Valentin Krasnogorov
Comédie
théâtrale
Jeu en deux actes
sans entracte
òièce en deux actes
Traduction :š Daniel Mérino
ATTENTION ! Tous les droits d’auteur de la pièce sont protégés
par les lois de la Russie, le droit international et appartiennent à
l’auteur. Il est interdit d’éditer et
rééditer, de reproduire, de jouer en public, de mettre sur
Internet des représentations de la pièce, toute adaptation
cinématographique, toute traduction en langue étrangère,
d’apporter des modifications au texte de la pièce
lorsqu’elle est mise en scène (y compris une modification du
titre) sans autorisation écrite de l’auteur.
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Valentin Krasnogorov
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Daniel Mérino
¿
Valentin Krasnogorov
À propos
de l'auteur
Le nom de Valentin Krasnogorov est
bien connu des amateurs de théâtre en Russie et dans de nombreux
pays. Ses pièces “Chambre de la mariée”,
“Chien”, “Passions chevaleresques”, “Les charmes
de la trahison”, “L’amour à perte de
mémoire”, “Aujourd’hui ou jamais”, “Allons
faire l’amour !”, “Les rendez-vous du mercredi”,
“Sa liste à la Don Juan”, “Leçon
cruelle”, “Rencontre facile”, “Les trois
beautés”, et d’autres encore, mises en scène dans
plus de 400 théâtres, ont été chaleureusement
accueillies par les critiques et les spectateurs. Le livre de
l’écrivain “Quatre murs et une passion” sur
l’essence du drame comme genre de la littérature a
mérité les éloges de personnalités en vue du théâtre.
Des réalisateurs exceptionnels, tels que Gueorgui Tovstonogov, Lev Dodine
et Roman Viktiuk ont travaillé sur la mise en scène de certaines
de ses pièces.
Valentin Krasnogorov, docteur
ès sciences techniques, est l’auteur de monographies et
d’articles dans les domaines de sa spécialité. Qu’il
s’adonne au genre dramatique témoigne de ce qu’il a quelque
chose à dire avec ses pièces. C’est avec la même
habileté, qu’il crée des pièces en un ou plusieurs
actes dans des genres divers : comédie, drame, tragédie. La
tension et les conflits de ses pièces trouvent leur résolution
dans des dialogues animés et une action rapide. L’auteur utilise
des situations paradoxales et des intrigues inhabituelles pour entraîner
les lecteurs et les spectateurs dans des mondes créés par son
imagination. Satire acérée, sens de l’humour subtil, grotesque,
absurdité, lyrisme, art de saisir dans ses profondeurs la nature
humaine, telles sont les principales caractéristiques des œuvres de
Krasnogorov.
Les pièces du dramaturge
sont fermement ancrées dans le répertoire des
théâtres, passant le cap de centaines de représentations.
Les critiques soulignent que “les pièces de Krasnogorov traversent
facilement les frontières” et qu’elles appartiennent aux meilleures
pièces modernes”. Nombre d’entre elles sont traduites, mises
en scène dans les théâtres, radiodiffusées,
adaptées pour la télévision dans divers pays (Australie,
Albanie, Angleterre, Bulgarie, Allemagne, Inde, Chypre, Mongolie, Pologne,
Roumanie, Slovaquie, Etats-Unis, Finlande, Monténégro,
République tchèque). L’auteur a remporté plusieurs
prix dans des festivals de théâtre à
l’étranger, notamment le “Prix du meilleur drame” et
le “Prix du spectateur”.
Valentin Krasnogorov est
également écrivain et publiciste, auteur d’articles sur le
théâtre et la dramaturgie, auteur de nouvelles, d’histoires
brèves et d’essais publiés dans diverses publications.
Valentin Krasnogorov est membre de
l’Union des écrivains et de l’Union des gens du
théâtre de Russie, lauréat du prix Volodine. Il a
fondé la Guilde des dramaturges de Saint-Pétersbourg et est
l’un des fondateurs de la Guilde de Russie. Sa biographie figure dans de
prestigieux ouvrages de référence du monde : “Who’s
Who in the World” (USA), “International Who’s Who in the
Intellectuals” (Angleterre, Cambridge), etc.
À propos
du traducteur
Daniel Mérino est né au milieu des années 50 dans
le département des Pyrénées Orientales, en France. Il a
étudié la langue russe au lycée de Perpignan avec un
remarquable professeur, Charles Weinstein, et à
l’université d’Aix-en-Provence, période, durant
laquelle il fit des stages de longue durée à Moscou et à
Voronèje. Il deviendra instituteur et enseignera pendant près de
sept ans la langue française à des élèves en difficulté
ou des élèves non francophones. Il passera ensuite le concours
interne du CAPES de russe et fera une carrière de professeur de russe,
au lycée Paul Cézanne d’Aix-en-Provence.š
Abordant des auteurs russes, Tchékhov notamment, Daniel
Mérino se plonge dans le texte original, retraduisant le texte du
personnage qu’il joue lui-même en scène.
En 2020, il lit une pièce de Valentin Krasnogorov, qu’il
découvre sur le site internet de ce dernier, « RENCONTRE
FACILE », et décide de la traduire. Puis l’envie de la
mettre en scène devenant de plus en plus forte, il se décide
à écrire à l’auteur pour obtenir
l’autorisation de la mettre en scène. Ce moment fut le point de
départ d’une collaboration fructueuse avec Valentin Krasnogorov,
pour lequel Daniel Mérino a traduit d’autres pièces.
Outre le russe, Daniel Mérino a une connaissance assez
poussée de l’espagnol et parle assez couramment le catalan. Il
utilise aussi ses connaissances en latin pour traduire des textes
philosophiques tels que l’Ethique de Spinoza.
À 35 ans, il découvre la scène
théâtrale dans le cadre du théâtre amateur, dans le
joli théâtre de Port-de-Bouc. La curiosité initiale se
transforme, au fil des ans et des rôles, en une forme d’amour pour
cet art.
En 1998 il crée avec deux amis le groupe théâtral Atelier
20_21, qu’il dirige. Principalement acteur, il met aussi en
scène, notamment « L’INCONNUE DU BANC »,
texte qu’il a lui-même écrit.
PERSONNAGES
Duc/Artiste,
interprétant le rôle du Duc
Comte/Artiste,
interprétant le rôle du Comte
Comtesse/Artiste,
interprétant le rôle de la Comtesse
L’Invité
L’action se déroule dans un
théâtre, de nos jours.
Argument
L’interprète d’un des
principaux rôles d’une pièce de genre classique du XVIIIème
siècle est absent au démarrage du spectacle. Il est
remplacé en urgence par un autre comédien, ce qui donne lieu
à de nombreuses situations tragi-comiques. Elles se compliquent des
rapports personnels qu’entretiennent entre eux les participants au
spectacle.
Remarques
explicatives de l’auteur
šLes dramaturges
d’autrefois, surtout ceux qui écrivaient des comédies,
utilisaient volontiers les ʺapartésʺ. Il était
admis que de telles ʺpensées à voix hauteʺ
n’étaient pas entendues par les autres personnages se trouvant sur
scène mais étaient audibles pour le public. Cette convention
était facilement et volontiers acceptée des spectateurs.
Dans cette pièce aussi sont utilisés des
ʺapartésʺ, mais dans notre cas le procédé est
ʺsubvertiʺ : en effet, le public est mis de côté,
comme s’il n’ʺentendaitʺ pas ces répliques, alors
que les partenaires de jeu les entendent. Les paroles et répliques, par
convention non audibles pour les spectateurs sont en petits
caractères gras. Lors de l’exécution de la pièce,
ces répliques peuvent se prononcer et être signifiées de
différentes manières. Du reste, de telles répliques
deviendront de moins en moins fréquentes au fur et à mesure du
développement de l’action et finalement les acteurs cesseront tout
à fait de se cacher du spectateur.
Chaque artiste joue dans ce spectacle, en fait, deux
rôles : celui du personnage et celui de l’acteur
l’exécutant.
Boudoir
d’une dame de la haute, époque dix-huitième siècle. La
Comtesse, attendant l’arrivée d’un invité,
vérifie une dernière fois, devant son miroir, sa robe et son
maquillage. L’Invité tarde à l’évidence
à venir. Elle l’attend, manifestant d’abord son impatience,
puis son étonnement, puis son inquiétude et, enfin, sa fureur. La
Comtesse regarde par la fenêtre, prend une broderie, la repose, tend
l’oreille vers la porte, s’installe à son clavecin ou
à sa harpe, fredonne, mais sans succès. L’Invité
n’arrive toujours pas. Il est visible que la Comtesse, et
peut-être, l’artiste, interprétant le rôle, est
très nerveuse. L’attente dure jusqu’au moment, où
même le public commence à manifester une perplexité
évidente ainsi que de l’impatience.
Brusquement,
en toute hâte, entre dans le boudoir, courant presque, un homme
vêtu d’un pull-over et chaussé de tennis. Tous les deux se
regardent, désorientés.
LA COMTESSE. Qui êtes-vous ?!
L’INVITÉ. Je… Je suis celui, que vous voyez devant vous.
(Il promène un regard perplexe autour de lui.)
LA COMTESSE. Très spirituel. (Avec inquiétude.) Il
s’est passé quelque chose ?
L’INVITÉ. Rien de particulier, mais… Le fait est
que… Permettez-moi de vous glisser deux mots sous le manteau. (Il
chuchote quelque chose à l’oreille de la Comtesse.)
LA COMTESSE. (Stupéfiée.) Vous ?!
L’INVITÉ. (Confus.) C’est comme je vous dis.
LA COMTESSE. Mais pourquoi dans cette tenue ?
L’INVITÉ. (Regardant du coin de l’œil les
spectateurs.) Ce n’est ni l’heure, ni le lieu de
l’expliquer.
LA COMTESSE. (Tentant de se dominer.) Vous avez raison. (Sur un
ton mondain.) Prenez place, cher Duc.
L’Invité
s’assoit. Moment de gêne. La Comtesse essaie de relancer la
conversation, agitant son éventail avec enjouement.
šššššš Eh bien ! pourquoi ne
dites-vous mot ?
L’invité
reste muet.
(Sarcastique.) Ne trouvez-vous pas que nous avons noué une
conversation très intéressante ?
L’INVITÉ. Mmm… Je… vraiment…
LA COMTESSE. Ma foi, si vous ne vous décidez pas à ouvrir la
bouche, peut-être trouverez-vous l’audace de m’inviter
à danser ?
Elle agite
son mouchoir. Des musiciens, qu’un paravent masque au public, entament un
menuet. La comtesse prend l’Invité par le bras et ils commencent
à danser. Durant la danse, lente et maniérée, la Comtesse
tient une conversation rapide et à voix basse, non destinée au
public.
šššššš Qui êtes-vous, donc ?
L’INVITÉ. Personne.
LA COMTESSE.
Comment vous êtes-vous retrouvé sur la scène ?
L’INVITÉ. Par
hasard.
LA COMTESSE. Et
plus précisément ?
L’INVITÉ. J’étais
venu pour occuper un emploi au théâtre, et j’ai
demandé où était le producteur. Un type m’a
répondu : "Le producteur, c’est moi. Il nous manque un
acteur. Va vite sur la scène et joue à sa place." Je lui ai
dit que je ne connaissais ni le rôle, ni la pièce. Il m’a
répondu : "Dis ce que tu veux, pourvu que le public
reste", et il m’a poussé sur la scène.
LA COMTESSE. Ce n’est
pas possible !
L’INVITÉ. Vous
vous rendez compte ?
LA COMTESSE. (À voix haute, sur un ton mondain.) Cher Duc,
vous dansez remarquablement !
L’INVITÉ. Vous me flattez.
LA COMTESSE. (À voix basse.) Vous ne connaissez vraiment pas le rôle ?
L’INVITÉ. Pas
un seul mot.
LA COMTESSE. (Elle lui donne des instructions à la va-vite.) Alors, écoutez. Je suis
la comtesse, et vous le duc, mon amant. Nous avons un rendez-vous galant. Pour
la suite, on verra après. C’est clair ?
L’INVITÉ. Mais…
LA COMTESSE. Pas de
"mais" qui tienne. Vous êtes là, jouez ! Je
tâcherai de vous souffler, dans la mesure du possible. Là
où je ne le pourrai pas, inventez vous-même.
L’INVITÉ. Je
ne vais pas y arriver.
LA COMTESSE. Doucement,
le public peut nous entendre ! Je crois que les micros sont branchés.
L’INVITÉ. Et
mon costume ?
LA COMTESSE. Pas
d’affolement. Aujourd’hui, on joue souvent les classiques dans des
costumes actuels.
L’INVITÉ. Mais
vous portez une robe de comtesse style rococo ! Que penseront les
spectateurs ?
LA COMTESSE. Les
metteurs en scène ont tellement l’habitude de surprendre que
depuis longtemps déjà personne ne s’étonne de rien.
L’INVITÉ. C’est
n’importe quoi ! Je porte une veste et un pull-over et vous une
perruque poudrée et une robe décolletée !
LA COMTESSE. Et
alors ? Plus la mise en scène est absurde, plus elle est
moderne… toutefois, on ne peut pas éternellement danser, revenons
à notre pièce. Le public se pose des questions. Il faut jouer.
L’INVITÉ. Mais
comment ?
LA COMTESSE. À
l’estime… J’ai dit, que je vous aiderais… Suffit, la
musique a cessé. (D’un ton mondain,
souriant tout en faisant une révérence.) Je
vous remercie, Duc. Vous avez dansé avec une grâce peu ordinaire.
L’INVITÉ. C’est moi qui vous sais gré, Duchesse.
LA COMTESSE. Comtesse.
L’INVITÉ. Ah ! oui, bien sûr. Comtesse.š Pardonnez ma distraction.
Ils s’assoient sur le canapé. Pause.
