsions. Cora, blême et en larmes, suit
la leçon.
Eh bien ! Allons-nous, oui ou non, apprendre
à respecter la discipline ?
Ma merci a séché, ô, bien des
larmes…
Alors ?
Alice
gémit pitoyablement. Michel presse le bouton. Alice se convulsionne et
lance un cri fort et déchirant.
CORA. (Bondissant
de derrière le paravent.) Arrête ! Arrête,
immédiatement !
Michel
reste assez indifférent à l’apparition de Cora. Il est tout
à sa leçon avortée.
MICHEL. Un
instant, Cora… Patiente un peu… (À Alice.)
Allons-nous, oui ou non, devenir raisonnable ou bien allons-nous pleurnicher
sans fin ? Allez, répétez :
Ma bonté soulagé tous leurs
chagrins…
(Entré en furie.) Répétez, je vous dis !
Il appuie
sur le bouton. 280 volts. Alice crie, gémit, se contorsionne.
CORA.
Michel, tu es devenu fou ! Arrête-toi !
MICHEL. (Obstiné.)
Répétez après moi.
Ma merci a séché, ô, bien des
larmes.
CORA.
Monsieur Lanneau, arrêtez-le ! Vous voyez bien qu’il ne se
maîtrise plus !
LANNEAU. Ne
vous en mêlez pas ! Vous m’aviez donné votre parole.
MICHEL.
Ma bonté soulagé tous leurs
chagrins…
CORA. Mais
ce n’est pas une expérience, c’est une torture ! Michel,
ressaisis-toi. C’est une personne attachée et sans défense
qui est devant toi ! C’est une femme qui est devant toi !
MICHEL. (Brusquement.)
Ne me gêne pas, Cora ! (À Alice.) Je vous le demande
gentiment, pour la dernière fois, répétez :
Ma merci a séché, ô, bien des
larmes…
CORA.
Monsieur Lanneau !
LANNEAU.
Partez d’ici !
CORA.
Monsieur Lanneau, qui de nous est fou ? Lui, vous ? Ou moi ? Cessez
immédiatement cette horreur !
LANNEAU. Je
n’en ai pas le droit. L’expérience est en cours.
CORA. Alors,
je le ferai moi-même.
Cora se
jette sur Michel, qui déjà avait approché pour la
énième fois sa main vers le bouton et essaie de
l’écarter du pupitre de commande. Michel la repousse grossièrement.
Cora tombe par terre. Lanneau semble s’apprêter à aider la
jeune fille à se lever, mais s’arrête. Cora regarde
épouvantée les deux hommes.
Qu’êtes-vous donc, des bêtes
fauves ?
MICHEL. (À
Alice.)
Ma merci a séché, ô, bien des
larmes…
CORA. Monsieur
Lanneau, j’avais du respect pour vous ! Je vous… portais aux nues !
Vous étiez pour moi un idéal, vous étiez… que vous
est-il arrivé ?
Lanneau
veut dire quelque chose, mais ne prononce pas un mot. Cora continue de parler.
Car Alice est votre… bien-aimée.
Se peut-il que même cela ne vous
arrête pas et que votre science vous soit chère à ce point ? Ou bien,
comptez-vous vous rendre célèbre par ce moyen si original ? Mais
c’est répugnant ! Vous voulez des expériences ? Prenez
place vous-même dans le fauteuil !
MICHEL. (À
Alice.)
Ma merci a séché, ô, bien des
larmes…
Alice
gémit. Michel approche sa main du bouton. Cora se précipite vers
lui, mais Lanneau lui barre le chemin.
CORA.
Lâchez-moi ! Lâchez-moi, je vous dis ! Michel éloigne-toi du
fauteuil ! Tu es un sadique ! (À Lanneau.) Mais vous… Vous,
vous êtes bien pire.
MICHEL. (Il
est devenu cramoisi, ses yeux sont rouges de sang, sa voix est
éraillée.) "Ma merci…" Tu ne dis rien ?
Alors, tiens, prends !
Il presse,
coup sur coup, le bouton. Sur l’écran de l’ordinateur
s’illumine et s’éteint toujours le même chiffre :
"300". Alice pousse un grand cri, gémit, se contorsionne, se
débat dans ses sangles.
Prends ça… Prends ça…
Prends…
CORA. (Tentant
avec plus de force encore de s’extraire des mains de Lanneau.)