LA COMTESSE. Pourquoi restez-vous silencieux, cher Duc ?
L’INVITÉ. Vous observant, je ne puis, de confusion, trouver
les mots appropriés.
LA COMTESSE. Lorsque les sentiments sont authentiques, les mots
appropriés viennent d’eux-mêmes.
L’INVITÉ. (Avec une ardeur soudaine et quelque peu
théâtrale.) Madame, je vous aime, je vous aime
passionnément, comme jamais je n’ai aimé et
n’aimerai. J’aime vos yeux, votre divine chevelure, votre voix,
chacun de vos gestes… Je ne suis heureux que près de vous et
malheureux en votre absence. Je vous aimerai toujours, éternellement,
jusqu’à ma mort et au-delà, jusqu’à la fin du
monde.
LA COMTESSE. Je le confesse, vos paroles m’émeuvent… (Tout
bas.) Avec quelle
faconde vous avez débité cet aveu ! Dans quelle pièce
l’avez-vous prise ?
L’INVITÉ. Dans
les profondeurs de mon cœur.
LA COMTESSE. Tenez-vous-en,
plutôt, au texte. (Fort.) Monsieur, une si
sincère expression de sentiments ne peut rester sans réponse.
Mais je sais, qu’en vérité, vous vouliez me dire tout autre
chose.
L’INVITÉ. Moi ? Autre chose ?... Vous avez raison.
Pour être honnête, je voulais dire tout autre chose.
LA COMTESSE. Oui, cher Duc. Vous vous apprêtiez à dire, que
vous vouliez me quitter à jamais.
L’INVITÉ. Vous quitter ? Oui, oui, bien sûr. En
vérité, je voulais dire que je voulais vous quitter à
jamais.
LA COMTESSE. Et savez-vous pourquoi ?
L’INVITÉ. Mais, vous ne devinez pas ?
LA COMTESSE. Parce que vous n’avez plus la force de supporter ma
froideur et que vous avez perdu tout espoir d’être aimé en
retour.
L’INVITÉ. Tout à fait exact. C’est
précisément cela que je voulais dire.
LA COMTESSE. (Avec une sublime froideur.) Or donc, Duc, si tel est
le vrai prix de votre prétendu "éternel" amour,
laissez-moi. Je ne vous retiendrai pas. (Elle tourne le dos à
l’Invité.)
L’INVITÉ. (Après hésitation, il se dirige
sans conviction vers la sortie.) Adieu, Madame.
LA COMTESSE. (Vite lui barrant la route.) Où
allez-vous ?
L’INVITÉ. Voyons, c’est vous-même qui m’avez
sommé de m’éloigner.
LA COMTESSE. Non, c’est vous qui avez dit que vous vouliez me quitter
à jamais.
L’INVITÉ. Moi ? Oui, je l’ai dit, en effet. (Prenant
un ton tragique.) C’est parce que je n’ai plus la force de
supporter votre froideur et que j’ai perdu tout espoir d’être
aimé en retour.
LA COMTESSE. Comment pouvez-vous m’en faire le reproche,
lorsqu’oubliant toute discrétion qu’une femme de ma position
se doit d’avoir, je vous fixe un rendez-vous dans mon boudoir à
une heure si avancée ?
L’INVITÉ. (Parcourant la pièce du regard.)
C’est votre boudoir ?
LA COMTESSE. (Avec dépit.) Non, c’est une gare.
L’INVITÉ. Pardonnez-moi cette absurde question. Je ne peux
toujours pas venir à bout de mon trouble.
Assez
longue pause.
LA COMTESSE. Je sais, votre timidité est feinte. En
réalité, vous vous demandez si, effectivement, je vous donne un
espoir, ou si je me joue à nouveau de vous.
L’INVITÉ. Vous devinez mes pensées.
LA COMTESSE. Vous avez l’impression que je ne vous aime pas.
L’INVITÉ. Oui, oui. Vous avez l’impression que je ne
vous aime pas. C’est-à-dire… il me semble que vous ne
m’aimez pas.
LA COMTESSE. Vous êtes en droit de penser ainsi. Il me faut avouer
qu’au début je m’efforçais froidement de vous attirer
dans les rets de l’amour, mais je crains de m’y être
moi-même précipitée.
L’INVITÉ. Je suis tellement frappée par vos paroles,
que je ne sais que penser. (Après un long silence, arrivant à
la conclusion qu’il n’est pas à la hauteur pour participer
à cette représentation, il tente de se déplacer vers la
sortie, sans être remarqué, et de disparaître de la
scène.)
LA COMTESSE. Où allez-vous ?
L’INVITÉ. Peut-être, effectivement, vaut-il mieux que je
parte.
LA COMTESSE. (Lui barrant la route.) Et que vous me laissiez
seule ?! C’est impossible ! Asseyez-vous. Je dois vous retenir
à tout prix. (Avec une soudaine joie mauvaise.) Il croyait
creuser ma fosse, mais c’est lui-même qui y tombera.
L’INVITÉ. (Déconcerté.) De qui
parlez-vous ?
LA COMTESSE. (Se ressaisissant.) Pardonnez-moi, je me suis
oubliée un instant. Vous n’imaginez pas combien votre venue me
réjouit ! Continuons notre conversation.
L’INVITÉ. Je… Je… (Il se tait, ne sachant que
dire.)
LA COMTESSE. Bon, eh bien ! si vous n’êtes pas
d’humeur à converser, alors permettez que nous soyons deux
à nous taire.
Pause. La
Comtesse lance des regards expressifs à l’Invité, pour
l’inciter au dialogue. Par des mimiques, l’Invité fait
comprendre qu’il ne sait pas ce qu’il lui faut dire. La Comtesse
réamorce la conversation.
Vous souvenez-vous de la remarquable chanson que chantait le chanteur
italien, hier, à la réception donnée par la
marquise ?
L’INVITÉ. Oui, oui, avec plaisir.
La Comtesse
s’approche du secrétaire et se met à écrire vite.
L’Invité se penche sur elle.
LA COMTESSE. Vous arrivez à me lire ?
L’INVITÉ. Oui, bien sûr.
LA COMTESSE. Corrigez-moi, si je trahis les paroles.
L’INVITÉ. Je suis sûr, que vous vous les rappelez mieux
que moi.
LA COMTESSE. Prenez ce feuillet.
L’INVITÉ. Mais vous ?
LA COMTESSE. À présent que je me suis remémoré
toutes les paroles, je n’en ai plus besoin. (Remettant le papier
à l’Invité. Sur un ton mondain.) Vous ne croyez
toujours pas que je sois tendrement disposée à votre
égard ?
L’INVITÉ. (Jetant des coups d’œil sur le
feuillet remis par la Comtesse.) Madame, j’ai si peu
mérité vos faveurs, que je ne saurai croire en mon bonheur, tant
que… tant que… (il regarde le feuillet) tant qu’il ne
s’incarnera pas dans quelque chose d’un peu plus palpable que les
paroles.
LA COMTESSE. Pourquoi vous, les hommes, ne tendez-vous que vers un seul
but ? Mes dispositions amicales ne sont-elles pour vous que peu de
choses ? Pourquoi désirez-vous toujours plus ?
L’INVITÉ. (Après avoir jeté un œil sur
le feuillet.) Je ne sais pas et ne veux pas savoir vers quoi tendent les
autres hommes. Je sais seulement que tous mes rêves ne tendent que vers
vous. Vous êtes, en pensée, prisonnière des étreintes… (Il
regarde à nouveau son feuillet, le retourne, le texte écrit par
la Comtesse est fini.) Vous êtes prisonnière de mes
étreintes… En gros, de mes étreintes.
Pause.
LA COMTESSE. Vous êtes si timide que je n’ai pas la force de
vous résister.
Pause. La
Comtesse agite son mouchoir. Les musiciens, derrière la scène,
commencent à jouer une gavotte.
šššššš La musique nous appelle
à nouveau pour une danse. J’espère qu’elle stimulera
notre conversation.
La Comtesse
et l’Invité dansent.
LA COMTESSE. (Bas.) Êtes-vous
artiste ou momie ? Vous êtes planté comme un piquet et ne
pouvez aligner deux mots ! Animez-vous, bon sang ! Ne faites pas
capoter le spectacle ! Si vous ne savez pas le texte, improvisez ! Je
ne peux pas à moi seule tirer tout le dialogue !
L’INVITÉ. Comment
pourrais-je improviser, si je ne comprends même pas de quoi parle la
pièce ?
LA COMTESSE. Qu’y
a -t-il là à comprendre ? Vous êtes venu à un
rendez-vous, eh bien, agissez ! Ou n’êtes-vous pas
homme ? Soyez plus hardi. Vous êtes duc, voyons, don Juan de
réputation !
L’INVITÉ. Pour
être honnête, dans cette veste et ces jeans, surtout à
côté de votre crinoline, je ne vois pas un duc, mais un idiot.
LA COMTESSE. Vous
voyez juste.
L’INVITÉ. Gardez
vos pointes pour après. Pour l’heure, essayons ensemble de nous
sortir de là. Il y faut un style uniforme. Alors, il me sera plus
aisé d’entrer dans mon rôle. Et laissez-moi deux minutes pour
me faire à cette scène et cette situation.
LA COMTESSE. Je
tâcherai de trouver quelque moyen, bien qu’il soit douteux de
pouvoir aider un empoté aussi maladroit que vous.
La musique
cesse.
L’INVITÉ. Je vous remercie, Madame.
LA COMTESSE. Duc, je vous ai préparé une petite surprise,
mais avant, je vais avoir besoin de m’absenter l’affaire d’un
instant. Il vous faudra vous distraire seul pendant quelques minutes. Faites
comme chez vous. Vous trouverez, sur cette petite table, du vin et des en-cas.
(À voix basse.) Essayez
d’atterrir et de vous concentrer. (Elle
sort.)
L’Invité,
resté seul et profitant d’un bref répit, souffle avec
soulagement. Ce n’est que maintenant qu’il parcourt d’un
regard attentif le cadre dans lequel il lui faudra jouer. Pour s’y faire,
il essaie de se l’approprier : il s’approche de la petite
table, boit un verre de vin, prend et remet à leur place divers objets,
s’assoit sur le canapé, s’affale confortablement sur le
fauteuil, puis se lève, s’approche de l’armoire et y
découvre toute une garde-robe composée de vieux habits. Il se
choisit un pourpoint brodé d’or, s’affuble d’une
perruque, s’approche du miroir et, effectivement, prend toutes les
apparences d’un duc de théâtre. Très satisfait, il
ajuste son habit. Essayant de s’habituer à sa nouvelle image, il
parcourt la pièce en variant l’allure, s’incline plusieurs
fois devant le miroir, puis se met sur un genou, porte sa main au cœur et
répète les ardentes paroles d’une déclaration.
Entre la
Comtesse, dans un habit contemporain (jupe courte, corsage, etc.), tout
à fait ordinaire et simple, mais attirante. Les deux personnages
s’observent avec étonnement.
L’INVITÉ. Je ne vous reconnais pas.
LA COMTESSE. Moi non plus.
L’INVITÉ. C’est là votre surprise ?
LA COMTESSE. Comme vous le voyez.
L’INVITÉ. Pourquoi vous êtes-vous changée ?
LA COMTESSE. Pour vous correspondre. Et vous ?
L’INVITÉ. Pour la même raison.
LA COMTESSE. C’est très aimable de votre part. Mais je ne
m’attendais pas à ce que vous alliez mettre votre nez dans mes
armoires.
L’INVITÉ. Mais, vous-même m’avez prié de me
sentir comme chez moi.
LA COMTESSE. Il ne convient pas toujours de prendre une politesse à
la lettre.
L’INVITÉ. J’aimerais savoir, comment des habits hommes
ont pu échouer dans votre boudoir.
LA COMTESSE. Oh ! mais, vous êtes jaloux ?
L’INVITÉ. Non, simple curiosité.
LA COMTESSE. Contrairement à vous, je ne m’intéresse
pas au contenu des garde-robes. J’ai des servantes pour ça.
L’INVITÉ. Votre nouvel habit vous sied à merveille.
LA COMTESSE. Je vous remercie. (À voix basse.) Alors, êtes-vous
entré dans le rôle ?
L’INVITÉ. Plus
ou moins.
LA COMTESSE. Alors,
revenons à la pièce.
L’INVITÉ. Indiquez-moi
en deux mots la ligne générale.
LA COMTESSE. Vous
devez me faire la cour, et moi je suis prête à céder, mais,
par convenance, je fais semblant de résister.
L’INVITÉ. Ça
me plaît. C’est un jeu que je connais bien. (Sur un ton mondain.) Comtesse, vous m’avez octroyé
bien des faveurs, sans doute, toutes les faveurs, sauf une. Pourquoi ne pas
m’octroyer celle-ci aussi, la dernière ? (Il veut
l’enlacer.)
LA COMTESSE. (Le fuyant.) Pas si vite, Duc.
L’INVITÉ. L’amour dès le premier regard a cela de
bien, qu’il permet de faire l’économie d’une longue et
inutile cour. (Il tente à nouveau de l’enlacer.)
LA COMTESSE. (Le fuyant.) Votre premier regard est par trop
pragmatique. Je ne peux vous proposer qu’une tendre amitié.
L’INVITÉ. Quand on a peu de temps, mieux vaut commencer par
l’amour.
LA COMTESSE. Les hommes attendent des femmes qu’elles soient
vertueuses et dans le même temps il leur déplaît
qu’elles soient inaccessibles. Comment harmonise-t-on cela ?
L’INVITÉ. Très simplement. En étant vertueuse
avec les autres et conciliante avec moi.
LA COMTESSE. (À voix basse.) Vous ne dites pas du tout ce qui est écrit dans la pièce,
mais c’est très convaincant.
L’INVITÉ.
C’est vous-même qui m’avez intimé d’improviser.