Lâchez-moi ! Mais il va la tuer ! Au secours ! Hé, quelqu’un
! Au secours !
Alice cesse
de crier et, ramollie, pend dans les sangles du fauteuil. Michel après
avoir continué d’appuyer plusieurs fois sur le bouton, par
inertie, s’arrête et désemparé regarde Alice. Le
silence soudainement instauré semble particulièrement effrayant.
MICHEL.
Hé, qu’avez-vous ?
Alice ne
répond pas.
Alice !
Silence.
Michel balaie la pièce d’un regard trouble,
s’efforçant de comprendre où il se trouve et ce qu’il
se passe. Lanneau relâche Cora. Silence. Michel regarde son professeur
avec angoisse.
Monsieur Lanneau, que lui arrive-t-il ?
LANNEAU. Je
ne sais pas.
Il approche
d’Alice, essaie de trouver son pouls, il abaisse le bras ; il pend,
impuissant.
MICHEL.
Est-ce que le pouls bat ?
Lanneau
hoche la tête.
CORA. (Remplie
d’effroi.) Michel, tu l’as tuée ?
MICHEL. Je
ne voulais pas…
CORA. Que tu
l’aies voulu ou pas, quelle différence ? Assassin ! (Elle se
précipite vers le fauteuil et s’efforce de ramener Alice à
la vie.)
MICHEL.
Cora, je ne suis pas coupable…
LANNEAU.
Mais c’est bien vous qui appuyiez sur le bouton.
MICHEL.
Comment pouvais-je savoir, où cela pouvait nous mener ? Car vous ne
m’aviez pas prévenu.
LANNEAU. Moi
non plus, je ne pouvais pas tout prévoir.
MICHEL. En définitive,
je n’ai fait qu’exécuter vos instructions.
LANNEAU. Je
n’y suis absolument pour rien.
MICHEL.
Comment, pour rien ? Mais c’est bien vous qui avez manigancé tout
ça !
LANNEAU.
N’essayez pas de me faire porter la faute.
MICHEL. Et
vous n’essayez pas de vous défausser sur moi. Vous êtes le
seul responsable !
LANNEAU. Je
n’ai torturé personne.
MICHEL. Vous
m’avez obligé à faire cela.
LANNEAU. Je
ne vous ai obligé à rien de tel. Vous avez participé
à l’expérience de votre propre chef et en connaissance de
cause.
MICHEL. (Avec
obstination.) Non, on m’a obligé.
LANNEAU. Et
cela suffit à vous enlever toute responsabilité ?
CORA. (Humectant
le visage et les tempes d’Alice avec une serviette mouillée.)
Cessez de vous disputer ! Vous êtes tous les deux des assassins ! Et moi
aussi ! Eh bien ! que faites-vous donc debout ? Un médecin, vite !
Où est le téléphone ? Vite !
Michel,
hébété, regarde sa victime. Lanneau, non plus, ne bouge
pas de sa place. Cora en personne se précipite vers la sortie, mais elle
est arrêtée par la voix calme d’Alice.
ALICE. Cora,
attendez.
Cora se
retourne et, à son grand étonnement, voit Alice, elle
s’était levée, dispose, sans aucune trace visible
d’évanouissement et de souffrances corporelles. Michel aussi est stupéfié par le
changement opéré.
CORA.
Vous… allez mieux ?
ALICE.
Tranquillisez-vous, ma chère, je ne me suis même pas sentie mal. (À
Lanneau.) Pardon, André, de sortir du jeu, mais le prolonger
eût été trop cruel. D’autant plus, n’est-ce
pas, que cette expérience est la dernière.
CORA.
Peut-être, tout de même, faut-il que j’appelle un
médecin ?
ALICE. Cora,
ma chérie, ce n’est pas la peine. Vous voyez bien, je suis en
pleine forme. Détachez-moi, plutôt. L’expérience est
finie.
MICHEL. Mais
pourtant, à l’instant, vous étiez… Je croyais…
Dieu, quelle frayeur vous nous avez faite ! Est-il possible qu’on se
remette si vite des électrochocs ?
ALICE. Mais
il n’y avait pas le moindre courant !
MICHEL. (Éberlué.)
Il y avait quoi, alors ?
ALICE. Rien.
Le bouton était seulement relié à l’ordinateur.
MICHEL. Et
il n’y avait pas de décharges électriques ?
ALICE. Non.
MICHEL. Ce
n’est pas possible. Vous criiez tellement, vous aviez de tels
soubresauts… Et vous pâlissiez…
ALICE. Si
vous ne le croyez pas, vous pouvez appuyer sur le bouton.
Incrédule,
Michel, après un regard vers Alice, tend lentement le doigt vers le
bouton.
N’ayez crainte, voyons !
MICHEL. Non,
c’est bon pour moi. (Il retire la main.)
Cora
s’approche de la commande et appuie sans hésitation sur le bouton.
Sur l’écran de l’ordinateur apparaît le chiffre
"300".
ALICE. (En
souriant.) Vous le croyez, à présent ? Michel,
détachez-moi, s’il vous plaît.
MICHEL. (Soulagé.)
Donc, tout ça n’était qu’un jeu ?
ALICE. On
peut le dire comme ça.
Michel
détache Alice. Cora se retourne brusquement vers Lanneau.
CORA.
Qu’est-ce que tout cela signifie ?
LANNEAU. (Gêné
dans les entournures, il toussote.) Voyez-vous… (Il se tait.)
ALICE. (Se
levant du fauteuil.) Cora, mon enfant, n’ayez pas pour
André… je veux dire, pour le professeur Lanneau, ce regard de
tigresse en furie. Il n’est en rien fautif, je vous assure.
CORA. (Dirigeant
vers Alice un regard hostile.) Pardon, mais qui êtes-vous, au juste ?
À moins que ma question soit indiscrète ? Vous êtes
vraiment l’assistante du professeur ?
ALICE. Pas
tout à fait.
CORA. Et qui
alors ?
ALICE. (Souriant,
légèrement moqueuse.) Qui suis-je ?
Une bien simple fille, bien peu instruite,
Heureuse à tout le moins, car jeune encore
Pour prendre des leçons, bien plus heureuse
D’apprendre toujours plus,
n’étant point sotte…
Shakespeare, "Le Marchand de Venise", acte trois, scène
deux.
CORA. (Pâle
de colère.) À présent, je sais où je vous ai vue.
Vous êtes actrice.
MICHEL.
Actrice ?!
CORA.
Comment ne vous ai-je pas reconnue tout de suite ?
ALICE. Sur
scène, je suis, probablement, sous un jour avantageux.
CORA. Sans
conteste. Ici, vous étiez sous un jour repoussant.
LANNEAU.
Cora, vous vous oubliez ! Alice est une vieille amie.
CORA.
J’en suis heureuse pour vous. Tous les deux, vous avez joué, de
concert, à nos dépens, une comédie cruelle et bête.
J’imagine combien vous avez dû vous amuser !
LANNEAU. Je
vous assure, Cora, que nous n’étions pas du tout d’humeur
à rire.
MICHEL.
Pourquoi fais-tu tout ce bruit, alors que tout finit si bien ? On pourrait
penser que tu es déçue que les décharges
électriques n’aient pas été véritables.
CORA.
À ta place, Michel, je resterais tranquillement dans mon coin et
m’efforcerais de ne pas me faire remarquer. Tu t’es suffisamment
montré, aujourd’hui.
ALICE. Cora,
s’il vous plaît, pardonnez-nous.
CORA. Je
n’ai pas besoin de vos excuses. Je pars, mais en guise d’adieu, je
veux dire que je vous déteste, je déteste votre voix, votre
rictus et chacun de vos mouvements. Vous êtes une minaudeuse, une
comédienne, pour vous rien n’est sacré, vous… Vous
pouvez triompher !
Et au lieu
de partir, Cora s’affale sur la chaise et commence à pleurer.
MICHEL. (Il
s’approche de Cora avec hésitation et pose une main sur son
épaule.) Voyons, voyons, c’est fini… On y va.
CORA.
Laisse-moi tranquille, je te déteste !
MICHEL. Tu
détestes tout le monde, en ce moment. Calme-toi.
LANNEAU. (À
Alice.) Que fait-on ?
ALICE. On
dit tout.
LANNEAU. Tu
crois ?
ALICE. (À
Michel.) Laissez-la. (Elle s’approche de la jeune fille avec un
verre d’eau et lui caresse la tête.) Cora, chérie…
CORA. (À
travers ses larmes.) Je n’ai dit que des stupidités…
excusez-moi.