LA COMTESSE. Le
malheur est qu’en réponse, je suis aussi contrainte
d’improviser. Le spectacle sort du rail.
L’INVITÉ. Vous
me plaisez beaucoup.
LA COMTESSE. Vous
entrez dans votre rôle trop prestement. Revenons à nos
spectateurs, voulez-vous ?š Votre froideur, Duc, est extrême. Visiblement, j’ai commis une
faute avec ce changement de costume. Plus une femme cache les mystères
de son corps, plus elle gagne en séduction.
L’INVITÉ. Votre faute n’est pas que vous ayez
dénudé quelques-uns de vos charmes, mais que vous vous soyez
arrêtée à mi-chemin. Il ne faut rien faire à demi.
LA COMTESSE. Quoi qu’il en soit, je dois rattraper ma bévue,
mais non comme vous l’espérez. C’est pourquoi, je me vois
contrainte de vous laisser encore un instant. Faites comme chez vous. Mais
n’oubliez pas que vous êtes chez moi. (Elle sort.)
Resté
seul, l’Invité continue à étudier le cadre dans
lequel il est appelé à agir : il se lève,
déambule, s’immobilise un instant devant le miroir, examine des
petits flacons sur la toilette de la Comtesse, regarde où conduisent les
portes de son boudoir.
La Comtesse
revient. Elle est à nouveau dans une robe d’époque
renversante, mais plus luxueuse encore que la précédente.
L’INVITÉ. Dieu du ciel, que vous êtes ravissante !
LA COMTESSE. Pas moi, ma robe. Le secret du charme d’une femme tient
dans sa toilette. (Exhibant sa robe.) Elle vous plaît ?
L’INVITÉ. La robe est magnifique, mais empêche
qu’on vous enlace en toute commodité.
LA COMTESSE. Il y a loin encore jusqu’à ce stade.
L’INVITÉ. (Au cours de la danse, à voix basse.)
Pourquoi
vous êtes-vous affublée de cette robe ?
LA COMTESSE. (À voix basse.) J’ai compris que le style ampoulé du dix-huitième
siècle ne collait pas avec les vêtements modernes. Et puis nous
avions l’air tout à fait absurdes, vous et moi, dans ces costumes
de styles si éloignés.
L’INVITÉ. Qu’allons-nous
faire, à présent ?
LA COMTESSE. Continuer.
Vous, à attaquer, moi, à résister.
L’INVITÉ. Mais,
au bout du compte, céderez-vous ?
LA COMTESSE. Cela
dépendra de votre insistance.
L’INVITÉ. Comtesse, vous me faites perdre la tête.
J’aime tant ces charmantes mains, ce cou, ces épaules et tout ce
que je ne vois pas mais que je devine, dont je ne peux que rêver et
auquel je ne cesse d’espérer.
LA COMTESSE. Cher ami, vous transgressez les limites de la décence.
Du reste, les femmes aiment, parfois, dans l’expression des sentiments,
une audace sans fard.
L’INVITÉ. J’ai regret à le dire, mon audace
n’est que dans la parole.
LA COMTESSE. Je partage ce regret.
L’INVITÉ. Puis-je estimer que vos paroles sont comme un
encouragement à passer à l’action ?
LA COMTESSE. On ne demande jamais son autorisation à une femme.
Ainsi vous n’en tirerez rien. Il faut prendre simplement, ce
qu’elle est disposée à donner.
L’INVITÉ. Mais comment savoir à quoi elle est
disposée et à quoi elle n’est pas disposée ?
LA COMTESSE. Cela aussi, il vous le faut expliquer ? Que vos mains en
fassent la demande.
L’INVITÉ. (Enlaçant la Comtesse.) Mes mains,
déjà, vous posent la question : m’aimez-vous ?
LA COMTESSE. (Tout bas, dans les bras de l’Invité.) Est-ce votre vie ou la
pièce que vous improvisez ?
L’INVITÉ. Je
dis simplement ce que je ressens. Et je ne ressens qu’une chose :
vous me faites tourner la tête.
LA COMTESSE. Jouez-vous,
en ce moment, le rôle du Duc ?
L’INVITÉ. Je
ne joue pas, je suis réellement tombé amoureux.
LA COMTESSE. De la
Comtesse ?
L’INVITÉ. Non,
de l’actrice, qui la joue. Je vous aime, je vous veux, je vous aurai.
LA COMTESSE. Vous
vous égarez. Voyons, le public peut nous entendre.
L’INVITÉ. Le
public aime bien tout ce qui parle d’amour.
LA COMTESSE. Revenons,
toutefois, si c’est possible, à la pièce.
L’INVITÉ. Mais,
j’en ignore la teneur.
LA COMTESSE. Je crains
d’avoir déjà, moi aussi, perdu le fil.
L’INVITÉ.š (À
voix haute.) Comtesse, pendant que vous vous changiez, j’ai
découvert que tout à côté de ce boudoir se trouvait
votre chambre.
LA COMTESSE. Non, on ne peut franchement pas vous laisser seul une minute.
Vous vous évertuez toujours à pénétrer là,
où vous ne devriez pas fourrer votre nez. Voilà peu vous visitiez
mon armoire, et maintenant vous voilà même parvenu jusques
à ma chambre.
L’INVITÉ. À propos, vous n’avez toujours pas
expliqué ce que faisait ici cet habit masculin.
LA COMTESSE. Au vrai, je ne le sais. Il est probable que la servante ait
rangé dans l’armoire les vieilles affaires de mon mari.
L’INVITÉ. De votre mari ? Je croyais, que vous
n’étiez pas mariée !
LA COMTESSE. Je n’ai pas mérité une telle offense.
L’INVITÉ. Et quels sont vos rapports avec votre mari ?
LA COMTESSE. Doux Jésus, quels rapports peut-on avoir avec un
mari ? Et vous, êtes-vous marié ?
L’INVITÉ. En tout cas, pas ce soir.
LA COMTESSE. Avec qui ?
L’INVITÉ. Nous avons dévié de notre conversation
sur la chambre. Ne voulez-vous pas me la montrer ? (Il veut
entraîner la Comtesse dans la chambre.)
LA COMTESSE. Mais vous l’avez déjà vue.
L’INVITÉ. J’aimerais bien l’examiner avec vous.
LA COMTESSE. Et que se passera-t-il, si mon mari soudain y fait son
apparition ?
L’INVITÉ. (Il repousse la main de la Comtesse.) Ce
serait de sa part un grand manque de tact.
LA COMTESSE. Je vois que, comme tout homme hardi et passionnément
amoureux, vous craignez mortellement mon mari.
L’INVITÉ. Je ne dirai pas que je le crains, mais… Et si,
effectivement, il arrivait ?
LA COMTESSE. Pauvre poltron, je plaisantais. Mon mari est à la
chasse en compagnie du roi et il sera absent quelques jours. Nous pouvons
continuer de converser sans crainte.
L’INVITÉ.š (Se
réjouissant.) Alors, pressons, je vous prie ! (Il enferme la
Comtesse dans une étreinte passionnée.)
LA COMTESSE. Vous avez froissé toute ma robe… (Elle se
libère sans trop de zèle des bras de l’Invité.)
Allez dans la chambre et attendez-moi. J’arrive.
L’Invité
disparaît dans la chambre. La Comtesse, positivement émue,
s’approche du miroir, redresse sa coiffure et s’asperge d’eau
de Cologne.
Entre un
homme, déjà plus de la première jeunesse, en habit
luxueux, avec canne et perruque. Il tient à la main un magnifique
bouquet.
L’HOMME. Comtesse, je suis à vos pieds. Chiedo perdono, je
vous demande pardon, pour ce retard imprévu. (Saluant avec force
manières, il tend le bouquet à la Comtesse, pas du tout
réjouie de cette apparition inopinée.)
Pause.
Après une minute d’hésitation La Comtesse prend une
décision.
LA COMTESSE. Qui êtes-vous donc et pourquoi avez-vous eu
l’outrecuidance de vous présenter chez moi sans avertir ?
L’HOMME. (Stupéfié.) Comment dois-je vous
comprendre, chère Comtesse ? Je suis le Duc, qui, plein
d’impatience, attendait la douce minute de notre premier rendez-vous.
LA COMTESSE. (Avec froideur.) Vous plaisantez, Monsieur. Le Duc
avait promis d’arriver à sept heures, ce soir, et il est
déjà bientôt huit heures. Un vrai gentilhomme ne se permet
pas un tel retard à son premier rendez-vous avec une dame. De sorte que
vous ne pouvez être le Duc.
LE DUC. Je comprends votre colère, mais soyez indulgente. Je volais
vers vous tel une flèche vers son but, mais des fâcheuses
circonstances m’ont retenu à chaque pas.
š(Il retend son bouquet à
la Comtesse.)
LA COMTESSE. Je vous remercie, Monsieur, mais je ne puis accepter de vous
ces fleurs.
LE DUC. Vous pouvez m’en vouloir, mais que vous a fait ce modeste
bouquet, messager muet de mon amour ?
LA COMTESSE. Je n’accepte pas les fleurs de gens qui me sont
inconnus.
LE DUC. ʺInconnusʺ ? Vous avez dit, que je me moquais de
vous, mais à présent je vois que c’est vous qui vous moquez
de moi. (Tout bas.) Cesse
de faire l’idiote et commençons la pièce.
LA COMTESSE. (Moqueuse.) Commence,
si tu le peux.
LE DUC. (Sur un ton théâtral, exécutant son
rôle.) Comtesse, je suis venu vous dire que je vous quittais à
jamais, car je n’ai plus la force de supporter votre froideur.
LA COMTESSE. (Dans son rôle.) Eh bien ! Duc, si tel est
le vrai prix de votre prétendu ʺéternelʺ amour,
laissez-moi. Je ne vous retiendrai pas. (Elle tourne le dos au Duc.)
LE DUC. (Après hésitation, il se dirige d’un pas
incertain vers la sortie.) Adieu, Comtesse.
LA COMTESSE. Adieu, et ne revenez plus.
Le Duc,
attendant, selon le rôle, qu’on le retienne, s’arrête,
perplexe. Il n’est pas préparé à une telle tournure
des événements pas plus qu’il n’est prêt
à improviser.
LE DUC. Vous… Vous voulez vraiment que je parte ?
LA COMTESSE. J’ai bien dit : partez et ne revenez pas.
LE DUC. (À voix basse, à la Comtesse.) Arrête de
déconner !
LA COMTESSE. Dégage
la scène !
LE DUC. Mais
qu’est-ce que tu fais du spectacle ?
LA COMTESSE. Ah,
quand même ! c’est avant qu’il fallait y penser !
LE DUC. Je
reconnais que je me suis un peu échauffé.
LA COMTESSE. Va et échauffe-toi encore un peu.
LE DUC. Mais…
LA COMTESSE. Je
n’ai ni le désir, ni la possibilité de mettre au clair,
maintenant, mes rapports avec toi. Disparais. (Elle
éconduit le malheureux Duc.)
La Comtesse,
restée seule, soupire de soulagement. Cependant le Duc
réapparaît.
LE DUC. (Sur un ton théâtral.). J’ai
réfléchi et j’ai décidé de revenir. Je suis
sûr que votre froideur était feinte.
LA COMTESSE. (Furieuse.) Et vous osez revenir, après ce que
vous avez fait ? Videz les lieux !
Se faisant
tout petit, le Duc disparaît à nouveau. La Comtesse parcourt
nerveusement, en tous sens, la pièce, comprenant, que le Duc reviendrait
sûrement et qu’il ne lui serait pas si simple de se
dépêtrer de cette difficulté soudainement apparue.
Venant de
la chambre apparaît L’Invité, chaussé de pantoufles
et portant une robe de chambre brodée.
L’INVITÉ. Que se passe-t-il, ma chère ? Je vous
attends avec impatience dans la chambre.
LA COMTESSE. Je vois. Vous avez même eu le temps de fouiller dans les
armoires et d’enfiler ma robe de chambre.
L’INVITÉ. Vous m’avez redit, n’est-ce pas, que je
pouvais me sentir comme à la maison.
LA COMTESSE. La maison qui est ma maison.
L’INVITÉ. Naturellement, votre maison.
LA COMTESSE. Néanmoins, vous êtes un homme parfaitement
dévergondé.
L’INVITÉ. Au contraire, je m’efforce d’observer
les convenances. Je ne pouvais quand même pas faire une sortie dans le
plus simple appareil.
LA COMTESSE. Vous eussiez mieux fait de ne pas sortir du tout.
L’INVITÉ. Il s’est passé quelque chose ?
LA COMTESSE. Rien.
L’INVITÉ. J’ai entendu des voix.
LA COMTESSE. Il vous a semblé.
L’INVITÉ. (Enlaçant la Comtesse.) Allons dans la
chambre. Je n’en peux plus d’attendre.
Entre le Duc.
LE DUC. Néanmoins, Comtesse, je ne comprends pas, pourquoi
vous… (La voyant dans les bras de l’Invité, il se tait.)
LA COMTESSE. (Continuant à enlacer ostensiblement
l’Invité, elle lui fait l’aumône d’une
réponse dédaigneuse qui tarde à venir.) Eh bien, vous
comprenez, maintenant, j’espère ?
LE DUC. Je… Je… Les
mots me manquent.
LA COMTESSE. En ce cas, courez les apprendre.
LE DUC. Je… Je… (Il
sort, décontenancé.)
LA COMTESSE. (Se libérant, à la hâte, des
étreintes. Tout bas.) Que faire, maintenant ? Il va nous gâcher tout le spectacle !
L’INVITÉ. Pourquoi cette
inquiétude ? Qui est-il donc ?
LA COMTESSE. Vous
ne comprenez pas ? C’est le duc !
L’INVITÉ. Quel duc, encore ?
LA COMTESSE. Le
vrai !
L’INVITÉ. Et moi ? Ne suis-je pas
vrai ?
LA COMTESSE. Vous
êtes vrai, mais pas duc.
L’INVITÉ. Mais vous-même
m’appelez duc !
LA COMTESSE. Parce
que vous jouez à sa place !
L’INVITÉ. À la place de
qui ?
LA COMTESSE. À
sa place ! Il va revenir et exigera la restitution de son
rôle !
L’INVITÉ. (Avec insouciance.)
Mais c’est absurde. On ne peut pas changer de duc toutes les demi-heures.
Le public va s’y perdre. Et, en outre, je suis déjà
habitué. J’aime bien être duc. Surtout, maintenant que nous
attend la chambre et que je vous tiens déjà dans mes bras.
LA COMTESSE. Oubliez
la chambre, en ce moment, nous avons d’autres chats à fouetter. Il
ne voudra pas quitter la scène, je le connais.
L’INVITÉ. Pourquoi le craignez-vous
tant ? Il est arrivé en retard, qu’il ne s’en prenne
qu’à lui.
LA COMTESSE. Je ne
le crains pas et je suis fort heureuse d’avoir l’occasion de lui
donner une leçon. Mais vous ignorez toutes les circonstances…
L’INVITÉ. Ne vous inquiétez pas,
je trouverai quelque chose.
LA COMTESSE. Que
peut-on trouver là ?
Le Duc
entre à nouveau, encore et toujours avec un bouquet en main. Il est
d’humeur très décidée.
LE DUC. J’exige des
explications.
L’INVITÉ. Vous les
aurez sur l’heure. Comtesse, je dois vous présenter mes excuses.
Vous souvenez-vous du costume étrange dans lequel je me suis
présenté à vous ?
LA COMTESSE. Oui, bien sûr…
L’INVITÉ. Le fait
est, que j’avais décidé d’échanger mon habit
avec celui de mon valet, pensant vous égayer par cette absurde
plaisanterie. À présent, vous comprenez tout. Devant vous se tient
mon valet Jacques. Très drôle, n’est-ce pas ? (Il se
force à rire.)
LE DUC. (D’une voix
lugubre.) Moi, votre valet ?
L’INVITÉ. Oui, et
extrêmement indolent.
LE DUC. (Dégainant son
épée.) Blanc-bec, tu vas répondre sur-le-champ de tes
stupides plaisanteries ! (Il charge l’Invité.)
LA COMTESSE. (Protégeant l’Invité de son corps.)
Jacques, cesse de jouer le rôle de galant homme, cela ne va pas à
un valet. N’oublie pas qui tu es et reste à ta place.
LE DUC. (Il est tout à
fait déboussolé et incapable de prononcer un texte non
travaillé.) Ma place ?... Comtesse, ne me reconnaissez-vous
donc pas ?
LA COMTESSE. D’abord, effectivement, je ne t’ai pas reconnu
dans cette tenue. Car j’ai l’habitude de ne te voir qu’en
livrée. Mais maintenant, je vois parfaitement que tu es le valet de mon
cher ami le duc.
LE DUC. Vous vous moquez !
LA COMTESSE. Le duc et toi nous avez donné une représentation
d’assez bonne facture et nous avez bien divertis. Et maintenant, range
ton épée et attends dans l’antichambre. Nous ne tenons pas
à être dérangés durant l’heure et demie qui
vient.
L’INVITÉ. Oui,
Jacques, tu peux disposer, je ne te retiens plus.
LE DUC. Mais je ne
m’appelle pas du tout Jacques !
L’INVITÉ.
Penserais-tu donc que je puisse garder en tête tous les noms de mes
valets ? (Il prend le bouquet des mains du Duc déconcerté.)
Comtesse, permettez-moi de vous remettre ce modeste témoignage de mon
brûlant amour.
LA COMTESSE. Quel merveilleux bouquet ! Je vous remercie, cher duc,
vous avez un goût exquis.
L’INVITÉ.
François, ou comment déjà ? prends mon habit dans la
chambre… je veux dire, ton habit, dévêts-toi de mon
pourpoint et change-toi.
LE DUC. (À
l’Invité, d’un air furieux.) Pourquoi votre habit se
trouve-t-il dans la chambre de la Comtesse ?
L’INVITÉ. (Narquois.)
J’ai beau y réfléchir moi-même, je ne trouve aucune
explication.
LE DUC. Comtesse, je vous le
demande : que faisait cet usurpateur dans votre chambre ?
LA COMTESSE. Jusqu’à présent, rien.
LE DUC. Votre nom,
Monsieur !
L’INVITÉ.
Appelle-moi simplement ʺVotre Altesseʺ.
La
colère du Duc grandit, mais il a conscience qu’il est sur
scène et que le public regarde le spectacle. Pour l’instant il
arrive à se maîtriser et il décide de partir pour faire le
point et s’expliquer ce qu’il se passe. Il se dirige vers la
sortie, mais l’Invité l’interpelle.š
šššššš Henri,
voyons, je t’ai commandé de prendre mon habit dans la chambre.
Le Duc
s’arrête et porte à nouveau la main sur la poignée de
son épée.
LA COMTESSE. Paul, bouge-toi, voyons ! Fais donc, ce que te dit Son
Altesse. (À l’Invité.) Votre valet est d’une
nonchalance !
L’INVITÉ. Louis, tu
m’ennuies copieusement. Hélas, je vais être contraint de me
séparer de toi.
LA COMTESSE. À votre place, il y a longtemps que je l’aurais
fait.
Le Duc,
complètement anéanti, se retourne, entre dans la chambre, y prend
la veste de l’Invité et va de nouveau vers la sortie.
L’INVITÉ. (L’arrêtant.)
N’oublie pas de nettoyer mon pourpoint avant de me le rapporter.
LE DUC. (L’air sombre.)
Fort bien, Votre Altesse. (Il sort.)
L’INVITÉ. N’y
sommes-nous pas allés un peu trop fort ?
LA COMTESSE. Laissez,
il l’a bien mérité.
L’INVITÉ. Qu’a-t-il fait de si
répréhensible ?
LA COMTESSE. Vous
ne connaissez pas toutes les circonstances. Revenons à notre
pièce.
L’INVITÉ. (Jouant
le rôle.) Comtesse, n’est-il pas temps de poursuivre notre
intime rendez-vous, cruellement interrompu de si subite façon ?
LA COMTESSE. J’en ai même oublié ce, sur quoi nous nous
étions arrêtés.
L’INVITÉ. Justement,
vous vous étiez arrêtée sur le seuil de la chambre.
LA COMTESSE. Laissez, je vous ai bien dit que l’heure n’est pas
à cela. Ne comprenez-vous pas qu’il déboulera à
nouveau ici ?
L’INVITÉ. Vous croyez ?
LA COMTESSE. Parce que vous pensez que nous nous en sommes
déjà débarrassé ?
šš Entre le Duc, revêtu de la veste de
l’Invité.
L’INVITÉ. Quoi
encore, Henri ? Nous avons, pourtant, donné l’ordre de ne pas
nous déranger.
LE DUC. J’ai nettoyé
votre pourpoint, Votre Altesse, et je vous le rends. Quant à vous,
rendez-moi mon titre et ma comtesse.
LA COMTESSE. Louis, tu as perdu la tête.
L’INVITÉ. Renoncer
à la comtesse ? Il n’en est point question.
LE DUC. À plus forte
raison, il ne saurait être question que je garde l’état de
valet.š (Il retire la veste, la jette
sur le côté et enfile le pourpoint.) Dès cet instant,
ce n’est pas moi qui suis valet, mais toi.
Les
acteurs, surexcités, oublient la présence du public.
L’INVITÉ. La raison
soudaine ?
LE DUC. Au
moins pour cette raison que dans le programme du spectacle il est
annoncé que le duc, c’est moi. (Il lui colle le programme sur
la figure.)
L’INVITÉ. Mais je
suis arrivé premier.
LE DUC. Et premier, tu
repartiras.
L’INVITÉ. Va te
faire voir, tu sais où ?
LE DUC. Je sais. Je vous envoie
tous à la même adresse.
L’INVITÉ. Mais, pour
finir, qui êtes-vous, donc, pour dicter aux autres leur comportement ?
LE DUC. Moi ? La vedette de
cette troupe. Je suis populaire. Je suis une étoile. Lorsque
j’apparais sur scène, le public m’accueille par des
applaudissements.
L’INVITÉ. Par des
applaudissements ? Je ne les ai pas entendus.
LE DUC. Butor.
L’INVITÉ. Et
c’est un duc qui parle ainsi.
LE DUC. Ainsi et plus
raffiné encore.
LA COMTESSE. N’est-il pas temps de cesser ces chamailleries, qui plus
est, devant le public ? C’est un scandale !
LE DUC. Je me fous du
public ! Si on ne me rend pas mon rôle, je casse le spectacle !
L’INVITÉ. Voici ce
que je propose : que la comtesse décide. Celui qu’elle
choisira, restera en scène. Vous êtes d’accord ?
LE DUC. (Après un
instant d’hésitation.) D’accord. (Il fusille la
Comtesse d’un regard menaçant.)
LA COMTESSE. Naturellement, je choisis… le duc.
LE DUC. (Triomphalement.)
Autrement dit, moi ?
LA COMTESSE. Autrement dit, pas vous. Mais vous pouvez continuer, ici,
à jouer le rôle de mon bouffon.
LE DUC. Vous voulez me garder ici
pour jouir de mon humiliation. Mais je ne vous donnerai pas cette joie. Je
pars, mais je reviendrai encore !
L’INVITÉ. Pour
revenir, il faut d’abord partir, mais vous ne partez nulle part.
LE DUC. Si, je pars !
Le duc
quitte la scène en colère.
LA COMTESSE. (Avec une joie mauvaise.) Eh bien, à
présent nous voilà quittes.
L’INVITÉ.
Qu’a-t-il eu à s’emporter ainsi ? On pourrait penser
qu’il est vraiment duc et non pas acteur. Est-ce si tragique de se
reposer de son rôle le temps d’une soirée ? À sa
place, je serais resté au buffet et me serais réjoui. Et il
m’aurait, de plus, dit merci. (Jetant un œil sur la Comtesse
troublée.) Mais vos manières aussi ont quelque chose
d’incompréhensible.
LA COMTESSE. Vous ne connaissez pas toutes les circonstances.
L’INVITÉ.
C’est la troisième fois que vous prononcez cette phrase
énigmatique. Peut-être, révèlerez-vous, enfin, le
fond de l’affaire ?
LA COMTESSE. Le fond de l’affaire, c’est que… Le fond de
l’affaire… Le fond de l’affaire, c’est qu’il est
mon mari.
L’INVITÉ. Que peut-il y avoir de pire ?
LA COMTESSE. Bien des choses. Par exemple, un deuxième mari.
L’INVITÉ.
C’est votre deuxième mari ?
LA COMTESSE. Non, pire
encore.
L’INVITÉ. Non !! Le troisième ?
LA COMTESSE. Non. Le premier. Mais il est aussi mon partenaire à la
scène. (Indignée.) Il a eu envers moi, aujourd’hui,
un comportement abject !
L’INVITÉ. (À mi-voix, tentant de la faire revenir au spectacle.) Comtesse, les spectateurs nous entendent.
LA COMTESSE. (On ne peut plus l’arrêter.) Qu’ils
entendent ! Qu’ils sachent quel traquenard mon inestimable
époux m’a tendu. Aujourd’hui, nous nous sommes vertement
querellés et, voyez-vous, il a décidé de ne pas entrer en
scène. Et tout ça pour quoi ? Pour ruiner le spectacle qui
est à mon bénéfice et m’exposer à la
risée du public.
L’INVITÉ. Et
qu’est-ce qui l’a vexé ?
LA COMTESSE. (Se troublant quelque peu.) Eh bien… Ses yeux
sont tombés sur le billet que je reçus d’une personne et il
est allé s’imaginer je ne sais quoi.
L’INVITÉ. Que
s’est-il donc imaginé ?
LA COMTESSE. Je ne sais pas pourquoi, il a décidé que
c’était un billet doux.
L’INVITÉ. Et vous
recevez effectivement des billets doux ?
LA COMTESSE. Vous considérez, visiblement, que je suis à ce
point monstrueuse, que les hommes n’ont pas le désir de me
courtiser ?
L’INVITÉ. Je suis
plus curieux de savoir jusqu’à quel point ces galanteries vous
agréent.
LA COMTESSE. Ça dépend.
L’INVITÉ. Bon, mais
qui est-il donc ?
LA COMTESSE.š Croyez-vous, que je
vous en ferai tout de go confidence ?
L’INVITÉ. Et
pourquoi pas ?
LA COMTESSE. En effet, pourquoi pas ?
L’INVITÉ. Et donc,
me ferez-vous cette confidence ?
LA COMTESSE. Je vous la ferai.
L’INVITÉ. Alors, qui
est-ce ?
LA COMTESSE. Pas vous.
L’INVITÉ. Comment ne
l’ai-je pas deviné tout de suite ? (Insinuant.) Et
pourquoi ne retireriez-vous point le pas négatif de cette
dernière phrase ?
LA COMTESSE. Pas sot.
L’INVITÉ. Nul besoin
d’être un aigle pour le remarquer.
LA COMTESSE. Pas sot, mais très insolent.
L’INVITÉ. Merci,
vous l’avez déjà dit.
LA COMTESSE. Je le répète, pour que vous le reteniez plus
facilement.
L’INVITÉ. Et donc,
si ce n’est moi, qui d’autre ?
LA COMTESSE.š Mais personne ! Il
ne manquerait plus encore, que vous vous preniez de jalousie !
L’INVITÉ. Et de qui
votre mari est-il jaloux ?
LA COMTESSE. Mais de tout le monde ! Toutes les fois, que sur scène,
l’on m’enlace ou m’embrasse, il perd littéralement la
tête. Or, vous le savez vous-même, à notre époque,
parfois, sur scène, il ne nous faut pas seulement embrasser. Alors, pour
cela, je devrais, selon vous, quitter le théâtre ? Et,
maintenant, Monsieur a ses nerfs à cause de vous. Voilà pourquoi
il s’emporte.