ALICE. Ce
n’est rien. Bois de l’eau et, pendant ce temps, je te
révèle tout bas un secret.
CORA. Quel
secret ?
ALICE. Bois,
d’abord.
Cora boit.
Et maintenant, écoute. Il y a quelques
instants, tu as prononcé des paroles qui sonnaient comme un reproche
pour ce pauvre Lanneau, mais que j’ai prises comme un compliment à
son adresse. Cependant (elle se penche à son oreille), je ne suis
pas la bien-aimée d’André, je ne l’ai jamais
été et, visiblement, ne le serai jamais.
CORA.
Pourquoi me dites-vous cela, tout à coup ?
ALICE. Lui
et moi, sommes simplement de vieux amis. Et j’approuve tout à fait
ton choix.
CORA. (Confuse.)
Quel choix ?
ALICE. Cora,
Cora… À d’autres, mais pas à moi. J’ai dans
cette branche de la psychologie plus de compétences que votre
professeur. (D’une voix forte.) Et maintenant, André,
explique à ces jeunes gens le fond de cette expérience.
LANNEAU. Eh
bien, avant tout, je dois présenter des excuses, pour vous avoir
caché le vrai sens de ces leçons. Mais je ne pouvais pas agir
autrement.
MICHEL. Cela
veut-il dire que le fond de l’expérience n’est pas
l’étude des méthodes d’enseignement ?
LANNEAU.
Oui, bien sûr.
CORA. Et
quel est-il donc ?
LANNEAU. Il
n’est pas possible de répondre à cette question en deux
mots. C’est pourquoi, je commencerai d’assez loin. Aussi,
armez-vous bien de patience.
Tous
s’assoient.
La barbarie et la cruauté ont toujours
existé, seulement, à notre époque elles ont pris un
caractère de masse. Les guerres insensées, le terrorisme, les
exécutions d’otages, les conflits religieux,
l’hostilité internationale, les génocides, les tortures, la
violence, les meurtres, tout cela chacun de nous le voit et
l’éprouve sur soi quotidiennement. Le monde s’est
excessivement réchauffé. Les psychologues sont dans
l’obligation de comprendre ce qu’il se passe.
MICHEL. Je
comprends, à présent. Votre expérience consiste à
étudier la cruauté.
LANNEAU. Pas
tout à fait.
MICHEL. Mais
alors, quoi ?
LANNEAU.
Patientez, chaque chose en son temps… une question se pose : quelles
sortes d’hommes accomplissent tous ces crimes ? Qui place des explosifs
dans les automobiles et les avions, détruit des autobus remplis
d’enfants, tire sur des femmes, dirige le canon de son révolver
sur un homme politique ?
MICHEL. Des
sadiques, des maniaques, des cerveaux brûlés.
LANNEAU.
Rien de tel. Dans la majorité des cas, ce sont des citoyens
respectables, honnêtes, paisibles, calmes. Dans la plupart des cas, ils
aiment leur femme et leurs enfants, ont pitié des animaux, croient en
Dieu et écoutent la musique de Mozart.
CORA. Mais
comment est-ce compatible ?
LANNEAU.
C’est parfaitement compatible. En outre, ces criminels
n’éprouvent aucun remords de conscience. Ils ont, voyez-vous,
exécuté un ordre, c’est là leur justification.
C’est cela qui m’a amené à concevoir une grande
série d’expériences que j’ai appelée
"Expérience “Obéissance”".
CORA.
“Obéissance” ? Pourquoi “Obéissance”, et
non pas “Cruauté” ?
LANNEAU.
L’essence de l’expérience consiste à comprendre
jusqu’à quelles limites va l’être humain en infligeant
une douleur à une victime innocente sur ordre d’un
supérieur et s’il refuse, alors, à quel stade.
MICHEL.
C’est donc ça…
CORA. Donc,
votre tâche ne consistait pas seulement à observer, mais aussi
à participer à l’expérience ?
LANNEAU.
Malheureusement.
CORA. (Ayant
poussé un soupir.) Ce que vous avez fait de manière assez
énergique.
LANNEAU.
C’est cela qui donne du sens à l’expérience. Les
méthodes de la pression que j’ai exercée ont
été préalablement pensées et
sélectionnées.
MICHEL.
Même ça devait être préalablement pensé ?