L’INVITÉ. Mais je ne
vous ai, pour l’instant, pas écrit de billet.
LA COMTESSE. Le billet, c’est un acteur qui me l’a
écrit… Une bagatelle… Un compliment en vers. Un madrigal
burlesque. Je ne le laisse pas indifférent, effectivement. (D’un
ton catégorique.) Mais il n’y a rien entre nous.
L’INVITÉ. Je
n’en doute pas. Et puisqu’il n’y a rien entre vous,
qu’il y ait quelque chose entre nous. (Il enlace la comtesse.)
Entre le Duc.
LE DUC. Félicitations,
Votre Altesse. Vous êtes entré dans votre rôle, vite et avec
succès. Même trop vite. D’ailleurs, tout le monde a
auprès de la comtesse un succès très vite assuré et
ne suscitant quelque objection que ce soit de son côté.
L’INVITÉ. Si
j’ai pu avoir, vous concernant, des doutes, désormais les
voilà dissipés.š Un homme de qualité ne se permettra point d’offenser une dame,
seule le peut une âme de valet.
LE DUC. (Bouillant.)
Comment osez-vous…
L’INVITÉ. (L’interrompant.)
Jacques ! Dehors !
LE DUC. Comtesse, je ne suis pas
disposé à parler avec cette personne. Mais je vous veux poser une
question : n’avez-vous point honte de vous offrir aux étreintes
d’un aventurier, que vous voyez pour la première fois ?š
LA COMTESSE. Premièrement,
je ne m’offre pas à des étreintes. Deuxièmement, ce
sont des étreintes de scène. Troisièmement, pourquoi
décidez-vous que je vois cette personne pour la première fois et
non pour la vingtième ? Et quatrièmement, qui êtes-vous
pour me faire des remarques ?
LE DUC. J’en ai le droit.
Je suis votre mari, à la fin des fins !
LA COMTESSE. Je
m’étonne, Monsieur, que vous osiez évoquer vos
prétendus droits. Ou bien avez-vous oublié que vous avez perdu le
droit de vous dire mon mari ?
LE DUC. Vraiment ? Je ne le
savais même pas ! Et depuis quand, peut-on savoir ?
LA COMTESSE. Depuis la minute
où, une fois encore, vous avez révélé toute la
bassesse de votre caractère, c’est-à-dire depuis dix-neuf
heures, aujourd’hui.
LE DUC. Et, selon vous, cela vous
donne le droit de vous enfermer à double tour avec lui dans votre
chambre ?
L’INVITÉ.
Calmez-vous, mes amis. Le public nous écoute.
LE DUC. (En colère.)
Et qu’ai-je à faire du public, quand toute ma vie
s’écroule ?
LA COMTESSE. (Avec rage.)
Tu voulais consciemment ruiner le spectacle, pour que j’échoue,
pour que l’on rie de moi, pour m’humilier en tant que femme et
actrice. Le grand artiste a voulu montrer sa place à sa femme. Mais
voilà, j’en ai assez ! Désormais, c’est moi
qui te montrerai ta place. Ici, tu n’es rien de plus qu’un
valet ! (Elle lance le bouquet sur lui.) Prends ton balai et va
balayer l’escalier ! Et ne t’avise pas de nous
déranger, le duc et moi, nous serons très occupés. Tu
comprends ? Très occupés. Et nous serons très
fatigués.
LE DUC. Cette façon de te
moquer de moi est grossière et abjecte.
L’INVITÉ.
Arrêtez ! Aujourd’hui, nous jouons une pièce classique
et non pas de mesquins scandales domestiques.
Pause.
LE DUC. Vous ne
l’emporterez pas en paradis. Savez-vous que dans la salle, là-bas,
vous voyez ? se trouve le metteur en scène, et que si,
d’effroi, il n’a pas mis fin à ses jours, un gros scandale
vous attend après le spectacle ?
LA COMTESSE. Dans ce cas, pour
qu’il n’y ait pas de scandale, nous allons jouer
jusqu’à ce qu’il mette fin à ses jours.
LE DUC. Et dans les coulisses, le
producteur est vraisemblablement en train de perdre la tête à
écouter tout ce délire. (À l’Invité.)
Je vais lui parler et je vais exiger qu’il te jette à la rue.
L’INVITÉ. (Arborant
un air triomphant.) Contrairement à vous, on ne peut me licencier.
Je suis chômeur et je n’ai rien à perdre. Je suis libre,
heureux, je ne crains rien et je n’ai à trembler devant personne.
Rien de pire ne peut plus m’arriver.
LA COMTESSE. (Au Duc.) Va,
plains-toi et on te jettera en premier. Tu as torpillé le spectacle,
à toi, maintenant, d’en répondre.
LE DUC. Je partirai, mais vous
allez le regretter. Au bout de cinq minutes le spectacle sera interrompu. Assez
joué !
Le Duc
sort. La Comtesse piétine le bouquet, incapable de surmonter son
exaspération.
L’INVITÉ. Au nom du
ciel, calmez-vous.
LA COMTESSE. Vous ne connaissez
pas toutes les circonstances.
L’INVITÉ. Comme je
commence à le comprendre, il vaut mieux ne pas les connaître.
LA COMTESSE. (Ne tenant pas en
place, d’excitation.) Je suis tombée amoureuse de lui lorsque
j’étais une actrice débutante et lui, alors, était
un artiste populaire reconnu, beau, sexy, l’idole des jeunes filles, en
un mot, une vedette. J’étais heureuse qu’il m’ait
remarquée et m’ait, en quelque sorte, élevée
jusqu’à lui. Je me figurais qu’il était un excellent
acteur et un homme remarquable et je l’ai épousé dans
l’euphorie. Ce faisant, je n’ai pas pensé, je ne sais
pourquoi, qu’il avait vingt ans de plus, que j’étais sa
quatrième femme et qu’il étalait une traîne
longuissime de femmes d’un nombre incalculable.
L’INVITÉ. Bon, et
puis ?
LA COMTESSE. ʺEt
puisʺ… Les années ont passé, j’ai mûri,
j’ai acquis plus d’expérience et j’ai vu qu’il y
avait en lui moins de talent que de vanité et d’orgueil. En outre,
il a vieilli, mais il se croit encore bel homme, il ne peut pas comprendre
pourquoi on ne lui donne pas les rôles de jeunes premiers, s’en
prend aux metteurs en scène, à moi et au monde entier, il
considère que je lui fais de l’ombre, enrage chaque fois que je
reçois un nouveau rôle, m’envie, déverse sur moi sa
méchanceté. Autrefois, on disait de moi ʺc’est sa
femmeʺ, et à présent on dit de lui ʺc’est son
mariʺ. Vous imaginez ? Mon nom en caractères gras, et le sien
en caractères maigres. Comprenez-vous, à présent ?
L’INVITÉ.
Calmez-vous.
LA COMTESSE. Dans ce
spectacle-ci, également, on ne lui a donné le rôle, absurde
pour lui, de mon amant, que parce que j’en ai fait la demande pour lui.
Mais avant toute chose, il est pathologiquement jaloux. Il est jaloux de moi,
de tous les hommes, réels et imaginaires. Maintenant, par exemple, il
est jaloux de vous.
L’INVITÉ. Ah,
voilà qui explique tout !
LA COMTESSE. Comment ! vous
n’aviez pas compris ? Il est jaloux, et il vous en veut de lui avoir
pris son rôle et il craint que vous gardiez ce rôle, et il
s’agite ici et là, tantôt il veut fièrement partir,
tantôt il revient en courant…
L’INVITÉ.
Honnêtement, il me fait de la peine.
LA COMTESSE. Laissez, qu’il
coure un peu. Je suis si lasse de ses extravagances ! Il me pourrit la vie
à la maison, comme à la scène.
L’INVITÉ. (À
voix basse.) Ne vous oubliez pas, le public nous entend.
LA COMTESSE. (À voix
haute.) Cela m’est bien égal, maintenant. Le producteur a
exigé que nous disions, ce que nous voulions, pourvu que les spectateurs
ne demandent pas à être remboursés. Aussi, vais-je dire ce
que je veux.
L’INVITÉ. Comtesse,
calmez-vous. De telles confidences, ne se font, habituellement, que sur
l’oreiller, seulement après, quand les amoureux, fatigués
et assouvis, commencent à se parler d’abondance de cœur de
leur vie intime ratée. Mais faut-il que le monde entier soit
informé de vos démêlés ?
LA COMTESSE. Et pourquoi pas ? Le public
s’est toujours plus intéressé à ce qui se passe dans
les coulisses qu’à ce qu’il voit sur la scène.
Jusqu’ici nous interprétions la vie des autres, qu’ils
regardent, à présent, la nôtre.
L’INVITÉ. On pourrait, toutefois,
revenir à la pièce, non ?
LA COMTESSE. Pourquoi ? La vraie vie touche
plus qu’une pièce stupide sur des ducs et des comtesses.š D’autant plus
que, de toute façon, nous avons effrontément subverti la
pièce, et on va arrêter le spectacle. Au point où
j’en suis, je parlerai jusqu’au bout.
Le Duc
entre à nouveau, notablement apaisé. La Comtesse lui tourne le
dos.
L’INVITÉ. Eh bien,
Louis, le producteur arrête-t-il le spectacle ?
LE DUC. (Maussade.) Non.
LA COMTESSE. Et vous avez cru
qu’il voudrait payer le dédit et rembourser aussi les
spectateurs ?
Le Duc ne
répond pas.
L’INVITÉ. (Gaiement.)
Donc, nous jouerons encore un peu ?
LE DUC. (Sur un ton de
désespoir.) Vous jouerez.
L’INVITÉ. Et
vous ?
Le Duc
hausse vaguement les épaules. Pause. Tête baissée, dos
voûté, le Duc se dirige vers la sortie.
L’INVITÉ. Attendez.
Je vous propose un compromis.
LE DUC. (S’arrêtant.)
Quel compromis ?
L’INVITÉ. Vous ne
voulez pas être valet ? Soit. Nous vous rendons le titre de duc.
LE DUC. Comment faut-il
comprendre cela ?
L’INVITÉ. Nous
aurons un spectacle à deux ducs, vous et moi. Mais puisque c’est
moi qui suis déjà au rendez-vous avec la Comtesse, c’est
donc à moi d’aller jusqu’au bout de ce rôle.
LE DUC. Mais alors qui vais-je
incarner ?
L’INVITÉ. Simplement
un duc.
LE DUC. Que signifie
ʺsimplementʺ ? Qu’est-ce que je dois faire sur
scène ?
L’INVITÉ. Je
n’en ai aucune idée. Une chose ou autre.
LE DUC. (Il est perplexe.)
Une chose ou autre. Et vous ?
LA COMTESSE. Nous sommes tous
là à n’avoir pas la moindre idée de ce qu’il
faut faire. Nous faisons notre vie, simplement, sur la scène.
L’INVITÉ. Nous
disons ce que nous ressentons.
LA COMTESSE. Nous improvisons.
LE DUC. Les acteurs ne savent pas improviser. Ils
ne savent que broder.
L’INVITÉ.
C’est ce qu’on appelle improviser.
LE DUC. Tout cela ne me
plaît pas vraiment.
LA COMTESSE. Qu’à
cela ne tienne, jouez le valet.
L’INVITÉ. Pour
être honnête, je n’ai pas besoin de valet. Alors, êtes-vous
d’accord ou pas ?
LE DUC. Et quoi, selon vous, je
dois rester ici et regarder comment vous enlacez ma femme ?
L’INVITÉ. Dans la
pièce, elle n’est pas votre femme, mais votre maîtresse.
LE DUC. Ce n’est pas mieux.
LA COMTESSE. Si ça ne te
plaît pas, rentre à la maison contempler les vieilles
photographies où tu poses au milieu de bouquets.
L’INVITÉ. Parlons de
duc à duc. Il ne se passera rien de terrible, si je vous remplace un
soir. En outre, vous n’avez pas le choix.
LE DUC. (Après une
longue hésitation.) Bon, d’accord. J’y consens. Mais
seulement pour ce soir. Après, pas question de deux ducs.
L’INVITÉ. Bien. Mais
pour aujourd’hui, revenons à notre pièce et jouons plus
avant sans digressions. Le public a bien assez comme cela de sujets de
mécontentement. Sommes-nous d’accord ?
LE DUC. (Soupirant.) Eh
bien… Nous sommes d’accord.
L’INVITÉ.
Définitivement ?
LE DUC. Définitivement.
L’INVITÉ. Parfait.
À présent, allez, calmez-vous, faites le point et tracez les
nouvelles lignes de votre rôle. Et buvez un verre d’eau.
LA COMTESSE. De l’eau, non
de l’eau de vie.
LE DUC. Tu aurais pu
t’éviter cette remarque.
LA COMTESSE. J’aurais pu,
naturellement, mais je connais vos tristes penchants.
Le Duc sort.
L’INVITÉ. Continuons
le jeu ! (Enlaçant la Comtesse.) Je peux, enfin, vous
prendre dans mes bras !
LA COMTESSE. Vous jouez
magnifiquement la passion.
L’INVITÉ. Je ne joue
pas, je suis effectivement fou de vous.
Baiser
prolongé.
LA COMTESSE. (Sur un ton
langoureux.) Était-ce un baiser de scène ou un vrai baiser ?
L’INVITÉ. (Tenant
toujours la Comtesse enlacée.) Ne pourriez-vous pas vous
libérer une petite heure après le spectacle ? Nous pourrions
boire un café quelque part.
LA COMTESSE. ʺQuelque
partʺ, c’est-à-dire ?
L’INVITÉ. Chez moi.
LA COMTESSE. Tiens, donc !
Je ne ressens pas la soif.
L’INVITÉ. Mon
âme, quant à elle, a soif.
LA COMTESSE. Votre âme,
dites-vous ?
L’INVITÉ. Et mon
âme également.
LA COMTESSE. Et vous faites du
bon café ?
L’INVITÉ. Et
comment ! Vous viendrez ?
LA COMTESSE. Peut-être.
L’INVITÉ. Donc, nous
voilà d’accord ?
LA COMTESSE. Nous sommes
d’accord pour jouer la pièce sans digressions.
L’INVITÉ. À
présent, je veux en finir le plus vite possible.
LA COMTESSE. Où nous
étions-nous arrêtés ?
L’INVITÉ. Nous nous
sommes arrêtés sur le seuil de la porte de la chambre, dans
laquelle je vous attendais avec impatience.
LA COMTESSE. Ah ! oui,
c’est vrai.
L’INVITÉ. Je crains,
Comtesse, qu’ainsi vous ne le franchissiez jamais.
LA COMTESSE. Non, pourquoi donc,
je suis prête. Après vous, cher duc.
L’INVITÉ. (Il
enlace la Comtesse. La perruque le gêne et il la jette.)
J’espère que cette fois rien ne vous retiendra ?
LA COMTESSE. (Répondant
avec ardeur aux étreintes.) J’attends l’instant de notre
bonheur avec une encore plus grande impatience que la vôtre.
L’Invité
part dans la chambre. La Comtesse se fait belle devant le miroir et commence
à délacer son corset. Entre le Comte, somptueusement
costumé, son épée au fourreau.
LE COMTE. C’est moi !
LA COMTESSE. (Sous le choc.)
Mon Dieu, vous ? (Se ressaisissant.) Quelle agréable
surprise !
LE COMTE. Vous me regardez avec
tant d’étonnement et d’effroi qu’on pourrait croire
qu’un fantôme vous est apparu.
LA COMTESSE. (Embrassant le
comte.) Je vous regarde avec étonnement et joie. Je ne vous
attendais pas si tôt. La chasse royale ne devait-elle pas durer trois
jours ?
LE COMTE. Le chien favori du roi
est souffrant, la chasse a été annulée.
LA COMTESSE. Quelle
horreur !
LE COMTE. Toute la cour est en
deuil. Nous avons reçu l’ordre de rentrer dans nos châteaux
et de dire une prière pour son rétablissement.
LA COMTESSE. Nous prierons
ensemble. (Continuant d’enlacer le Comte, elle pousse du talon la
perruque sous le canapé.)
LE COMTE. Qu’est-ce que ces
fleurs traînant au sol ?
LA COMTESSE. Quelles
fleurs ? Ah ! celles-ci ? Je les avais préparées
pour votre venue, mais elles se sont flétries et j’ai
renoncé à les mettre dans un vase.
LE COMTE. Il faut appeler la
femme de chambre. Qu’elle les fasse disparaître.
LA COMTESSE. J’ai
donné leur congé à tous les domestiques, pour qu’ils
ne m’empêchent pas de languir après vous.
LE COMTE. Pauvre petite
femme ! Vous êtes donc toute seule dans cette demeure ?
LA COMTESSE. (Embrassant
vigoureusement le Comte.) Non, à présent je suis avec vous.
LE COMTE. (Répondant au
baiser.) Et si nous passions dans la chambre ? Pour être franc,
je n’en peux plus d’attendre. (Prenant la Comtesse par la main,
il la conduit dans la chambre.)
LA COMTESSE. (Manifestant
quelque résistance.) Non, non, pas maintenant !
N’allions-nous pas prier pour la santé du chien ?
LE COMTE. (Relâchant le
bras de la Comtesse.) Vous avez raison. Le devoir avant tout.
La COMTESSE. Ayez la bonté
de m’apporter mon missel. Je l’ai laissé quelque part, en
bas.
LE COMTE. J’y vais. (Il
sort.)
Restée
seule, la Comtesse se précipite aussitôt dans la chambre et en
déloge l’Invité.
L’INVITÉ. Mais
pourquoi ?
LA COMTESSE. Pas le temps d’expliquer. Filez d’ici !
L’INVITÉ. Mais que
s’est-il passé ?
LA COMTESSE. Mon mari est rentré à l’improviste.
L’INVITÉ. Pourquoi
ʺà l’improvisteʺ ? Le duc n’avait-il pas fait
depuis longtemps son apparition ? Nous étions convenus de tout avec
lui.
LA COMTESSE. Que vient faire ici le duc ? Enfin ! je vous dis que
mon mari est rentré !
L’INVITÉ. Le duc
n’est donc pas votre mari ?
LA COMTESSE. Le duc est mon amant, et c’est le comte qui est mon
mari.
L’INVITÉ. Bon, mais
qui est rentré ?
LA COMTESSE. Le comte.
L’INVITÉ. Quel
comte ?
LA COMTESSE. Mon mari.
L’INVITÉ.
Honnêtement, je suis perdu.
LA COMTESSE. Je m’y perds moi-même. Partez au plus vite, je
vous expliquerai tout, après.
L’INVITÉ. Pourquoi
ne m’avez-vous pas prévenu qu’au plus fort de notre
rendez-vous surviendrait votre mari ?
LA COMTESSE. Comment aurais-je pu prévenir, si moi-même
j’ignorais cela ?
L’INVITÉ. Mais vous
connaissez pourtant le contenu de la pièce.
LA COMTESSE. En tant qu’artiste, bien sûr, je savais
qu’au deuxième acte arriverait le comte, mais en tant que comtesse
je ne savais rien. Sinon, comment aurais-je pu en un moment pareil vous
admettre dans ma chambre ? C’est pourquoi, j’ai oublié
de dire que le comte vous surprendrait ici et voudrait vous tuer.
L’INVITÉ. Me
tuer ?... Vous savez quoi ? Je suis prêt à redonner mon
rôle au vrai Duc.
LA COMTESSE. Cessez de palabrer et filez. Le comte est jaloux et il a la
main leste et lourde. Où est votre habit ?
L’INVITÉ. Dans la
chambre.
LA COMTESSE. Oh ! juste Ciel !
L’Invité
court dans la chambre et, ayant réuni à la hâte ses habits,
revient vite sur ses pas, veut se cacher, mais le Comte, qui entre,
l’arrête dans l’embrasure de la porte.
LE COMTE. (Étonné,
mais dans le même temps majestueux et extrêmement
sévère.) Vous êtes ?
L’INVITÉ.
Moi ?... Au juste, personne. J’ai atterri ici tout à fait par
hasard.
LE COMTE. (D’une voix
forte.) Je réitère ma question, Monsieur. Qui
êtes-vous ?
LA COMTESSE. (Au Comte.) Mais, le duc, voyons ! (Faisant
pression.) Ne le reconnaissez-vous pas ? Voyons, le vieil ami de notre
famille !
LE COMTE. (À voix basse, à la Comtesse.) D’où sort ce
bellâtre ?
LA COMTESSE. (Pareillement.) C’est le duc du jour.
LE COMTE. Mais le rôle du duc est
joué par ton mari !
LA COMTESSE. Changement
de dernière minute. On ne te l’a pas dit ?
LE COMTE. C’est la première
fois que j’en entends parler. Il connaît son rôle ?
LA COMTESSE. Non.
LE COMTE. On joue comment ?
LA COMTESSE. À
l’estime. Continue, ne marque pas de pause.
LE COMTE. (D’une voix
forte.) Je vous reconnais, Monsieur, nonobstant cet habit peu
décent. Vous êtes le duc.
L’INVITÉ.
Moi ?... (Il a un regard interrogateur pour la Comtesse. Elle acquiesce
d’un signe de tête.) Le duc, naturellement, qui d’autre
sinon lui ?
LE COMTE. Veuillez m’expliquer ce que vous faites dans le boudoir de
la comtesse ! Et j’ose vous demander, Madame, pourquoi le duc
déambule ici dans une tenue si peu décente.
LA COMTESSE. Notre Invité fut surpris par la pluie et je lui donnai
un peignoir afin qu’il pût faire sécher son habit.
LE COMTE. J’étais
à l’instant dans la rue, où il ne tombe et n’est
tombée aucune goutte de pluie.
LA COMTESSE. Ce n’est pas possible. Hier, on annonçait de la
pluie. Vous étiez, certainement, dans une autre rue. Ou vous
n’avez point lu les prévisions météorologiques.
LE COMTE. Nous aurons une
explication plus tard, Madame. Mais d’abord, je dois en finir avec ce
gredin. (Il dégaine son épée.) Prenez votre
épée, Monsieur, et défendez-vous.
L’INVITÉ. Ce serait
avec joie, mais je n’ai pas d’épée.
LE COMTE. Pas d’épée ? N’êtes-vous pas
noble ?
L’INVITÉ. Je suis,
bien entendu, noble, mais… Voyez-vous, je suis, comment dire, pas tout
à fait habillé et pas tout à fait pourvu d’une
épée.
LE COMTE. Un noble peut ne pas toujours être habillé, mais il
ne doit jamais se séparer de son épée.
L’INVITÉ. Même
dans une chambre ?
LE COMTE. Misérable ! Si vous ne voulez pas vous
défendre, je vous tue simplement.
L’INVITÉ. À
quoi bon tuer tout de suite ? Je suis prêt à présenter
des excuses.
LE COMTE. Quand il en va de l’honneur, il ne peut être question
d’excuses. (Il retire complètement son épée du
fourreau et la pointe sur la poitrine de l’Invité.)
LA COMTESSE. Comte, vous voulez transpercer un homme sans défense.
Et vous appelez cela honneur ?
LE COMTE. Ne prononcez pas un mot qui vous est inconnu, Madame. (À
l’Invité.) Dites votre Pater noster. (L’air
préoccupé.) Qu’est-ce que cela ? (Il examine
son épée et l’abaisse.)
LA COMTESSE. Vous le pardonnez ? (Elle enlace le Comte.) Vous
avez fait preuve d’une vraie noblesse !
LE COMTE. (Repoussant la Comtesse.) Il n’est pas question que
je le pardonne, mais j’ai vu que je tenais entre les mains mon
épée de chasse et non mon épée de duel. Ce
n’est pas dans les règles. (À l’Invité.)
Remerciez Dieu, Monsieur. Vous avez dix minutes de sursis. J’apporte deux
épées de duel et je vous achève selon toutes les
règles qu’exige un duel honnête. (Il se dirige vers la
sortie, mais s’arrête.) Et vous, durant ce temps, et avant de
mourir, pensez à vous vêtir. Je ne veux pas qu’il soit dit
de moi que j’ai occis quelque femmelette en peignoir. (Il sort.)
LA COMTESSE. C’est horrible ! Vous maîtrisez au moins
l’épée ?
L’INVITÉ. Non.
LA COMTESSE. En ce cas, vous êtes perdu.
L’INVITÉ. Je ne
regrette qu’une chose : pourquoi n’est-il pas venu, ne
serait-ce qu’une heure plus tard ?
LA COMTESSE. Je le regrette aussi beaucoup.
L’INVITÉ. Que faire,
à présent ?
LA COMTESSE. S’habiller, je crois. Nous n’avons pas le temps
pour autre chose.
L’INVITÉ. Vous vous
souvenez que je vous attends après le spectacle ? Si, bien
sûr, je reste en vie. (Il disparaît dans la chambre.)
Entre le Duc.
LE DUC. Enfin, nous voilà seuls.
LA COMTESSE. Comme toujours, tu arrives à contretemps. Sors !
LE DUC. Pourquoi devrais-je
partir ?
LA COMTESSE. Parce que. Quitte
immédiatement la scène, tu tues tout le spectacle. D’abord,
tu fais exprès d’arriver en retard, ensuite tu t’insinues
mal à propos et à présent tu recommences à
gêner. Sors.
LE DUC. Il n’en est pas
question. J’ai tout bien réfléchi, j’ai compris que
toi et cet escroc intriguiez et je vous aurai à l’œil tous
les deux.
LA COMTESSE. Nous ne serons pas tous les deux. Mon mari va arriver.
LE DUC. Mais ton mari,
c’est moi.
LA COMTESSE. Pas ici, et pas maintenant.
LE DUC. Je suis partout et toujours ton mari.
LA COMTESSE. En ce moment, mon mari, c’est le comte.
LE DUC. Encore lui ? Je le hais.
LA COMTESSE. Tu hais tout le monde et tu es jaloux de tout le monde.
N’oublie pas qu’il est l’un des producteurs de notre
spectacle.
LE DUC. Je ne l’oublie pas. Il y a un peu trop de capitaines
au-dessus de nous.
LA COMTESSE. Et de plus, c’est un artiste de talent.
LE DUC. C’est un talentueux coureur de jupons et il profite de sa
situation pour te courir après ouvertement. Tu crois que je ne devine
pas pourquoi il s’est choisi le rôle du mari ?
LA COMTESSE. Personne ne t’a empêché de l’exiger
pour toi.
LE DUC. Je voulais, justement,
mais, va savoir pourquoi, tu étais résolument contre.
LA COMTESSE. Naturellement. Nous nous sommes persuadés, tous les
deux, que dans la vraie vie tu ne tiens pas ton rôle de mari.
LE DUC. Pas de reproches, je te prie. J’aurais fait un magnifique
Comte.
LA COMTESSE. Et qui criait : « jeune premier, c’est
mon emploi » ?
LE DUC. Tu en doutes ?
LA COMTESSE. Ton emploi ? Grand-père, du jeune premier.
LE DUC. C’est mesquin de toujours me rappeler mon âge.
LA COMTESSE. Tu as raison, excuse-moi. Mais maintenant, quitte tout de
même la scène.