LANNEAU. Et
comment ! J’ai sélectionné, les méthodes typiques,
comment dire, classiques auxquelles la société a recours pour
agir sur la personnalité. C’est, en premier lieu,
l’utilisation directe du pouvoir, le rappel à
l’obéissance, à la discipline. En deuxième lieu, les
considérations sur le fait que ces actions immorales, dans notre cas,
les souffrances imposées à une femme innocente, profiteront
à la science, à la société, au parti, à la
patrie, à l’humanité, etc. Ensuite, je fais appel au
sentiment du devoir, je rappelle les termes de notre contrat, la somme que vous
recevez pour votre travail et d’autres choses de ce type. Enfin, pour
prix de l’obéissance, je vous promets une réussite dans
votre carrière et, au contraire, des difficultés dans le cas
opposé. Comme vous le voyez, le schéma est assez simple.
MICHEL. (Assombri.)
Et très efficace.
LANNEAU.
Dans la majorité des cas, je n’avais pas à utiliser tous ces
moyens. Ma seule présence et quelques mots dits sur un ton convaincant
suffisaient pour que la personne testée se sentît exempte de toute
responsabilité.
MICHEL.
Oui… Visiblement, je ne me suis pas montré sous un jour des plus
favorables.
LANNEAU.
Pour dire la vérité, effectivement. Mais vous pouvez vous
consoler en vous disant qu’un nombre écrasant de testés ont
agi tout comme vous. Il en résulte que pratiquement chacun de nous est
capable d’une cruauté sans bornes.
CORA. Vous
plaisantez !
LANNEAU.
Alice et moi, avons mené des centaines d’expériences. Et
pas seulement chez nous, mais à l’étranger. Les deux tiers
des gens testés ont tranquillement torturé une personne
ligotée.
CORA. Les
deux tiers ?
LANNEAU. Et
en Allemagne, la part des personnes inconditionnellement obéissantes est
encore plus grande, quatre-vingt cinq pour cent !
CORA.
Ça ne se peut pas !
ALICE. Mais
si, Cora, mais si ! Avec quelle soumission pleine d’indifférence,
et parfois avec quel plaisir ils appuyaient sur le bouton ! J’en
frémis, rien qu’à l’évoquer !
Michel
baisse la tête.
LANNEAU. Les
résultats de l’expérience sont tout simplement scandaleux.
Les autorités en sont très mécontentes. C’est
pourquoi les dirigeants de l’université ont fini par interdire de
procéder à l’expérience.
CORA. Mais
pourquoi avez-vous enfreint l’interdiction ?
LANNEAU.
Moi-même, non plus, au début, je n’avais pas
l’intention d’impliquer dans ce travail mes étudiants. Pour
quelle raison compliquer les rapports que j’ai avec eux ?
ALICE. Et tu
avais raison.
LANNEAU.
Toutefois, lorsque j’ai eu connaissance de l’interdiction,
j’ai décidé, par principe, de faire une expérience
avec au moins deux de nos étudiants.
MICHEL.
C’est si important pour vous la science ?
LANNEAU. (S’emportant
soudain.) Mais pas la science, bon Dieu ! Mais ne voyez-vous pas que nous
sommes littéralement assujettis à la cruauté et à
la soumission servile aux autorités ? Il faut bien que quelqu’un
s’y oppose ? Sinon, le monde ira à sa perte !
ALICE. Il
est déjà perdu.
Pause.
MICHEL. Mais
pourquoi, cependant, nous avez-vous demandé, à Cora et moi
précisément, de participer à l’expérience ?
LANNEAU. À vous et à Nathalie ? Il n’y
avait aucune raison particulière à cela. Je voulais simplement
prendre des étudiants de familles aisées, sains, ne se droguant
pas, n’ayant pas de problèmes psychologiques, n’ayant pas
fait d’écarts de conduite graves, etc.
CORA. Et
moi, selon vous, je ne remplis pas ces critères ?
LANNEAU. (Il
proteste.) Cora…
CORA. Mais
pourquoi, alors, vous êtes-vous opposé à ma participation
avec autant de fermeté ?
LANNEAU. (Après
un bref silence.) J’avais de sérieuses raisons pour cela.
MICHEL. Et
que prouve votre expérience ? Que l’homme est cruel par nature ?
LANNEAU.
Non. Il ne s’agit pas de cruauté, mais de la
légèreté avec laquelle nous nous soumettons à une
sommité, à un supérieur, aux autorités. Quand les
personnes testées conduisaient elles-mêmes la leçon, sans
ma présence, elles en arrivaient rarement à un stade sadique.