LE DUC. Je sais que ce que j’ai fait n’est pas joli-joli, mais
crois-tu que ce soit joli de répondre à une bassesse par une
bassesse ? Oui, je suis jaloux, oui, je m’emporte et je fais des
sorties stupides, mais la raison en est simple et tu la connais : je
t’aime, et toi non. Tu fais de moi un bouffon et, je ne sais pas
pourquoi, tu en éprouves de la joie.
LA COMTESSE. (Adoucie.) J’étais irritée, et, en
effet, j’ai dit beaucoup de paroles offensantes et inutiles. Je le
regrette. Nous verrons tout ça à la maison, d’accord ?
Ce n’est pas le lieu pour ça, ici.
LE DUC. Bien, je m’en vais, mais après le spectacle, on rentre
ensemble. Promis ?
LA COMTESSE. Bien, mon cher. Je vais essayer.
LE DUC. Je t’attendrai dans ta loge.
Entre le
Comte, tenant une épée dans chaque main.
LE COMTE. Voici une
épée, défendez-vous si vous le pouvez. (Il
reconnaît le Duc et se trouble de surprise.) Mmm… Et que fait
ici cette personne ?
LA COMTESSE. Vous ne le reconnaissez pas ? Mais c’est le duc,
votre vieil ami !
LE COMTE. Oui, oui, bien
sûr. Maintenant, je le remets. Bonjour, cher ami ! (À la
Comtesse, à voix basse.) Vous
m’avez complètement embrouillé. Dites-moi : que se
passe-t-il ?
LA COMTESSE. Aujourd’hui,
nous avons deux ducs.
LE COMTE. Deux ?
LA COMTESSE. Bien
sûr. Je pensais, que vous saviez.
LE COMTE. Et alors, que dois-je faire,
maintenant ? Me battre avec ce duc ? Je dois avouer que je le
pourfendrais avec une satisfaction encore plus grande.
LA COMTESSE. Faites
comme vous voulez.
LE DUC. (Fort, à la
Comtesse.) Dévergondée ! Tu as osé fixer un
rendez-vous à deux amants et en même temps !
LA COMTESSE. Vos soupçons, Comte, sont outrageants. Le seul fait
qu’il y en ait deux devrait ôter sur-le-champ tout doute sur le
caractère intime de notre rendez-vous.
LE COMTE. Duc, je vous comptais
parmi mes amis, mais je me suis trompé. Vous vous êtes conduit
bassement et vous en serez châtié. (Il se débarrasse de
l’épée en trop et se met en position d’attaque.)
LE DUC. (Dégainant.)
Je ne peux que me réjouir de l’occasion qui m’est
donnée de vous donner une leçon.
Le duel
commence. D’abord, il se déroule dans le plus pur style
théâtral, puis se fait de plus en plus âpre et, enfin, il se
transforme en rixe. Venant de la chambre, apparaît l’Invité
vêtu d’un pourpoint de duc. Ramassant l’épée
jetée par le Comte, il observe un temps le duel et s’adresse
ensuite aux duellistes.
L’INVITÉ. Messieurs,
n’est-il pas temps de s’arrêter ?
LE COMTE. (Interrompant le combat.) Comment, vous ici, aussi ?
(À la Comtesse.) Lequel dois-je occire ?
LA COMTESSE. (Lasse.) Débarrassez-moi des deux. Je suis
tellement à bout, que cela m’est égal.
Un duel
ʺà troisʺ est engagé, tous contre tous. Au
début, la Comtesse suit le combat assez sereinement, mais voyant ses
bibelots de porcelaine et ses flacons de parfum prendre leur envol et
s’écraser avec bruit par terre, elle tente d’arrêter
les combattants. Lorsqu’elle voit qu’elle n’y parvient pas,
elle se jette résolument entre les duellistes, défendant sa
petite table de toilette de sa seule poitrine. Les bretteurs sont contraints
d’abaisser leurs armes.
LA COMTESSE. N’avez-vous pas honte ? Battez-vous où bon
vous semble, mais pas ici. Vous allez anéantir tous mes flacons !
LE COMTE. Vous avez raison,
Madame. Le boudoir d’une dame n’est pas un lieu pour une
conversation virile amicale. Duc, je propose de la continuer sur le pré
de mon jardin.
L’INVITÉ. À
quel duc, vous adressez-vous ?
LE DUC. À moi,
naturellement. Je suis prêt.
L’INVITÉ. Je
n’ai rien contre.
LE COMTE. (À l’Invité.) Je le tue d’abord,
et je m’occupe de vous, ensuite.
L’INVITÉ. Et s’il
vous tue ?
LE DUC. Alors, c’est moi qui m’occuperai de vous. Allons,
comte.
Le Comte et
le Duc partent, épée en main.
L’INVITÉ. Comme ils
jouent bien tous les deux ! La jalousie et la haine sont vraies à
s’y tromper, surtout celle du comte.
LA COMTESSE. Vous ne connaissez pas toutes les circonstances.
L’INVITÉ. Votre vie,
à ce que je vois, n’est pas une vie, mais un nœud de
circonstances. Et quel est le fond de l’affaire, cette fois-ci ?
LA COMTESSE. Le fond de l’affaire est que mon mari croit que mon mari
est mon amant.
L’INVITÉ. Quelque
chose m’échappe. Quel mari ? Quel amant ?
LA COMTESSE. Mon mari… J’ai moi-même du mal à
m’y retrouver.
L’INVITÉ. Continuez.
LA COMTESSE. Voilà, il est jaloux de mon mari.
L’INVITÉ. Vous
voulez dire du comte ?
LA COMTESSE. Oui. C’est pourquoi, il voulait faire capoter le
spectacle.
L’INVITÉ. Et il y a
quelque chose entre vous ?
LA COMTESSE. Mais bien sûr que non !
C’est-à-dire… Eh bien… Cet acteur, je veux dire le
Comte, est, je ne dirai pas, amoureux, mais comment dire… Il lui semble
être amoureux de moi… En gros, il me tourne autour… Et,
compte tenu, que tous les deux sont très jaloux, alors, quand on se
retrouve avec eux sur la scène, une telle tension surgit, que cela produit
carrément des étincelles. Et maintenant, en plus, ils sont jaloux
de vous. Bref, cela a de quoi rendre fou.
L’INVITÉ. En effet.
LA COMTESSE. Mais ce n’est
pas tout.
L’INVITÉ. Quoi
encore ?
LA COMTESSE. Vous avez dit que
leur jalousie n’était pas une mise en scène, mais en
réalité, là-dessus, justement, se greffent aussi et
l’envie, et la jalousie liées au théâtre. C’est
le Duc qui délire le plus.
L’INVITÉ. Le comte
le pousse-t-il aussi vers la sortie ?
LA COMTESSE. Et que
voulez-vous ? Le Comte est une étoile qui monte, et le Duc, une
étoile qui s’éteint. Chacun considère que
l’autre est sans talent, ils ne peuvent se partager ni moi, ni le
rôle. Et lorsque mon mari a vu le billet…
L’INVITÉ.
C’est donc le comte qui vous écrit des billets ?
LA COMTESSE. Eh bien, oui…
Et, dans la mesure où il est mon partenaire constant… Je veux
dire, dans les spectacles… Je suis donc obligée de passer beaucoup
de temps avec lui… Et, comme je l’ai déjà dit, il est
terriblement jaloux… Bien que je ne lui aie donné le moindre
prétexte… En fait, je veux dire, qu’il n’a pas le
moindre prétexte pour prétendre à quoi que ce soit, aucun
droit à être jaloux… Mais il est complètement
givré. Vous imaginez, il est même jaloux de mon mari ! De mon
mari, vous saisissez ?
L’INVITÉ. Moi aussi,
je suis jaloux de votre mari.
LA COMTESSE. Duquel ?
L’INVITÉ. Des deux.
LA COMTESSE. Mais quel droit
pouvez-vous avoir d’être jaloux ?
L’INVITÉ. Pourquoi
ne pourrais-je pas avoir ce droit ?
LA COMTESSE. Vous devez
d’abord acquérir le droit d’aimer.
L’INVITÉ. Mais je
vous aime déjà. Faut-il pour cela s’assurer d’un
droit ?
LA COMTESSE. Pour dire vrai, moi
aussi… Vous me plaisez aussi, même si je ne sais pas pourquoi.
L’INVITÉ. Comment
ʺpourquoiʺ ? Des hommes comme moi, ça ne court pas les
rues. En fait, il n’y a que moi.
LA COMTESSE. Vous êtes si
accommodant, si fin, si vif et joyeux… Rien à voir avec eux.
L’INVITÉ. (Enlaçant
la Comtesse.) Nous nous voyons donc ce soir ?
LA COMTESSE. Je vais essayer. (S’écartant.)
Attention. Ils reviennent.
Entrent le
Comte et le Duc, respirant avec difficulté. Leurs habits sont
froissés, leurs perruques de travers. Du sang a taché une manche
de la chemise du Comte.
šššššš Grâce
au Ciel, vous êtes vivants ! J’étais si inquiète
pour vous.
LE DUC. (Sarcastique.)
Cela se voit. Aux larmes, non encore séchées sur votre visage.
LE COMTE. Et au rouge à
lèvres, sur le visage de votre interlocuteur.
LE DUC. (À
l’Invité.) C’est votre tour, à présent,
Monsieur. Prenez l’épée.
L’INVITÉ. Vous
êtes fatigué, cher duc. Ne vaut-il pas mieux reporter notre
duel ?
LE DUC. Ce n’était
qu’un simple échauffement. Le vrai combat est devant nous. Allons.
Ou bien, tremblez-vous, Monsieur ?
LA COMTESSE. (Au Duc.) Le
Comte, mon « époux », a défendu son
honneur, bien qu’il ne fût point sali. Mais à quel titre,
duc, allez-vous vous battre ?
LE DUC. Vous
inquiétez-vous pour votre nouvel ami ?
LA COMTESSE. Je
m’inquiète pour vous, bien que, à ce que je vois, vous
n’en valiez pas la peine.
LE COMTE. Ne leur faites pas
obstacle. Quoi qu’il advienne, dans tous les cas, vous avez un duc de
rechange.
L’Invité
et le Duc sortent pour se battre en duel.
LA COMTESSE. Permettez que je
bande votre bras. (Elle soigne la blessure du Comte.)
LE COMTE. Il ne vous est pas
facile, à ce que je vois, de louvoyer entre trois hommes.
LA COMTESSE. Ce n’est pas
simple, néanmoins, cela est plus facile que de rester sans homme.
LE COMTE. Je crains que ce soit
justement une telle fin qui vous attende. À courir plusieurs
lièvres à la fois, vous n’en pourrez avoir aucun.
Même maintenant vous ne savez lequel de nous choisir.
LA COMTESSE. Mais je n’ai
aucun problème de choix. Je vous laisserai tous les trois.
LE COMTE. Je
m’étonne de votre impudence.
LA COMTESSE. Et moi j’ai
déjà cessé de m’étonner de votre jalousie
absurde et non fondée.
LE COMTE. Si je suis jaloux, c’est
que j’ai sur quoi me fonder pour l’être. Vous
n’êtes pas, de toute évidence, indifférente à
ce duc nouvellement apparu.
LA COMTESSE. Je ne l’ai vu
que d’aujourd’hui.
LE COMTE. Et vous lui accordez
déjà de vous enlacer. Ne niez pas, j’ai tout vu.
LA COMTESSE. Ce
n’était qu’un jeu.
LE COMTE. Criant de
vérité.
LA COMTESSE. Je joue toujours
très juste.
LE COMTE. Encore maintenant, vous
jouez avec moi, bien que vous sachiez que je suis frappé en plein
cœur.
LA COMTESSE. Pas au cœur, au
bras. Une légère égratignure. (Ayant achevé le
bandage, elle abaisse la manche.)
LE COMTE. Je parle d’une
autre blessure.
LA COMTESSE. Toutes les blessures
guérissent.
LE COMTE. Avez-vous reçu
mon billet ?
LA COMTESSE. Oui. Mais, par
malheur, mon mari aussi l’a lu. Et la fièvre, à
présent, le mine.
LE COMTE. Une curiosité
excessive ne peut que nuire toujours.
LA COMTESSE. Il souffre et cela
n’est pas risible. Vous mettez trop d’agressivité à
tendre vers votre but.
LE COMTE. Et vous à
résister, trop d’entêtement.
LA COMTESSE. J’irais
jusqu’à vous aimer, mais me serez-vous fidèle ? On ne
peut tenir un homme.
LE COMTE. Assez tourné
autour du pot. Tout de suite après le spectacle, nous allons chez moi.
LA COMTESSE. C’est
impossible. Mon mari m’attendra.
LE COMTE. Trouve un
prétexte.
LA COMTESSE. Il ne le croira pas.
LE COMTE. J’ai pris ton
mari pour le rôle uniquement par compassion. Et par amour pour toi. Mais
si tu t’entêtes…
LA COMTESSE. En d’autres
termes, je dois, pour sa participation au spectacle, payer de ma personne ?
LE COMTE. Foin de paroles !
Ils viennent. Ainsi, tu dînes, ce soir, avec moi ?
LA COMTESSE. Je consens à
dîner avec tout un chacun, quant à prendre le petit
déjeuner c’est avec qui le mérite.
LE COMTE. Je t’attendrai,
tout de suite après le spectacle.
Entre le
Duc. Le Comte et la Comtesse fixent sur lui des regards interrogateurs. Le Duc
ôte, sans se presser, sa perruque, essuie la pointe de son
épée, glisse la lame dans le fourreau, jette sa perruque et
s’assoit.
LA COMTESSE. Mais où est
votre rival ?
LE DUC. Il est probable
qu’il soit déjà arrivé au ciel. D’ailleurs, il
vous reste certainement un peu de temps pour retrouver son corps en bas. Vous
pouvez descendre prendre soin de votre chouchou.
La Comtesse
sort à la hâte.
LE COMTE. Je vous remercie, cher
ami. Vous nous avez vengés tous les deux.
LE DUC. Mais notre combat
n’est pas encore terminé.
LE COMTE. Vous êtes par
trop féroce.
LE DUC. La
férocité, à la différence de la luxure n’est
pas un péché mortel. À dire vrai, je n’ai plus de
forces pour un nouveau combat.
LE COMTE. Pareil pour moi. Alors,
en attendant, peut-être, pourrions-nous boire ? Je vois là un
petit flacon de cognac.
LE DUC. Eh bien, ce n’est
pas de refus.
Le comte
ôte sa perruque, s’en sert pour dépoussiérer la
petite table et déboucle le ceinturon, auquel est accrochée
l’épée. Les deux hommes se rapprochent en s’asseyant,
se versent du cognac, choquent leurs verres et boivent. Le duc, aussitôt,
remplit à nouveau son verre.
LE COMTE. Vous me semblez sur le
mode mineur. Quelque chose ne va pas ?
LE DUC. Pas du tout. Tout va
bien. Ma vie n’est pas une réussite, mais pour le reste tout est
normal.
LE COMTE. Pour moi, c’est
probablement le contraire : ma vie est réussie, mais mes affaires
sont au plus mal.
LE DUC. Je ne peux pas dire
à mon sujet que je n’ai pas de cervelle, mais comme tous les
hommes, j’ai fait dans ma vie une unique, fatale, irréparable,
monumentale connerie : je me suis marié. De plus, cette unique connerie,
je l’ai faite quatre fois.
LE COMTE. Pourquoi ?
LE DUC. Pour compenser un mariage
raté, il faut se remarier une deuxième fois, et une
troisième, et… sinon, comment trouver enfin le bonheur ?
LE COMTE. La sagesse ne vient pas
toujours avec l’âge.š Il
n’est pas rare que l’âge vienne, mais non accompagné.
LE DUC. Il vous est facile
d’ironiser à mon propos. Mais, vous aussi, vous vous
réveillerez un beau matin, seul et malade, avec cette
pensée : ʺPersonne n’a besoin de toiʺ. Vous
chercherez en vous le désir simplement de vous réjouir de la vie,
du soleil, de la lumière, de la chaleur et vous trouverez le vide dans
votre âme. Et vous comprendrez que c’est la scène qui a tout
brûlé. Et les scènes de ménages. Peut-être, ne
vous sentirez-vous pas vous-même vieux, mais les autres
déjà, avec compassion ou méchanceté, parleront de
vous comme du vieux. Et vous penserez alors : peut-être suis-je
effectivement vieux ?
LE COMTE. Je ne sais pas quoi
vous dire sur ça.
LE DUC. Oh ! je
n’attends pas de réponse. Je voudrais trouver de la compassion
chez ma femme, mais elle a tellement changé… Si vous aviez vu
comment elle était avec moi avant, combien elle était naïve
et mignonne !
LE COMTE. Beaucoup d’hommes
tombés amoureux d’une fossette font l’erreur
d’épouser toute la fille. Je ne sais plus qui a dit ça.
LE DUC. (N’oubliant pas
de porter le verre à ses lèvres.) Examinons plutôt
notre situation concrète. Lorsque plusieurs hommes tournent autour
d’une seule femme, il en résulte une tension excessive.
C’est anormal et cela ne peut que finir mal pour eux, comme pour elle.
LE COMTE. Vos propos sont un peu
brumeux, mais je crois vous comprendre.
LE DUC. J’espère que
vous comprenez aussi que vous ne pourrez pas m’enlever ma femme ?
LE COMTE. Enlever la femme
d’un autre n’est pas compliqué, il est compliqué de
la ramener.
LE DUC. Je le reconnais, elle
est, peut-être, un peu frivole, mais, sans conteste, elle m’est
fidèle.
LE COMTE. De mon
côté, il serait cruel de détruire vos illusions.
LE DUC. Vous êtes
considéré ici comme une étoile montante et c’est la
raison de votre excès d’aplomb, collègue. Je vous
conseille, alors que vous vous élevez, d’avoir avec les gens des
relations plus chaleureuses et cordiales. Vous les recroiserez lors de votre
descente.
LE COMTE. Je retiens votre
conseil, d’autant qu’il est fondé sur votre vécu.
LE DUC. La vie est comme un
tonnelet de vin percé. À peine se penche-t-on que l’on en
voit le fond. Et on ne peut plus rien rappeler. Je sais, au plus profond de
moi, que je suis seul fautif dans beaucoup de choses. On ne peut pas vivre de
ses mérites passés. Il faut être plus tolérant et
serein, comprendre la mesure de ses possibilités et ne pas essayer
d’aller au-delà, si on ne veut pas paraître ridicule. Alors,
les autres te respecteront plus.
LE COMTE. Vous ne pouvez pas vous
plaindre d’un manque d’attention de notre part. Par exemple, tout
récemment, nous avons célébré avec bruit votre
jubilé.
LE DUC. Rien de plus triste que
ce genre de festivités. Les jubilés, les obsèques,
c’est du pareil au même : beaucoup de discours et de fleurs, la
différence, c’est que tu es encore en vie. Je ne comprends pas les
gens qui les célèbrent.
LE COMTE. Cessez de
célébrer un office funèbre à votre propre
mémoire. Dites-moi, plutôt, que faire de cet artiste
nouveau-venu ?
LE DUC. S’en
débarrasser.
LE COMTE. C’est aussi mon
avis. Qui est contre ? Qui s’abstient ? Non. Voté
à l’unanimité.
LE DUC. Voté à une
majorité de deux contre un.
LE COMTE. Vous voyez un
ʺcontreʺ ?
LE DUC. C’est notre
chère petite comtesse qui sera contre.
LE COMTE. Pas sûr.
Entre la Comtesse.
Les deux hommes se taisent et cachent les verres.
LA COMTESSE. De quoi
parlons-nous ?
LE COMTE. Du spectacle
tombé à l’eau par votre faute.
LA COMTESSE. Par ma
faute ?š C’est nouveau,
ça.
LE COMTE.š Et par la faute de qui, sinon ? Il a
suffi qu’apparaisse une personne étrangère au
théâtre, que vous avez amenée, je ne sais pourquoi, pour
que tout aille à vau-l’eau. Personne ne sait quoi faire, quoi
dire.
LA COMTESSE. Cher comte, pardon,
mais je n’y suis pour rien. Cette personne a été
propulsée sur la scène par le producteur, et elle n’a pas
coulé le spectacle, mais elle a porté sur ses épaules un
spectacle que vous vouliez faire capoter.
LE COMTE. Permettez,
qu’ai-je à voir avec ça ? Le spectacle est un
échec à cause de votre dispute conjugale et vous rejetez la faute
sur moi.
LE DUC. S’il n’y
avait pas eu vos billets, il n’y aurait eu aucune dispute conjugale.
LA COMTESSE. (L’interrompant
avec fougue.) Je le répète, tout le monde est fautif, sauf
moi.
LE COMTE. Vous comprenez
vous-même l’ineptie que vous venez de dire ?
LA COMTESSE. Je ne comprends pas
toujours ce que je dis, mais je sais que j’ai toujours raison.
Entre
l’Invité.
L’INVITÉ. Salut, vos
seigneuries !
Tous se taisent.
LE COMTE. Vous êtes sain et
sauf ?
L’INVITÉ. Comme vous
pouvez le voir.
LE DUC. Le spectacle, sans vous,
s’est arrêté, naturellement. Où étiez-vous, si
ce n’est pas un secret ?
L’INVITÉ. Je
discutais avec le producteur et celui-ci m’a proposé une place. Et
il m’a dit également que nous étions devenus la
risée des spectateurs et que le spectacle devait cesser.
LE COMTE. Tiens, donc ! Eh
bien, séparons-nous.
LE DUC. (À
l’invité.) Mais avant de nous séparer, nous devons
parler avec vous.
LE COMTE. Oui. Prenez place, la
conversation sera des plus sérieuses.
L’INVITÉ.
Qu’est-ce donc, un tribunal de grande bienveillance ?
LE COMTE. Disons-le net, vous
nous gênez sérieusement. Nous avons l’habitude de jouer
ensemble, notre entreprise connaît un certain succès, une
compréhension mutuelle s’est élaborée au fil d’une
centaine de spectacles, nous avons nos trucs de métier, tout est
réglé au millimètre près. Et vous, vous introduisez
une tension et il nous faut en permanence réfléchir et tout
reconsidérer.
LE DUC. Et, disons-le
franchement, vous mettez sens dessus dessous les relations que nous avions
établies.š En souffrions-nous ou
pas, là n’est pas la question. Le principal est que nous
étions habitués et nous ne voulons rien changer.
LE COMTE. Vous êtes une personne
d’ailleurs, un étranger. Vous ne vous habituerez pas parmi nous. Et
si le producteur vous a effectivement embauché, alors je déclare
que je quitterai ce groupe.
LE DUC. Je ne resterai pas ici,
moi non plus
LA COMTESSE. Et quoi, c’en
est fini de notre équipe ? Et le spectacle, alors ? Je ne veux
pas rester sans rôle.
Personne ne
lui répond.
L’INVITÉ. Qui vous
oblige à rester esclaves de vos habitudes ? L’argent, le
devoir, la lâcheté ?
LE DUC. Appelez ça, comme
vous voulez. L’âge avançant, vous comprendrez qu’il ne
nous est pas donné de nous arracher aux griffes puissantes de la vie de
tous les jours.
L’INVITÉ. Et vous,
comtesse, que dites-vous ?
La Comtesse
hausse les épaules. L’Invité la prend par le bras.
šššššš Vous
aussi voulez que je parte ?
La
Comtesse, après hésitation, retire son bras,
s’écarte de l’Invité, sans dire un mot, et
s’assoit près du Duc. Celui-ci lui passe le bras autour des
épaules.
L’INVITÉ. Ma foi, je
demande pardon pour avoir troublé votre paisible univers. Croyez-moi, je
n’avais pas du tout l’intention d’entrer en scène.
LE COMTE. Nous ne croyons pas que
vous soyez apparu par hasard. Et il vaut mieux pour vous que vous
disparaissiez.
L’INVITÉ. Vous
craignez la concurrence ? C’est chose vaine. Je ne suis pas du tout
acteur et je n’ai pas l’intention de l’être.
Tous se
regardent.
LE DUC. Vous n’êtes
pas acteur ? C’est vous-même qui avez dit que le producteur
vous avait embauché !
L’INVITÉ. Oui,
c’est vrai. Je suis ingénieur et j’étais venu pour
une place d’éclairagiste. Et, comme vous le voyez, j’ai
été pris. Mais maintenant, je ne veux pas travailler avec vous,
même pas comme éclairagiste. On ne se sent pas à
l’aise avec vous, vous êtes rongés par la jalousie et
l’envie. Restez et continuez à mijoter dans vos habitudes. Mais
vous gagneriez à tâcher de vivre dans la
légèreté et la joie.
L’Invité
ôte son pourpoint et se dirige vers la sortie, mais il
s’arrête et s’approche de Comtesse.
šššššš Dites-moi,
comment la pièce devait-elle s’achever ?
LA COMTESSE. Par ma mort.
L’INVITÉ. Quelle
horreur ! Mais pourquoi mourir brusquement, vous si jeune ?
LA COMTESSE. Pendant le duel, le
Comte dirige la pointe de son épée vers votre poitrine, mais
c’est moi qui reçois le coup en vous protégeant de mon
corps.
L’INVITÉ. Vous
auriez pu disposer de votre corps de bien plus heureuse façon.
LA COMTESSE. C’est aussi
mon avis. Mais demain est un autre jour. La pièce
s’achèvera mais la vie, elle, poursuivra son cours, n’est-il
pas vrai ?
L’INVITÉ. Et moi,
que deviendrai-je ?
LA COMTESSE. Vous mourrez aussi.
L’INVITÉ. Moi
aussi ? Cela ne me plaît pas.
L’INVITÉ. Vous vous
percerez le cœur d’un poignard, inondant mon corps de larmes.
L’INVITÉ. À
nouveau votre corps. (À voix basse.) J’espère me
pencher sur lui, un jour, l’inondant de larmes de joie. Et ailleurs
qu’ici.
LA COMTESSE. (Sur un ton
d’intimité.) Ne vous ai-je pas dit que la vie
n’était pas finie ?
L’INVITÉ. Vous
consentez à jouer avec moi cette scène ? Il faut bien
achever de quelque façon ce spectacle.
LA COMTESSE. Pourquoi pas ?
L’INVITÉ. Eh
bien ! Messieurs, la comtesse a donné suite à ma
dernière demande. Jouons la fin de la pièce, puis je vous
libèrerai à jamais de ma présence. Comte, je vous prie.
Le Comte et
l’Invité prennent leurs épées et se jettent
l’un sur l’autre. Après un échange de passes
d’armes, L’Invité fait voler l’épée du
comte. Le Comte, furieux pour de bon, ramasse l’épée et
charge à nouveau son adversaire, qui cette fois-ci attend le Comte sans
se défendre. Le Comte veut terrasser son adversaire, mais la Comtesse
interpose son corps. Le Comte transperce la Comtesse, elle tombe et meurt.
L’Invité se penche sur la morte et s’exclame
pathétiquement.
šššššš Ma
chère ! Qu’as-tu ?... Réponds-moi !...
Ô ciel, tu es morte ! Alors, moi aussi je te suis ! (Il se
transperce de son poignard et meurt.)
Si cela
n’avait pas été une comédie, nous aurions
achevé la pièce par la vraie mort de nos héros romantiques
et aurions laissé gésir leurs corps inertes sur le sol dur de la
scène. Mais nous ne faisons qu’illustrer la prose de la vie, et le
spectateur ne s’est déplacé que pour rire. C’est
pourquoi, le héros transpercé tend sa main à la Comtesse
trucidée, la conduit sous les applaudissements et quitte la scène
comme il l’avait promis.
FIN