Mais dès que j’apparaissais, moi, la personne à qui on peut
faire porter la responsabilité morale, les bourreaux, aussitôt,
devenaient indifférents aux cris désespérés de leur
victime ! De plus, j’interrogeais ces
"professeurs" quelques jours après l’expérience,
alors qu’ils avaient eu la possibilité de se remettre et de faire
le point. Croyez-vous, que quelqu’un a regretté ? S’est
repenti ? Presque personne ! Ils ont œuvré “au nom de la
science”, ont touché leur argent et ont oublié !
CORA. Ce
n’est pas possible ! Je ne peux pas accepter cette explication.
LANNEAU. Pourquoi ? depuis notre bas âge, on nous
apprend à obéir. À la maison, à la crèche,
à l’école, à l’armée, au travail,
partout on nous inculque l’idée des bienfaits salvateurs de la
discipline, de la soumission aux aînés, à nos
supérieurs, à l’État.
MICHEL. Vous
êtes contre la discipline ?
LANNEAU.
Non, bien sûr. Sans elle, la société ne peut pas exister.
Mais pourquoi ne nous enseigne-t-on pas avec la même énergie que
tous nos actes, quels qu’ils soient, doivent être empreints
d’humanité et que c’est seulement nous-mêmes qui en
portons la responsabilité ?
MICHEL. Il
en résulte que, si je me retrouve à l’armée, ou en
un lieu quelconque de ce genre, moi aussi… je peux… devenir
bourreau ?
LANNEAU.
Comme aussi chacun de nous.
MICHEL. Je
ne le crois pas. Mais, en tout cas, c’est une bonne chose, que
j’aie reçu cette cruelle leçon. Si on m’envoie faire
la guerre, je saurai de quoi me préserver.
LANNEAU.
C’est très bien, Michel, mais il ne faut pas seulement se
préserver dans les situations aussi extrêmes que la guerre ou les
camps de concentration. Il est encore plus difficile de conserver son propre
"moi" dans la vie de tous les jours. Ne nous rassurons-nous pas,
d’ailleurs, presque tous les jours avec des réflexions du type "nous
ne faisons que ce que l’on nous demande de faire" ou "de toute
façon, rien ne dépend de nous" ? Si vous voulez,
effectivement, tirer un enseignement de ce qui a eu lieu,
réfléchissez avant tout à votre conduite de tous les
jours.
CORA.
C’est un assez bon conseil pour un fils obéissant.
MICHEL. Je
n’aime pas le ton de procureur que tu prends. Je serais curieux de savoir
à quel niveau tu as, toi-même, arrêté ta
leçon.
Cora ne
répond pas.
Alors ? Tu ne veux pas avouer ?
LANNEAU. Je
pense que Cora se tait, parce qu’elle ne veut pas vous faire de la peine.
Elle s’est arrêtée à quatre-vingts volts.
MICHEL.
Seulement ?
LANNEAU.
Seulement.
MICHEL. Je
crois simplement que vous n’avez pas dû l’obliger.
LANNEAU.
Détrompez-vous, j’ai été très insistant avec
Cora, d’autant plus que j’avais de quoi agir sur elle, alors que
sur vous, presque rien.
MICHEL.
J’aimerais bien savoir quelle différence il y a entre nous. Nous
sommes étudiants, tous les deux, nous suivons nos cours dans un
même groupe…
LANNEAU. (L’interrompant
vigoureusement.) Quelle différence il y a ? Eh bien ! la voici. Cora
n’a pas d’argent, à part sa bourse, et vous, vous avez les
moyens ; Cora se fait une haute idée de son diplôme, pour vous il
n’est rien de plus qu’un ornement. Cora est
préoccupée de son avenir professionnel, or vous, vous allez
travailler aux côtés de votre père ; Cora aime sa
profession, et vous, bien que vous soyez ambitieux et étudiiez honorablement, n’avez pour la science
qu’indifférence. Et, néanmoins, Cora m’a tenu
tête.
ALICE.
André, tu ignores, sans doute, la principale raison, pour laquelle Cora
devait t’obéir.
LANNEAU.
Laquelle ?
ALICE. Je te
la communiquerai ensuite.
LANNEAU.
Bref, ce fut très dur pour Cora, mais elle ne m’a pas
cédé, qui plus est deux fois : en arrêtant sa leçon
et en essayant de vous interrompre. Alors que vous… Tout bien
considéré, je n’ai même pas eu besoin de vous donner
des ordres. J’ai dit : "il faut" et vous vous êtes mis
à l’œuvre avec zèle.
MICHEL. (Écarlate.)
C’est faux ! moi aussi, j’ai voulu m’arrêter deux fois.
LANNEAU. Qui
vous en a empêché ?
MICHEL. Vous
! Alice m’a tout de suite inspiré de la sympathie, mais vous
m’avez fait perdre ma lucidité. Comment pouvais-je ne pas vous
obéir ?
LANNEAU.
Comment pouviez-vous m’obéir ? Quoi que j’aie pu dire, vous
ne pouviez entendre cette simple vérité, que vous torturiez une
femme.
MICHEL. Mais
vous-même avez dit, que ce n’était pas une femme, mais votre
assistante rémunérée !
LANNEAU.
Raison suffisante pour vous, pour qu’elle ait cessé de souffrir ?
MICHEL. (Fébrilement.)
C’est en vain que vous essayez de me faire passer pour un sadique.
LANNEAU. Ce
n’est l’intention de personne.
MICHEL. Je
ne suis pas du tout comme ça. Je ne suis pas du tout cruel…
J’aime maman, ma petite sœur… Dans ma vie, je n’ai
même pas fait de mal à une mouche… Cora, dis-leur…
Cora reste
silencieuse.
LANNEAU.
Calmez-vous, Michel. Personne ne met en doute votre bonté.
ALICE.
Surtout pas moi.
MICHEL. Vous
m’avez piégé. Et vous êtes en droit de vous moquer.
Mais je suis effectivement quelqu’un de bon. Je suis bon, vous entendez ?
Tous
gardent le silence. Michel est confus.
Cora,
partons.
Cora ne
réagit pas. Michel répète en la suppliant.
Cora !
Silence.
Faisant brusquement demi-tour, Michel sort.
Pause.
LANNEAU. (S’adressant à Cora.) Ne voulez-vous pas le
rattraper, le calmer ?
CORA. Non.
Pause.
LANNEAU. Eh
bien !... Merci, Cora. Je ne vous retiens plus.
CORA.
Puis-je vous poser encore quelques questions ?
Alice se
lève. On sent qu’elle est très fatiguée.
ALICE. (Avec
un sourire d’une chaleur à peine visible.) Je ne vais pas
gêner vos échanges scientifiques. (Elle ouvre son sac à
main et prend des comprimés.)
LANNEAU. Tu
t’en vas ?
ALICE. Il
est temps. Donne-moi de l’eau, s’il te plaît.
Lanneau
donne un verre à Alice. Elle avale un comprimé.
LANNEAU. Te
sens-tu mal, à nouveau ?
ALICE. Ce
n’est rien. Quelle bonne chose, que notre expérience soit enfin
finie.
CORA. Vous
êtes fatiguée ?
ALICE. Cela
va vous paraître étrange, mais même jouer le rôle de
victime de tortures est très éprouvant. Surtout quand tu le fais
durant de longs mois, des centaines de fois d’affilée. Mais
désormais, Dieu soit loué, tout est derrière nous. André, lorsque ton livre
paraîtra, n’oublie pas de m’offrir un exemplaire. (Tendant
la main à Cora.) Je vous souhaite d’être heureuse.
CORA.
Pardonnez-moi.
ALICE. Cora,
ma chérie, pour votre leçon, je vous ai déjà
pardonné les péchés passés et à venir.
LANNEAU.
Attends, je t’accompagne.
ALICE. (Souriant.)
Pas la peine.
LANNEAU. Je
t’ai exploité sans pitié. Excuse-moi.
ALICE. Ne
dis pas de bêtises. Au revoir. (Elle part.)
LANNEAU. Je
lui suis sacrément redevable. C’est un travail pénible,
tout simplement horrible, et, soyons franc, je n’avais simplement pas de
quoi la payer. Alice a refusé d’avantageuses propositions
théâtrales et pendant un an et demi elle n’a pas
décollé de ce fauteuil… Que vouliez-vous me demander ?
CORA.
Dites… pourquoi ne vouliez-vous pas que je participe à
l’expérience ?
LANNEAU.
Quelle importance cela a-t-il ?
CORA. Vous
avez évoqué de "sérieuses raisons"…
LANNEAU.
Effectivement, au moins deux…
CORA. Donnez
m’en, au moins une.
LANNEAU.
Dans ces expériences, j’apparais sous l’angle très
peu flatteur d’une personne sans cœur, et je ne voulais absolument
pas me montrer ainsi à vos yeux…
CORA. Mon
opinion est-elle, effectivement, importante pour vous ?
LANNEAU.
Oui.
CORA.
Pourquoi ?
LANNEAU.
Parce que.
CORA. Bien,
et deuxièmement ?
LANNEAU.
Deuxièmement… (Il se tait.)
CORA.
Pourquoi vous taisez-vous ?
LANNEAU.
Vous avez dix-sept ans de moins que moi, vous êtes jeune, bonne… Et
je ne me serais jamais décidé à dire mon
"deuxièmement", si dans un accès de colère une
phrase ne s’était pas échappée de vos
lèvres… Eh bien… à propos de… vous vous
souvenez ?
CORA. Que je
vous…
LANNEAU.
Oui… comme enseignant, bien entendu, je comprends… et cependant,
vos paroles me donnent l’audace d’avouer pourquoi je ne voulais pas
que vous fassiez cette malheureuse leçon… (Il se tait à
nouveau.)
CORA. Mais
pourquoi ?
LANNEAU. (Il
prend sa main.) Parce que je considère impossible pour moi de mettre
à l’épreuve une jeune fille, dont je ne doute pas des
qualités morales et que j’…, et que j’…
Michel fait
irruption dans la pièce. Il est très excité. Apercevant
Cora et Lanneau absorbés l’un par l’autre, il
s’arrête totalement décontenancé.
Que voulez-vous, Michel ?
MICHEL. Ce
n’est pas vous que je veux voir. Cora… (D’une voix
tremblante.) Cora…
CORA.
Michel, qu’as-tu ?
MICHEL.
Rien. Excuse-moi d’être revenu.
Les journalistes ne me laissent pas partir. Ils sont autour de moi, me
harcèlent de questions…
CORA. Et toi
?
MICHEL.
Qu’est-ce que je peux leur dire ? Que l’on peut m’amener
à faire n’importe quelle bassesse, à tuer même ? Je
n’ai fait que leur crier : "Laissez-moi en paix ! Laissez-moi en
paix ! " Puis, j’ai couru jusqu’à
toi, et toi… Et vous…
LANNEAU.
Calmez-vous, Michel.
MICHEL. Et
c’est vous qui me dites ça ? Vous m’avez poussé
à faire un acte vil et maintenant vous me conseillez de me calmer ?
D’oublier ? Comme s’il n’y avait rien eu ?
LANNEAU. Au
contraire, je vous conseille…
MICHEL. (Furieux.)
Mais je n’ai pas besoin de vos conseils ! Pensez plutôt à
vous ! Rappelez-vous que vous étiez en admiration devant votre propre
personne. Le sage professeur a roulé dans la farine avec un art
consommé un étudiant inexpérimenté ! Quelle grande
conquête scientifique !
LANNEAU.
Michel !
MICHEL. (Sans
écouter.) Oui, je suis un sadique, mais qui m’a conduit
jusque-là ? Vous ! mais peut-on, pour une expérience,
piétiner l’âme d’autrui ? Car vous avez détruit
ce que j’avais de confiance en moi, vous m’avez tué aux yeux
de Cora. Instigateur, célébrité surfaite, coqueluche
d’étudiantes hystériques, je vous hais ! (Il saisit une
chaise et la brandit contre Lanneau.)
CORA. Tu es
fou, ressaisis-toi ! (Elle essaie de le retenir.)
MICHEL. Ne
me touche pas !
LANNEAU. (Sur
un ton dur.) Michel, prenez-vous en main.
Michel,
adouci, baisse la chaise. Des larmes coulent sur son visage. Cora caresse sa
tête.
MICHEL.
Cora, comment est-ce que je peux vivre, maintenant ? Comment vivre avec
ça ?
CORA. Nous
repenserons à tout ça après, mais maintenant cesse de te
tourmenter, ne pense à rien… tout ira bien…
MICHEL. Ne
pas y penser ? Encore ce matin, mon monde était si tranquille, stable,
douillet… Et brusquement tout s’écroule. Comment vivre
désormais ?
FIN